Le goût de la Chine au XVIIIe siècle Une des provinces du Rococo. La Chine rêvée de François Boucher - Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon, jusqu’au 2 mars 2020

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En faisant dialoguer les œuvres de Boucher avec les objets d’arts qui ont nourri le processus créatif d’un artiste qui fut aussi un grand collectionneur, la superbe exposition du Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon met en lumière la fascination qu’a exercé la Chine sur les élites du deuxième tiers du XVIIIe siècle ainsi que la complexité du processus de métissage culturel qui s’opère alors.

Par Olivier Jandot [1].

Pour fêter le premier anniversaire de sa réouverture, le Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon a choisi de mettre en lumière une dizaine d’années seulement, celles qui s’étendent de 1735 à 1745 environ, dans la production abondante et multiforme d’un artiste particulièrement fécond dont l’œuvre s’étend sur un demi-siècle : le peintre François Boucher (1703-1770), figure majeure de l’art du XVIIIe siècle. Le prétexte à cette exposition trouve son origine dans le fait que le musée conserve depuis deux siècles les dix cartons réalisés en 1742 par Boucher pour la manufacture de tapisseries de Beauvais, lesquelles représentent des scènes chinoises. En interrogeant les sources de ce goût pour une « Chine rêvée » que Boucher ne connaît que par le biais des objets d’arts qui en sont importés et en présentant le fruit de cette hybridation artistique, cette ambitieuse exposition réunit plus de cent trente œuvres européennes et asiatiques prêtées par de nombreux musées et collections particulières. La variété et la qualité des œuvres présentées ainsi que l’originalité du propos ont valu à cette exposition d’être reconnue d’intérêt national par le ministère de la Culture.

Aux sources du goût pour la Chine

L’intérêt des amateurs d’arts pour les objets asiatiques et pour l’Extrême-Orient est antérieur au XVIIIe siècle. Dès la toute fin du XVIIe siècle, la manufacture royale de Beauvais tisse pour le duc du Maine une série de tapisseries prenant pour thème l’Histoire de l’empereur de Chine. Les auteurs des cartons ont pu nourrir leur imagination créatrice des objets importés d’Orient et des récits de voyage en Chine publiés à partir des années 1660, notamment par les ambassadeurs de la compagnie hollandaise des Indes orientales. C’est également l’époque où l’on peut croiser à Versailles des ambassadeurs venus du Siam (1684 et 1686) et des pères jésuites de retour de Chine.

Mais l’intérêt des amateurs d’art pour les objets orientaux connaît un engouement spectaculaire à partir de la Régence. L’ouverture du port de Canton aux navires européens à la fin des années 1690 conjugué au dynamisme commercial des Compagnies des Indes orientales, tant hollandaise que française, conduit à un afflux sur le marché européen d’objets chinois et japonais. L’exposition s’ouvre justement par une évocation de la diversité de ces objets revendus sur le marché parisien par les faïenciers et surtout par les marchands merciers dont certains faisaient régulièrement le voyage en Hollande ou entretenaient à Amsterdam des correspondants commerciaux. Agréablement exposés dans une scénographie qui évoque justement une boutique de luxe (boutique tout aussi « rêvée » que l’est la Chine de Boucher ; on sait en effet que celle de Gersaint, le plus connu des marchands merciers parisiens tenait plus du joyeux capharnaüm que d’un lieu clair et ordonné destiné à mettre en scène les objets proposés à la vente), le visiteur peut ainsi contempler paravents, papiers peints, albums, cabinets portatifs ou boîtes en laque, boules à parfum ou vases de porcelaine, statuettes, théières ou autres objets de curiosité (collier d’ambre, parapluie, cadenas, instrument de musique ou soulier de femme en soie brodée...). Tout comme pouvait l’être l’acheteur du XVIIIe siècle, le visiteur ne peut qu’être séduit par l’harmonie des formes, la beauté des matières et le délicat savoir-faire des artisans et artistes asiatiques. La diversité des objets proposés vise aussi à reconstituer la culture visuelle de Boucher qui fut un des plus grands collectionneurs d’objets asiatiques de son temps. Sa collection, qui fut dispersée en 1771 après sa mort et dont le catalogue réalisé pour l’occasion [2] permet de connaître la richesse et la variété, comprenait plus de sept cent objets de formes, de couleurs et de matériaux très divers.

Anonyme japonais, cabinet, vers 1700, laque, INV. CA1647 - © Musée des beaux-arts de Dijon / François Jay

Un Chinois et sa femme, Chine, dynastie Qing (1644-1911), plâtre, bois métal, poils © Musée des beaux-arts de Rennes, photographie Jean-Manuel Salingue

De Watteau à Boucher : présence de la Chine dans les arts décoratifs

L’évocation de la figure de Gersaint permet aussi de faire le lien entre deux des plus grands artistes du XVIIIe siècle : Jean-Antoine Watteau (1684-1721), peintre de la célèbre Enseigne de Gersaint (1720) et François Boucher, de dix ans son cadet, qui sera l’auteur en 1740 du dessin gravé par le comte de Caylus pour réaliser la carte-adresse publiée par Gersaint en 1740 afin d’assurer la promotion de son commerce d’objets exotiques dans sa boutique du Pont Notre-Dame opportunément renommée « À la Pagode ». Car si l’exposition met l’accent sur Boucher, elle n’oublie pas de souligner le rôle majeur qu’a joué Watteau dans l’affirmation d’un goût pour les motifs chinois dans les arts décoratifs. Vers 1710, celui-ci fut chargé de réaliser une partie du décor du pavillon de chasse de la Muette réaménagé alors par son attributaire, Joseph Fleuriau d’Armenonville, collectionneur de porcelaines, de laques et d’objets asiatiques. Watteau y peignit des personnages chinois : musicien, médecin, jardiniers, eunuques, femmes de toutes conditions dont l’improbable caractère chinois tient au costume exotique, au port de fines moustaches pendantes chez les hommes et à l’usage de quelques objets aux formes typiquement asiatiques (chapeaux chinois, éventails, parapluies). De ce décor aujourd’hui disparu, car démonté dès le XVIIIe siècle, ne subsistent que deux peintures récemment réapparues et surtout une série de trente estampes vendues en 1731. Celles-ci furent réalisées à partir des dessins réalisés alors d’après les originaux par Boucher qui trouva là matière à nourrir sa propre créativité.

Antoine Watteau (1684 - 1721), Viosseu ou Le Musicien chinois, huile sur toile, vers 1710 © Collection pri- vée, New-York, NY, Image courtesy of Sotheby’s

C’est à partir de ce moment que Boucher, répondant aux demandes du marché, oriente une grande partie de sa production artistique vers les chinoiseries. Pendant une dizaine d’années, il devient le maître incontesté du genre qui s’exprime principalement dans les arts décoratifs. Car si aucun tableau de chevalet, la part considérée comme la plus noble de la production d’un artiste, n’est spécifiquement consacré par Boucher à la Chine, son inventivité trouve à s’exprimer dans les commandes qui lui sont faites : cartons de tapisseries, dessus-de-porte et dessins destinés à la gravure. L’exposition permet ainsi de présenter la magnifique série de tapisseries réalisées à partir de 1743 par la manufacture de Beauvais après que son directeur, Jean-Baptiste Oudry, eut passé commande à Boucher d’une série d’esquisses sur différents sujets chinois. Présentées en regard des peintures qui ont servi de base à leur réalisation, les six pièces de cette Tenture chinoise représentent des scènes de chasse, de danse, de pêche, de foire, un repas de l’empereur de Chine ou une scène de toilette dans un jardin. La multiplicité des personnages, la profusion et le chatoiement des couleurs, l’exotisme induit par les costumes, les objets chinois ou la présence des palmiers ravit bien évidemment l’œil du spectateur et conduit au dépaysement. Mais cette Chine représentée est bien une « Chine rêvée » qui est surtout le résultat d’une recréation à partir d’une connaissance parcellaire et à distance d’un pays lointain.

Ateliers de la manufacture de Beauvais d’après François Boucher, Le Repas, XVIIIe s., tapisserie de basse lisse, laine et soie - ©galerie Deroyan, Paris

Dans la même veine, Boucher réalise des dessus-de-porte, notamment d’étonnantes toiles en camaïeu bleu et blanc, présentées à proximité de la commode et de l’encoignure de l’appartement bleu de la comtesse de Mailly au château de Choisy.

François Boucher (1703 - 1770), Le Chinois galant, huile sur toile, en camaïeu bleu, 1742 © The David Collection, Copenhague, B275, photographie Pernille Klemp

Mathieu Criaerd (1689 - 1776), commode de la comtesse de Mailly à Choisy, bâti de chêne, placage de bois fruitier, laque occidentale dite « vernis Martin », bronze argenté, marbre bleu turquin, 1742 © Musée du Louvre, RMN-Grand Palais, photographie Thierry Ollivier

Mais si Boucher contribue bien à faire de la Chine « une des provinces du Rococo », pour reprendre l’expression des frères Goncourt qui sert de titre à l’exposition, c’est surtout parce que les multiples dessins de scènes et de personnages chinois qu’il produit dans le but d’être gravés vont fournir aux artisans d’art des images qu’ils vont transférer telles quelles dans leur domaine de production respectifs. La dernière partie de l’exposition malicieusement intitulée « Copyright Boucher » présente les différentes étapes de ces transferts d’images du dessin initial aux arts décoratifs en passant par l’intermédiaire fondamental de l’estampe qui sert de modèle aux artisans. On découvre ainsi l’extraordinaire vogue des motifs chinois dans des domaines aussi variés que la céramique, le mobilier ou le textile. On retrouve ainsi les mêmes motifs chinois, directement copiés des estampes diffusées par Boucher, sur des vases, des soucoupes, des tasses ou des seaux à rafraîchir en porcelaine de Meissen ou de Vincennes-Sèvres, sur la marqueterie des commodes réalisées par les meilleurs ébénistes, ou sur le décor en fausse laque (technique du vernis Martin) de délicates boîtes de toilette ou de couvercles de tabatières.

Christophe Wolff (1720 - 1795), commode à décor d’après Boucher (Le Feu), marqueterie, bronze, marbre, vers 1775 © MAD Paris

Manufacture royale de porcelaine de Sèvres, Charles Nicolas Dodin,
Paire de pots-pourris à bobèches à décor d’après Boucher (Homme et femme
lisant, Le Thé), porcelaine tendre, 1761 © Musée du Louvre, RMN-Grand 22 Palais, photographie Martine Beck-Coppola

Boucher, l’Europe, la Chine : la complexité du processus de métissage culturel

Boucher est donc un intermédiaire incontournable dans ce processus de transfert culturel entre Europe et Asie. Les trois scènes d’intérieures réunies exceptionnellement pour l’exposition (Le Déjeuner, 1739 ; La toilette, 1742 ; la Femme sur son lit de repos, 1743) témoignent de la diffusion des objets d’art asiatiques dans les intérieurs des élites du premier tiers du XVIIIe siècle. Aux formes de mobilier, aux vêtements ou aux objets typiques du goût français de l’époque se mêlent paravents, vases montés en bronze doré, services à thé en porcelaine, petit mobilier en laque, brûle-parfums ou magots venus de Chine. L’étude minutieuse des trois tableaux judicieusement exposés côte à côte permet de constater la récurrence des mêmes objets d’un tableau à l’autre, vraisemblablement parce qu’ils sont inspirés de ceux possédés par Boucher lui-même.

François Boucher (1703 - 1770), La Toilette, huile sur toile, 1742 - © Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid

Mais son statut de collectionneur lui permet aussi de sélectionner dans sa culture visuelle des motifs chinois et de les réemployer dans ses propres productions artistiques. Mais de quelle Chine s’agit-il au final ? Quand on sait que les artisans chinois produisaient spécialement pour l’exportation vers l’Europe des albums censés présenter des scènes de la vie quotidienne en Chine qui répondaient davantage aux désirs des acheteurs qu’au moindre souci du réalisme, on comprend que le jeu était d’avance biaisé. Quand on y ajoute le fait que l’artiste sélectionne un motif en l’isolant de son contexte et en l’adaptant aux conventions artistiques européennes, c’est une « Chine rêvée » et totalement fantaisiste qui est ainsi recréée. Enfin, même les objets importés de Chine sont souvent retravaillés avant d’être vendus, selon l’usage des marchands merciers. C’est par exemple le cas de la superbe paire de vase en porcelaine céladon garnie par une monture en bronze doré avec des anses à enfants tritons exposée. Elle témoigne tout autant de l’art des céramistes chinois que du savoir-faire des bronziers parisiens.

Paire de vases en porcelaine céladon et monture en bronze doré aux tritons, Chine, Dynastie Qing (1644-1912), époque Qianlong (1736-1795) ; Paris, vers 1770 (monture attribuée à Pierre Gouthière) © The Al Thani Collection, 2019, all rights reserved, photographie Prudence Cuming

Dans les ateliers parisiens du XVIIIe siècle, le savoir-faire des artisans chinois et européens s’entremêle intimement tout comme l’inventivité de Boucher aboutit à intégrer dans les arts décoratifs européens des motifs inspirés d’un Orient en grande partie fantasmé. Dans les deux cas, les productions finales sont bien les témoignages de la complexité des processus de métissage culturel à l’œuvre dans un monde où s’accroissent les échanges entre les différentes parties de la planète.

Pour en savoir plus :

 Pour visiter l’exposition, informations pratiques sur le site du musée :.
 Pour avoir un aperçu de la très belle scénographie de l’exposition, voir le diaporama en ligne sur cette page :.
 Catalogue : Une des provinces du rococo : la Chine rêvée de François Boucher, Paris, In Fine éditions d’art, 2019, 304 p., 29 €

© Olivier Jandot, pour la Rédaction d’Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 5/01/2020.

Notes

[1Professeur au lycée Gambetta-Carnot d’Arras, chargé de cours et chercheur associé à l’Université d’Artois (EA 4027 CREHS)

[2Présenté dans le cadre de cette exposition, on peut en consulter l’exemplaire numérisé sur le site de l’INHA à l’adresse suivante : https://bibliotheque-numerique.inha.fr/idurl/1/18082