Une telle étude s’inscrit dans plusieurs décennies déjà de travaux sur l’histoire des genres et des femmes, le monde anglo-américain ayant inauguré la recherche en ce domaine, suivi plus tard par les historiens français [2]. Les questions sont multiples : les femmes eurent-elles un pouvoir au Moyen Âge et peut-on parler de pouvoir au féminin au Bas Moyen Âge ? Ces questions, Lucie Jardot entend y répondre en étudiant le cas précis des principautés hainuyère et flamande, où des héritières puissantes et ambitieuses comme Marguerite de Constantinople ou Jacqueline de Bavière revendiquèrent leur pouvoir, ainsi que leur droit à hériter et à gouverner, deux notions profondément liées au Moyen Âge. Un tel sujet s’inscrit donc dans le sillage des recherches sur le queenship et sur l’histoire des femmes de pouvoir, mais aussi du pouvoir des femmes, qui exprimèrent leurs revendications politiques et leur autorité à travers leurs sceaux, objets de métal chargés « d’identifier leur détenteur et de le distinguer », d’être « le support de leur personnalité juridique » (p. 25-26), ainsi que le support d’une mémoire lignagère, le pouvoir de ces femmes ne pouvant être distingué de la Maison (et même des Maisons) auxquelles elles appartenaient. En cela, l’étude proposée ici est également une étude sur l’aristocratie et la noblesse médiévale.
Si l’auteure de ce livre n’est certes pas la première à étudier le pouvoir féminin, elle est l’une des premières à l’étudier à travers les sceaux et les actes que produisirent ces femmes. Si l’histoire des femmes et des genres connaît un renouveau certain depuis une vingtaine d’années en histoire médiévale, la sigillographie elle – et plus largement l’étude des représentations iconographiques – en sont restés les parents pauvres, peu d’études mettant en parallèle ces deux champs de recherche [3]. Ce livre entend remettre à l’honneur un domaine d’étude délaissé, qui a largement souffert de son statut de « science auxiliaire », en étudiant pas moins de 62 types de sceaux et 750 empreintes différentes. Lucie Jardot insiste d’ailleurs sur la nécessité de confronter ces sceaux avec les chartes et les actes auxquels ils furent accolés, si l’on ne veut pas les couper de leur contexte historique et de leurs objectifs politiques réels. Ces sceaux et ces empreintes, dont l’auteure répertoria minutieusement la forme, la couleur et tant d’autres éléments essentiels pour comprendre les codes et les normes qui présidaient à leur création, – ce qui nous révèlent bien des choses sur les pratiques de chancellerie, en pleine évolution au Bas Moyen Âge –, furent comparés également avec leurs homologues masculins, soit les sceaux des pères et époux des princesses hainuyères et flamandes. Les sceaux féminins ne sont compréhensibles en effet que si on les étudie à travers les différents groupes dans lesquels s’insérait l’individu féminin au Moyen Âge : la famille, la « Maison » à laquelle appartenait la princesse, mais aussi le lignage de son époux, le genre féminin enfin, par opposition au genre masculin. Ces comparaisons mettent en avant des normes sigillaires qui s’appliquèrent autant aux hommes qu’aux femmes, de même que des normes plus masculines, dont certaines princesses surent user avec intelligence pour renforcer leur position et leur pouvoir politique et parler d’égal à égal avec les hommes de leur entourage. Ce fut le cas entre autres de Marie de Bourgogne, héritière de la Grande Principauté de Bourgogne qui adopta sur son premier Grand Sceau (1477) un type équestre qui était passé de mode pour les femmes depuis le XIIIe siècle et qui n’était plus guère utilisé que par les hommes. Un tel choix en faisait l’égale de son époux, Maximilien de Habsbourg, petit prince autrichien, mais aussi et surtout du roi de France Louis XI, désireux de s’emparer du large héritage de sa filleule ; il lui permettait aussi de s’affirmer comme la digne héritière des ducs de Bourgogne, en reprenant les pratiques de chancellerie et les pratiques sigillaires de ses ancêtres masculins, s’opposant là encore aux ambitions du roi de France. Les princesses hainuyères et flamandes usèrent ainsi des types et des normes sigillaires pour s’inscrire dans un groupe, tout en se réappropriant ces normes, ainsi que les emblèmes de leurs ancêtres féminins et masculins, pour affirmer un message politique propre et s’inscrire dans une lignée qui n’était pas toujours celle de l’époux, mais parfois aussi celle du père (chapitres IV et VI).
L’auteure insiste d’ailleurs sur la nécessité de ne pas distinguer trop frontalement les pratiques gouvernementales masculines et féminines, afin de cesser d’envisager le pouvoir féminin comme une « anomalie », erreur dont ont déjà trop souffert les travaux des chercheurs. Le pouvoir de ces princesses n’était certes pas la solution rêvée pour des lignées qui préféraient trouver, pour assurer leur survie, un héritier masculin, mais leur capacité à hériter et leur insertion dans une lignée assuraient à ces femmes un droit à gouverner qui restait une solution parfaitement concevable et envisageable au Moyen Âge, dans le cas où aucune autre voie n’était possible. C’était en somme, dans un monde patriarcal, une solution de dernier recours, mais une solution tout de même, d’autant plus que les mères pouvaient être amenées à jouer le rôle de médiatrices entre le père décédé et le fils, trop jeune encore pour gouverner, constat qui amène Lucie Jardot à souligner le « caractère temporaire » de ces « règnes féminins » (p. 285). Les princesses de Hainaut et de Flandre ne gouvernèrent pas uniquement donc dans l’ombre de leur époux et sous leur tutelle, l’auteure insistant sur le pouvoir effectif de ces femmes qui, en ce qu’elles surent « manipuler un certain nombre de signes » en inventant des sceaux, des gisants et d’autres outils iconographiques censés les représenter elles et leur pouvoir, ont assurément gouverné. Si les femmes d’ailleurs sont aptes à gouverner au Moyen Âge, c’est parce qu’elles sont avant tout des héritières et les princesses surent mettre en avant ce statut dans leurs sceaux, réemployant des normes sigillaires mais sachant aussi les détourner à leur avantage pour transmettre un message politique précis, comme le fit Marie de Bourgogne en 1477. Pensons aussi à Jacqueline de Bavière qui, pour revendiquer des principautés menacées par son cousin Philippe le Bon, prit soin de faire figurer sur plusieurs de ses sceaux des symboles rappelant la puissance de la lignée dont elle était issue, la famille des Wittelsbach (chapitre VI). Le caractère et la personnalité de ces femmes, ainsi que le contexte politique et dynastique dans lequel elles s’inscrivirent, permettent d’expliquer des comportements sigillaires et diplomatiques originaux, révélateurs de leurs ambitions et de leur pouvoir réel.
Quelles sont les conclusions donc de cet ouvrage ? Sans gâter le plaisir du futur lecteur, retraçons-en les grandes lignes : le passage du sceau en navette (aussi appelé sceau en pied) au sceau armorial est très révélateur selon Lucie Jardot de l’évolution du pouvoir des princesses hainuyères et flamandes, mais aussi de l’évolution de leur statut (statut d’héritière, de femme mariée, de mère ou encore de veuve). Ce passage se fit dans le courant du XIVe siècle, le décor architectural, caractéristique des sceaux en navette, se muant en un support héraldique, un constat valable pour les princesses françaises en général, mais particulièrement parlant dans le cas des princesses flamandes. Pensons notamment à Marguerite de Flandre, épouse de Louis de Male et fille de Philippe V de France : le choix des sceaux armoriaux n’était pas anodin, puisqu’ils permettaient de mettre en avant les terres et héritages des princesses flamandes, à une époque où leurs possessions ne cessèrent d’augmenter – Marguerite de Flandre acquit notamment en 1461 le comté d’Artois et le comté de Bourgogne, ainsi que la seigneurie de Salins –. Les princesses ont ainsi mis en avant, à travers cette nouvelle mode sigillaire, leur statut d’héritières, au détriment de leurs autres statuts. Les sceaux donnaient à voir l’alliance par le mariage entre deux familles, facteur de pacification, en même temps que les terres que l’union permettait de regrouper, ce qui est tout à fait révélateur dans un monde où posséder des terres, c’est être puissant. Pour Lucie Jardot, le passage au sceau armorial traduit ainsi « une essentialisation de la place des femmes considérées […] comme des vecteurs de paix », des femmes qui devaient garantir, en se mariant, la survie d’une lignée, que ce soit sur le plan dynastique ou mémoriel, les sceaux mettant en avant la memoria de la Maison et le rôle essentiel des femmes dans ce domaine.
Lucie Jardot insiste aussi, on l’a vu, sur le fait que le pouvoir féminin ne constituait pas une anomalie au Moyen Âge : désireuse de l’envisager sous un jour plus positif, l’auteure rappelle que ces femmes ont bien été des femmes de pouvoir, leurs sceaux et leurs actes le démontrant, même si ce fut souvent dans un cadre et pour un temps limité. Il ne faut pas en effet se méprendre : si certaines princesses à la personnalité forte surent s’affirmer, profitant d’un contexte politique et dynastique favorable, la plupart des princesses hainuyères et flamandes n’exercent un pouvoir que par procuration de leur époux, profitant comme dans le cas de la Grande Principauté de Bourgogne de l’immensité d’un territoire difficile à administrer pour un seul homme, le duc requérant ainsi l’aide de son épouse pour le seconder (chapitre VI). Au XVe siècle, la position des princesses hainuyères et flamandes sur l’échiquier politique devint plus complexe encore : il semble de moins en moins évident de leur confier le pouvoir, les mœurs politiques ayant changé et entrainant une forte masculinisation du pouvoir, dont témoigne l’élaboration à la même époque de la loi salique. Les sceaux, dans ce contexte particulier, ont pu se révéler une arme précieuse dont Jacqueline de Bavière et Marie de Bourgogne surent user, même si elle ne leur permit pas de remporter la bataille finale. Le caractère de plus en plus « affirmatif » des sceaux féminins laisse d’ailleurs deviner une perte de pouvoir des princesses hainuyères et flamandes. Paradoxalement donc, Jacqueline de Bavière et Marie de Bourgogne sont à la fois le témoignage de l’ambition politique que pouvaient avoir ces femmes, autant que le témoignage de leur faiblesse nouvelle, sur un échiquier politique dont les règles étaient en train de changer.
L’étude présentée ici reste encore à achever selon Lucie Jardot, l’ensemble des objets représentatifs du pouvoir féminin en Hainaut et en Flandre n’ayant pu être étudiés dans ce seul livre. Il resterait encore notamment à analyser les représentations produites par le mécénat artistique et littéraire de ces femmes, des œuvres révélatrices elles aussi de leur pouvoir, symbolique et réel.
Un lien vers le podcast Passion médiévistes
© Anne-Frédérique Provou, pour Historiens & Géographes, tous droits réservés, 05/05/2020