Anthony Guyon, historien, professeur agrégé, a conduit des travaux portant sur les tirailleurs sénégalais de 1919 à 1940, à partir de l’étude des fonds de Moscou au SHD de Vincennes et de celui de centres d’archives dans le sud de la France. Son ouvrage, Les tirailleurs sénégalais, de l’indigène au soldat de 1857 à nos jours, paru aux éditions Perrin, coédité avec le ministère des Armées, nous invite à regarder autrement l’histoire des tirailleurs sénégalais, à les appréhender dans leur individualité tout en les intégrant à une histoire globale, celle des sociétés coloniales. Sa structure originale offre à la fois un récit historique, de la genèse des tirailleurs sénégalais en 1857 à leur disparition au début des années 1960, et présente une diversité des profils des tirailleurs par le choix d’un portrait à la fin de chaque chapitre. Il s’agit pour Anthony Guyon de mettre en lumière la complexité de cette histoire, de déconstruire les préjugés depuis trop longtemps inscrits dans les sociétés occidentales. D’ailleurs, il évoque « la nécessité de saisir le soldat dans toute sa complexité », et ce, afin de proposer au lecteur une histoire « authentique » des tirailleurs sénégalais.
Qui étaient véritablement ces combattants africains ? Comment évolue le regard de l’état- major français sur ces soldats coloniaux ? En quoi leur parcours révèle-t-il une contradiction entre les idéaux républicains et la réalité du système colonial ?
Un ouvrage remarquable qui permet de saisir un siècle d’histoire des tirailleurs sénégalais et ainsi de comprendre la complexité des relations entre la France en tant que puissance coloniale et l’Afrique subsaharienne.
Le livre est composé de sept chapitres chronologiques dont le fil conducteur est la quête du vécu, du quotidien des tirailleurs sénégalais, en alternant microhistoire et histoire globale.
Aux origines des tirailleurs sénégalais
Anthony Guyon introduit son ouvrage en précisant l’intérêt porté aux tirailleurs sénégalais, depuis quelques années, par de nombreux acteurs scientifiques, politiques et culturels. Le dessein de cet ouvrage est d’identifier des parcours, singuliers, exprimant la réalité du vécu de ces soldats sur le temps long. Un récit qui débute au XIXe siècle pour se clore au lendemain des mouvements de décolonisation. Par ailleurs, il souligne la méconnaissance ou plutôt la déformation de la connaissance de ces soldats, dont l’image est réduite à celle de « l’indigène », les renvoyant systématiquement à leur condition de colonisés. À ce titre, l’historien cite l’ouvrage du général Charles Mangin, La Force noire [1], qui présente les tirailleurs sénégalais comme « des hommes primitifs mais de bons soldats ». En effet, nombreux sont les clichés qui perdurent encore aujourd’hui…
Dans un premier chapitre, l’auteur offre une analyse riche de la genèse du corps des tirailleurs sénégalais de 1857 à la fin du XIXe siècle, en mettant l’accent sur leurs principales missions durant cette période. La création de ce corps par décret impérial du 21 juillet 1857 trouve ses origines dans les besoins croissants d’intermédiaires pour des missions d’exploration des terres africaines. Louis Faidherbe, gouverneur du Sénégal en 1854, encourage la mobilisation de soldats coloniaux, pour des motifs économiques mais également stratégiques. Les tirailleurs sénégalais sont recrutés sur la base d’un engagement. Par ailleurs, Anthony Guyon souligne le fait que les effectifs militaires sont originaires de toute l’Afrique Occidentale, engendrant un manque de cohésion au sein des unités. Des bataillons de tirailleurs mal organisés, peu outillés et peu formés aux techniques de combat, contrairement à leurs homologues européens. Ce chapitre qui se termine sur la biographie de Mamadou Racine Sy (1838-1902), premier capitaine des tirailleurs sénégalais dès 1883.
Des combattants au service de la puissance métropolitaine
Il ouvre le second chapitre avec l’affirmation progressive des tirailleurs sénégalais en tant que force combattante de la fin du XIXe siècle à 1913. En effet, l’historien met en lumière les nouvelles formes de recrutement des troupes coloniales à la veille de la Grande Guerre qui se composent d’engagés et de contingents issus de négociations avec les autorités locales. Il se réfère aux écrits du général Mangin qui prône les qualités combattantes des recrues africaines, en différenciant les différentes ethnies d’Afrique Occidentale en termes de « races guerrières » et « races non guerrières ». Ainsi, l’auteur s’appuie sur l’exemple de la campagne du Maroc en 1907 engagée par le général Lyautey pour comprendre le rôle des tirailleurs sénégalais dans les opérations de pacification. Par ailleurs, il évoque la vulnérabilité de ces combattants face aux variations climatiques et aux maladies contractées comme la pneumonie. Il insiste également sur le rôle essentiel joué par leurs épouses, combattantes elles aussi à travers plusieurs tâches comme celles d’approvisionner les tirailleurs en munitions ou de préparer les repas. Aussi, Anthony Guyon peint le portrait de Mademba Sy (1852-1918), frère de Mamadou Racine Sy, qui assure la communication entre les officiers métropolitains et les soldats coloniaux grâce à sa parfaite maîtrise de la langue française.
Le troisième chapitre est axé sur l’implication sans faille des tirailleurs sénégalais dans le premier conflit mondial. Il s’agit d’une véritable rupture puisque ces hommes quittent le continent africain pour gagner l’Europe. La mobilisation des troupes coloniales a pour but de compenser le déficit en hommes en France, ce qui entraîne une forte opposition des autres pays européens, notamment l’Allemagne. L’historien évoque l’engagement des tirailleurs sénégalais dès septembre 1914 sur les fronts du Nord, en 1915 contre les forces de l’Empire Ottoman, en 1916 lors des batailles de la Somme et de Verdun. Les années 1917 et 1918 sont marquées par des batailles décisives sur le front Est qui entrainent la perte de nombreuses unités « noires » en raison d’un manque de formation mais surtout du froid. Par ailleurs, Anthony Guyon met l’accent sur la pratique de l’hivernage qui consiste à retirer les tirailleurs sénégalais, durant la période hivernale d’environ six mois, dans des camps situés dans le Var et en Gironde. Ceux- ci bénéficient d’une formation, restreinte soit-elle, en raison de la prédominance des préjugés raciaux. Aussi, l’historien mentionne le rôle essentiel de Jules Simonin, inspecteur des formations indigènes des troupes coloniales, dans le perfectionnement de la formation dispensée aux tirailleurs. En effet, celui-ci préconise un développement de la mise en pratique, la formation aux armes modernes et un apprentissage de la langue française nécessaire à la compréhension des ordres donnés. Quel bilan humain dresser pour les soldats coloniaux ? L’auteur souligne la remise en question de l’idée de « chair à canon » au vu des archives étudiées, qui lui permettent de faire le constat d’un taux de décès de 20%. Cependant, des zones d’ombre persistent autour de la question du retour des blessés et des estropiés en Afrique. Ce chapitre s’achève sur la biographie de Bakary Diallo (1892-1978) qui s’engage en tant que tirailleur dans la campagne du Maroc de 1911 à 1914, ainsi que dans la Grande Guerre dès 1914.
Dans le quatrième chapitre, l’historien analyse l’engagement des tirailleurs sénégalais, durant l’Entre-Deux-Guerres, dans les combats de l’armée française, et les choix qui s’offrent aux combattants. Retourner en Afrique ou rester en France ? Le retour sur le continent africain est lent et complexe pour des raisons matérielles et législatives. Mais la question qui se pose est celle de la réinsertion dans la vie villageoise. Ces hommes démobilisés, épuisés, blessés pour un grand nombre d’entre eux, gardent-ils des liens avec l’état-major français ? La réponse est négative. Quant au choix de rester en France, Anthony Guyon précise que celui-ci n’est réservé qu’aux tirailleurs mariés à des femmes françaises. En juillet 1919, un décret établit la conscription afin de consolider les rangs de l’armée française. Il impose donc un service militaire de trois ans par tirage au sort. Les modalités de ce recrutement ne sont pas acceptées par les sociétés africaines qui mettent en place des stratégies d’évitement, et organisent la fuite vers les colonies britanniques. Cependant, l’historien démontre que le nombre d’engagés augmente surtout dans l’infanterie. Ceux-ci ont pour mission de gérer les troubles survenus en 1920 en Algérie et en Tunisie. Également, leur rôle est essentiel lors de la guerre du Rif au Maroc engagée par Abd-El-Krim en 1925. Par ailleurs, Anthony Guyon nous livre un récit passionnant et profond de la haine des Allemands envers les tirailleurs sénégalais et les enjeux qui en découlent durant le second conflit mondial. En effet, les Allemands considèrent l’emploi de troupes coloniales comme une trahison envers la « race européenne », dénonçant en 1919 « la honte noire ». L’occupation de l’espace rhénan par celles-ci entraîne une montée de la haine, véhiculée par la presse. En 1923, les soldats coloniaux se retirent du sol allemand. Pour finir, l’historien nous livre le parcours de Lamine Senghor (1889-1927), tirailleur durant la Grande Guerre et fervent militant contre la colonisation.
Des soldats africains dénigrés et sous-estimés
Le cinquième chapitre plonge le lecteur dans le quotidien des tirailleurs sénégalais, en mettant l’accent sur une question fondamentale, celle de la formation, indispensable au bon déroulement des opérations militaires et au maintien de la puissance française au sein de ses colonies. Pour ce faire, Anthony Guyon débute son analyse en expliquant le poids des préjugés envers les tirailleurs sénégalais, préjudiciable à leur formation, en ce début de XXe siècle. En effet, l’Entre- Deux-Guerres est marqué par une image du tirailleur sénégalais caricaturée, réduite à celle d’un « barbare », d’un « sauvage », et d’un « violeur ». Cette peur de l’Autre, atteint son paroxysme du côté allemand qui développe le mythe du sauvage, associé à une arme, le coupe-coupe. Aussi, l’historien se réfère aux travaux de Pascal Blanchard et de Nicolas Bancel [2] qui précisent que la figure de « l’indigène » apparait au cours du premier conflit mondial, symbolisant l’œuvre civilisatrice de la France. La figure Banania qui met en lumière dès 1915 un imaginaire exotique, permet de comprendre le passage du tirailleur « sauvage » à « l’indigène ». La littérature et la photographie sont un vecteur permettant la déconstruction des mythes, afin de rassurer la population française. Force est de constater que les tirailleurs sénégalais participent, malgré eux, à de nombreuses expositions, afin de montrer leur « soumission » à la puissance coloniale. Quel était le quotidien de ces tirailleurs en France, loin de leurs épouses et de leur famille ? Le mal-être de ces soldats est analysé par l’historien, dont les seules réponses pour l’atténuer sont la consommation d’alcool et le recours aux prostituées, pour une minorité d’entre eux. Par ailleurs, Anthony Guyon démontre la médiocrité de la formation des tirailleurs en Afrique, en décalage avec celle proposée en métropole. Mais, il souligne le sérieux et l’acquisition de compétences solides de ces soldats à l’École des sous-officiers, accédant aux grades de sergents et d’adjudants. Le portrait d’Eliassa, sous-lieutenant en 1932 est représentatif du comportement exemplaire de nombreux sénégalais.
« La France libre est africaine »
Le sixième chapitre traite du rôle majeur tenu par les tirailleurs sénégalais dans la libération de la France. En effet, l’historien cite son homologue Eric Jennings [3] qui précise que « la France libre est africaine », point de départ d’une argumentation solide et passionnante. Il différencie deux espaces majeurs, la France et l’Afrique pour démontrer l’implication des soldats africains sur tous les fronts. En France, dès le début de la guerre, la propagande en faveur des tirailleurs se développe à travers la presse comme La Gazette du tirailleur et la bande dessinée. Les tirailleurs sénégalais sont appelés à se battre, conduisant à de nombreuses pertes durant les batailles de 1940. Par ailleurs, la Wehrmacht n’hésite pas à exécuter entre 1500 et 3000 de ces hommes en mai-juin 1940. Anthony Guyon définit le terme de Frontstalag qui correspond aux camps de prisonniers établis par les nazis en France, lieux de captivité de 15000 tirailleurs sénégalais dont Léopold Sédar Senghor. En Afrique, dès 1942, les troupes africaines intensifient leurs efforts, notamment lors des opérations « Torch » en novembre 1942 et « Anvil » en août 1944. Cependant, l’historien rappelle au lecteur que les Alliés n’ont jamais reconnu la valeur militaire des tirailleurs sénégalais. Plusieurs faits le prouvent comme le refus catégorique des Britanniques de leur participation à l’opération « Overlord », ou le début des « blanchiments » des troupes dès l’été 1942, orchestré par l’état-major français.
Ce chapitre s’achève sur le massacre de Thiaroye en décembre 1944, à l’origine de la mort d’au moins 35 tirailleurs, sur les ordres du général Dagnan. Pour Anthony Guyon, plusieurs questions restent sans réponses. Quelles sont les véritables raisons du rassemblement de ces soldats coloniaux ? Quel est le nombre exact de victimes ? Pourquoi le lieu de sépulture de ces victimes est-il ignoré ? Par ailleurs, le portrait d’Addi Bâ (1916-1943), soulignant des activités de résistance à l’ennemi nazi en France, montre l’engagement citoyen sans faille dont fait preuve un soldat colonial.
Hommage aux tirailleurs sénégalais
Le dernier chapitre s’attache à étudier les interventions armées des tirailleurs sénégalais depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la fin de ce corps. Ceux-ci sont, à nouveau, mobilisés pour réprimer des soulèvements ou participer à des guerres. Anthony Guyon les présente comme une « force de répression » puisque les tirailleurs sénégalais sont amenés à intervenir face aux mouvements indépendantistes comme en Syrie, ou en 1947 à Madagascar et au Maroc. Aussi, leur implication au sein de l’infanterie durant la guerre d’Indochine (1946- 1954) est remarquable malgré un niveau de formation insuffisant aux techniques de guérilla propres au Vietminh. Durant la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962), les troupes africaines et françaises sont unifiées et ne forment qu’un seul corps face aux fellaghas. À l’issue de l’accession à l’indépendance des colonies françaises, les soldats africains sont démobilisés et rapatriés, et en 1958 leur corps prend fin. Arrive le temps de la mémoire…L’historien évoque des relations tendues entre les États nouvellement indépendants et leur ancienne métropole. Il s’agit à présent d’honorer les morts et les vivants. Des monuments sont érigés en hommage à la bravoure des tirailleurs sénégalais comme le « Monument aux héros de l’Armée noire » à Reims. En ce qui concerne les vivants, Anthony Guyon met en lumière le combat des descendants et des associations d’anciens combattants pour la décristallisation des pensions qui n’aura lieu qu’en 2007. Ces soldats africains resteront dans les mémoires, et à ce titre, les œuvres artistiques et culturelles y contribuent fortement. Un chapitre qui s’achève sur le portrait de Yoro Diao (1928-), l’un des derniers tirailleurs, qui obtient en 2017 la légion d’honneur.
Il conclut cet ouvrage en rappelant l’enjeu initial de son enquête, montrer la diversité des tirailleurs sénégalais du point de vue social, linguistique, ethnique, religieux et culturel. Il s’agit d’une histoire plurielle, à partir de parcours individuels inclus dans une histoire globale, celle des sociétés coloniales. Néanmoins, Anthony Guyon exprime sa difficulté à trouver un équilibre entre la microhistoire et une histoire militaire globale. Par ailleurs, l’étude des tirailleurs sénégalais ouvre sur de nouveaux questionnements dont nous fait part l’historien, autour du rôle de ceux-ci au sein de la résistance ou durant la guerre d’indépendance algérienne. Il se questionne également sur le rôle joué dans la construction des nouvelles nations africaines et sur l’appropriation des valeurs républicaines françaises. Autant de pistes qui méritent d’être creusées.
Un ouvrage qui constitue un véritable outil de réflexion et de travail pour aborder la nouvelle question d’histoire contemporaine au programme de l’agrégation externe d’histoire : "Les sociétés africaines et le monde : une histoire connectée (1900-1980)".
© Dalila Chalabi pour Historiens & Géographes, 27/10/2022. Tous droits réservés.