RESTER LIBRES
Par Joëlle ALAZARD
Ces derniers mois ne portent pas à l’optimisme. L’assassinat de notre collègue Dominique Bernard à Arras, le 13 octobre, nous rappelle que nous sommes des cibles potentielles pour les terroristes islamistes. La guerre au Proche-Orient attise les polarisations dans les classes comme dans l’espace public. Début novembre, le réseau des « parents vigilants », bras armé de l’extrême-droite zemmourienne, a organisé un colloque sous les ors de la République au Sénat. Dans ce contexte préoccupant où les annonces ministérielles s’empilent et où les journalistes ne cessent de nous questionner sur « l’autocensure » - souvent fantasmée - des enseignants, il faut pourtant réaffirmer nos boussoles humanistes, gagner en solidarité, refuser la brutalité comme la servilité : notre avenir et celui de l’école en dépendent.
Nos larmes, nos mots, nos armes
L’automne a été marqué par le profond chagrin causé par l’assassinat de notre collègue de lettres. Au-delà de la douleur, pointent l’écœurement et la colère : comment accepter que ceux qui patiemment forment et éclairent le citoyen, que ceux qui défendent un idéal d’émancipation par le savoir, en enseignant les lois et les libertés, deviennent des cibles dans notre démocratie ? Les nombreuses interventions médiatiques de l’association ont permis de rappeler notre détermination à poursuivre nos missions ; elles ont aussi visé à garder un peu de hauteur et de nuance dans les médias, à ne pas alimenter les fantasmes susceptibles de justifier des politiques plus réactionnaires que citoyennes. Nous avons aussi abondamment rappelé ce qu’est la laïcité, souvent incomprise et caricaturée. L’école n’a jamais eu vocation à détacher les élèves de leurs convictions religieuses ; il ne s’agit pas de dissocier les élèves d’eux-mêmes. Elle se doit en revanche d’enseigner la vérité, l’usage de la raison, la culture. Aussi persévérerons-nous à affirmer que les contenus des programmes et les supports de cours ne sont pas négociables. Aussi continuerons-nous à incarner tout ce que les islamistes fondamentalistes détestent : l’appel à des sources de différentes natures qui nous permettent de contextualiser la naissance des monothéismes et d’historiciser les textes sacrés, la transmission de l’esprit des Lumières, le refus de l’obscurantisme, le goût pour l’esprit critique et le débat argumenté… Autant d’outils fournissant la possibilité de s’émanciper d’une assignation identitaire, autant d’outils pour construire des citoyens plus informés et plus libres, dans le respect de leur liberté de conscience.
Face au TGV des réformes, un automne dense en rendez-vous
Les mois d’octobre et de novembre ont aussi été ponctués par des rendez-vous liés aux nombreuses réformes initiées par le ministère. À la suite des alertes remontées des différentes régionales de l’APHG sur la question de la formation continue et de la rédaction d’un communiqué par le bureau national dès le 15 septembre, nous avons été reçus par le cabinet de Gabriel Attal. Cette question de la formation continue, dont peu semblent véritablement se préoccuper, est pour nous l’une des plus urgentes du moment : l’alignement sur le premier degré où les heures de formation se déploient totalement en dehors des cours fragilise les enseignants comme les formateurs - de plus en plus professionnalisés depuis l’apparition du CAFFA.
Nous sommes déjà parmi les fonctionnaires bénéficiant le moins de la formation continue (1,6 jour dans le second degré contre 7,4 jours/an pour les autres ministères en 2019-2020). Si le droit à la formation n’est plus respecté, si nous ne pouvons plus profiter des conférences des festivals de Saint-Dié ou de Blois, ou s’il faut segmenter en petites tranches vespérales les plans académiques de formation patiemment construits – sans tenir compte des obligations familiales des uns et des autres, et notamment de celles qui incombent plus souvent aux femmes qu’aux hommes… – comment revaloriser le métier, comment encourager les vocations des étudiants vers l’enseignement, comment soutenir les collègues qui, dans des classes difficiles, ont tout particulièrement besoin de rencontrer des collègues d’autres établissements, de redonner un sens au métier ? Nous sommes donc de nouveau face à des injonctions contradictoires du ministère : nous former, savoir répondre à toutes les questions des élèves, qu’il s’agisse de questions scientifiquement exigeantes ou socialement vives, en lien notamment avec l’actualité… sans qu’on nous en laisse les moyens.
L’audience a aussi été l’occasion d’alerter le ministère sur les risques d’un concours de recrutement placé en L3 : l’APHG a plaidé pour le retour d’un concours placé en M1 avec des questions de programme permettant aux étudiants d’accroitre leurs lectures et de consolider leur niveau. Malgré des échanges intéressants et cordiaux, il semble que le ministère s’achemine bien, au nom du « choc d’attractivité », vers un concours placé en L3. Pour la formation des futurs collègues, espérons dans ce cas que le M1 reste largement disciplinaire et pas immédiatement professionnalisant ; pour nos collègues du supérieur, épuisés par les incessantes réformes du CAPES, souhaitons que cette dernière leur permette au moins de renouer avec un peu de stabilité dans les prochaines années.
Après avoir envoyé une contribution écrite - fondée sur les remontées des ateliers de l’association - pour la mission « Exigence des savoirs », nous avons également été reçus par le Conseil Supérieur des Programmes pour l’Enseignement moral et civique : nous remercions celui-ci pour les riches discussions qui ont pu s’y dérouler et espérons que le doublement des heures d’EMC en collège entraînera la mise en place d’épreuves de brevet incitant les élèves à une réflexion plus stimulante et à une rédaction plus soignée. Mais disons-le bien : si nous attendons des contenus plus solides et ambitieux, nous ne voulons en revanche en aucun cas d’un catéchisme républicain descendant que les classes apprendraient par cœur ; nous tenons à conserver notre liberté pédagogique et nous redisons notre attachement aux particularités didactiques de cet enseignement : préservons ainsi la possibilité de l’initiation à la recherche documentaire, la préparation de débats argumentés, les éventuelles rencontres de témoins ou d’acteurs des institutions, la possibilité de préparer des concours qui renforcent la cohésion du groupe classe ; c’est bien sûr notamment le cas du prix Samuel Paty porté par l’APHG mais aussi de la Flamme de l’Egalité pour la FME.
Une association dynamique et revigorée
Dans ce contexte tumultueux, l’association continue à défendre et à réassurer professionnellement les collègues, tout en devenant un lieu de partage et de retrouvailles ouvert à l’ensemble de la profession, du premier degré à l’enseignement supérieur. Dans le sillage des années précédentes, l’APHG continue à regagner des adhérents : que les 730 collègues et étudiants qui nous ont rejoint cette année soient ici chaleureusement remerciés pour leur adhésion ; nous ferons tout pour être dignes de leur confiance et faire toujours mieux.
Tous les événements que nous orchestrons rencontrent, par ailleurs, de francs succès : qu’il s’agisse des mémorables agoras de l’APHG Nord-Pas-de-Calais organisées autour du thème du patrimoine, des conférences programmées dans le cadre de l’opération « Coup de pouce » pour l’agrégation interne, des conférences du cycle concours, des nombreux cafés virtuels, ou des journées d’étude – celle du 16 novembre, construite en partenariat avec l’Institut d’Histoire Moderne et Contemporaine (IHMC) sur la Révolution française, a réuni plus de 250 collègues et étudiants en Sorbonne -, l’association, portée par des équipes largement renouvelées, poursuit sa métamorphose à un rythme soutenu.
À l’image de la convention signée cet automne avec l’IMA , le nombre de nos partenaires ne cesse de s’élargir, augurant d’événements prometteurs dans les mois et les années à venir. Pour en rester aux prochains rendez-vous, la journée de formation nationale sur « L’état de la démocratie en France », organisée avec nos partenaires de « Parlons démocratie », se tiendra bien le 20 janvier au Sénat (inscription obligatoire : etatdemocratie.france@gmail.com) tandis que la journée « Information et désinformation en temps de guerre », à l’origine conçue avec l’EMA, est devenue, grâce à la DGESCO, journée du PNF le 7 février prochain. Une autre journée de formation nationale se déroulera par ailleurs à Sciences-Po Lille : consacrée au 30e anniversaire du génocide des Tutsi du Rwanda, elle se tiendra le 23 mars prochain à l’initiative de l’APHG Nord-Pas-de-Calais… car nous croyons avec force que seul le savoir, dans toute sa richesse, nous offre cette liberté qui sans cesse nous nourrit !
En vous souhaitant des congés de fin d’année rassérénants et une excellente année 2024,
Paris, le 20 décembre 2023.
Sommaire en ligne du n° 464 de la revue Historiens & Géographes
© Les services de la Rédaction d’Historiens & Géographes - Tous droits réservés. Novembre 2023. Mise en ligne le 26 décembre 2023.