Éditorial : du réarmement au désarmement : l’École, une cause nationale ?

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DU RÉARMEMENT AU DÉSARMEMENT : L’ÉCOLE, UNE CAUSE NATIONALE ?

Par Joëlle ALAZARD


Bienvenue dans un monde schizophrène. Celui où l’on parle de « choc des savoirs », de réarmement cognitif et civique des élèves, de dispositifs innovants, mais où l’on soustrait 692 millions au budget de l’Éducation nationale, et 11 000 postes d’enseignants. Celui où les plus hautes autorités politiques claironnent durant plusieurs mois sur tous les médias le doublement des heures d’enseignement moral et civique sans le budgéter, rendant celui-ci improbable. Celui où le supérieur, chargé de former les futurs enseignants et chercheurs, perd pour sa part 900 millions. Un monde où les investissements qui permettraient de préparer l’avenir et de donner aux enseignants les moyens de leurs missions sont jugés dispendieux. Bienvenue dans notre monde où des stratégies néolibérales court-termistes mènent au sabordage du secteur public, celui où l’écart entre la parole et les actes politiques n’a jamais été aussi flagrant.

Fluctuat deinde mergitur ? [1]

Il y a deux manières d’en finir avec le coûteux paquebot de l’Éducation nationale : annoncer du jour au lendemain son démantèlement en faveur du privé, ce qui causerait un mouvement de protestation massif dans un pays attaché à l’école républicaine… Ou le laisser dériver, en le laissant heurter de multiples écueils, de sorte que ses multiples avaries conduisent ses passagers, inquiets, à le quitter par les canots de sauvetage avant qu’il ne sombre. Cette pensée, il y a quelque temps encore, aurait semblé complotiste. Les réformes cumulées des dernières années rendent cependant l’hypothèse de plus en plus plausible : à celles et ceux qui en douteraient, on recommande de visionner les images tournées par les collègues grévistes de Seine-Saint-Denis dans des établissements souvent insalubres… où l’on peut même voir des rats dans l’un des lycées dionysiens. Comment le département le plus pauvre et le plus jeune de France peut-il aussi être le moins bien doté ? Comment inciter les élèves et leurs enseignants à croire en l’égalité républicaine quand toutes les normes (sanitaires ou de sécurité) sont ainsi foulées aux pieds ? Quand l’exercice du droit de retrait et les grèves se multiplient dans de nombreuses académies, alors que les violences augmentent dans de nombreux établissements, et que des professeurs sont régulièrement pris pour cibles ? Le constat est d’autant plus douloureux que, parallèlement à ces situations d’urgence ignorées, les largesses de l’État pour l’enseignement privé, qui scolarise pourtant des élèves plus favorisés, sont à présent bien connues.

On nous martèle depuis des mois que l’école est un pilier de la République, qu’elle est une grande cause nationale forgeant l’avenir de la nation. Que la cohésion du pays dépend d’elle, de l’engagement de ses enseignants - qui ne sont jamais défendus que par les associations ou les syndicats quand ils sont régulièrement diffamés sur les plateaux des chaines d’information continue ou sur les réseaux sociaux. Quand mettra-t-on enfin sur pied une vraie politique de mixité scolaire obligeant le privé (financé par les fonds publics, répétons-le) à y participer ? La réalité est que nous sommes, depuis des années, sur la brèche, avec des moyens diminués, confrontés - en bien des établissements - à une misère sociale grandissante, mais toujours chargés de missions plus nombreuses ; les enseignants d’histoire-géographie qui ont à répondre aux questions des élèves sur les crises internationales, déjouer les infox qui pullulent sur les réseaux sociaux ou qui doivent très souvent rappeler les enjeux et les principes de la laïcité sont, plus particulièrement, en première ligne. Continuera-t-on de nous cajoler et de nous remercier, de nous promettre du soutien quand l’un des nôtres est assassiné… alors que nous sommes, dans les faits, quasiment abandonnés et livrés à nous-mêmes ?

Sans moyens supplémentaires, sans une politique volontariste de l’État, la situation n’est plus tenable. Nombre de collègues, malgré toute leur bonne volonté et leur attachement à l’école, sont usés et beaucoup quittent la maison dans laquelle ils ont aimé enseigner, rendant le manque de professeurs encore plus saillant… Comment, dans cette configuration où l’on détruit nos métiers, créer un « choc d’attractivité » suscitant de nouvelles vocations enseignantes chez les étudiants ? Même les syndicats des chefs d’établissement, dont on ne peut pas dire qu’ils soient les acteurs les plus revendicatifs du système éducatif, ont sonné l’alarme, le 30 janvier dernier, pendant qu’ils étaient 11 000 à se connecter avec l’ancienne ministre : comment, avec des DHG diminuées, appliquer les réformes annoncées et faire mieux avec les élèves ? Il est absolument délirant que les collectivités territoriales investissent dans des uniformes et que des sommes faramineuses soient déboursées pour le SNU quand les classes françaises demeurent les plus surchargées d’Europe et les établissements ne disposent plus d’un cadre salubre suffisamment propice aux apprentissages.

Le grand chantier des réformes

Tandis que la DGESCO nous consultera le 7 mars sur des programmes d’EMC qui avaient été prévus pour un doublement non budgété de l’horaire d’EMC - sur cet enseignement, on renverra nos lecteurs au texte de synthèse élaboré par le Comité national de l’APHG [2] -, félicitons-nous que la nouvelle ministre, Nicole Belloubet, préfère former des groupes de besoin plutôt que des groupes de niveaux. Plus envisageables car plus économes en moyens, plus efficaces pour les plus fragiles, ces groupes de besoin nous permettraient en outre de conserver des classes hétérogènes dont on sait à quel point elles sont précieuses pour les bons élèves comme pour ceux qui sont en difficulté. Le Premier ministre ayant annoncé son intention « d’emporter avec lui la cause de l’école » à Matignon, espérons que la nouvelle ministre, ancienne rectrice, puisse garder le contrôle de ce dossier.

Reste la question de l’évolution de la formation initiale et continue. Initiées sous le fulgurant ministère de Gabriel Attal, les réformes esquissées à l’automne vont durablement peser sur notre avenir professionnel comme sur celui de l’école. Le Capes sera-t-il rénové dans la panique, à coups de déclarations fracassantes, avant même que les effets de la précédente réforme aient pu être évalués ? Il est vrai que la refonte semble inévitable, tant le master MEEF [3] plonge souvent les étudiants de deuxième année dans de grandes difficultés… Philippe Prudent, excellent secrétaire général et rédacteur en chef de la revue, avait d’ailleurs organisé un débat édifiant avec des responsables de master MEEF dans le numéro de rentrée de la revue [4]. Malgré les problèmes de celui-ci, comment penser qu’une réforme aussi cruciale puisse être menée tambour battant sans large consultation préalable ? Nul besoin d’être Tirésias pour prédire la panique qui résultera d’une énième restructuration imposée dans l’urgence. Comme nous l’avions exposé lors de l’audience qui nous a été accordée au ministère, nous savons qu’un concours placé en troisième année de licence, après deux petites années de formation disciplinaire, fragilisera les futurs enseignants dont les connaissances risquent d’être trop légères pour bien enseigner des programmes aussi lourds qu’exigeants. Aussi continuons-nous à plaider pour le retour d’un concours en M1, après trois années de solide formation disciplinaire en licence.

La situation s’avère d’autant plus inquiétante que la réforme de la formation continue suit son cours, charcutant des plans qui avaient été patiemment élaborés dans toutes les académies par les inspecteurs et formateurs. Comment rester sereins quand on sait l’enjeu que représente la formation continue dans les toutes premières années de métier ? Le ministère a-t-il conscience de l’espace de respiration qu’elle offre, un jour ou deux par an, pour les collègues quotidiennement confrontés à des classes difficiles ? Face à ce qui nous apparaît ni plus ni moins comme un saccage de notre métier, nous espérons que vous serez nombreux à signer la pétition mise en ligne par l’association [5].

En ces mois où certains rêvent de contractualiser la fonction publique ou de nous rémunérer au mérite – et pourquoi pas les deux, pour achever de tarir les vocations ? – ce dossier de la formation continue nous apparaît comme l’un des plus préoccupants. Ayons conscience des menaces de plus en plus clairement exprimées à l’encontre de nos statuts et préparons-nous à de nouvelles batailles pour nos droits et, au-delà, pour l’école (« Il faut avoir le courage d’aller dans le cœur du logiciel, le logiciel statutaire » - Stanislas Guerini, 11 février 2024).

Une association toujours plus dynamique et solidaire

Parallèlement aux rocambolesques péripéties de l’intermède oudéen-castérien dont les multiples rebondissements sont riches d’enseignements (puissante déconnexion de l’élite politique, incapacité à respirer le peuple, séparatisme scolaire assumé…), nous avons vécu des heures aussi fortes qu’importantes lors des formations nationales de l’association. Qu’il s’agisse de la journée d’étude sur « L’état de la démocratie en France » avec nos partenaires de Parlons démocratie - c’était le 20 janvier au Sénat [6] - ou du programme national de formation sur « Information et désinformation » qui s’est finalement tenu au lycée Jean Zay, à Paris, le 7 février [7], les amphithéâtres étaient pleins, les orateurs excellentissimes… et les retours des enseignants particulièrement enthousiastes. Aussi tiens-je à remercier publiquement tous les participants mais aussi les chevilles ouvrières de ces moments qui contribuent au renouveau de l’APHG : Dalila Chalabi et François da Rocha Carneiro qui ont pris mon relai pour finaliser la journée au Palais du Luxembourg, Thibaut Poirot pour la journée pensée en collaboration avec l’EMA, le CLEMI, l’Inspection générale et la DGESCO.

Au-delà des nombreuses journées d’étude organisées par nos régionales, que je félicite pour leurs excellentes initiatives, une prochaine journée de formation nationale sera accueillie à Lille, le 23 mars. Consacrée au génocide des Tutsi du Rwanda perpétré il y a trente ans, portée par Yveline Prouvost et la régionale du Nord, en collaboration avec Sciences Po Lille, elle semble d’ores et déjà susciter un vif intérêt chez les nombreux inscrits, soucieux de transmettre au mieux l’histoire de ce génocide enseigné en classe de Terminale. Il est vrai que les responsabilités de la France qui soutenait le régime hutu en voie de radicalisation accélérée, bien connues depuis la publication de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi [8], nous obligent, de même que toutes les parutions sur ce sujet tragique (on songe ici aux études historiques mais aussi à des témoignages littéraires dont on sait le rôle essentiel dans la transmission de l’histoire et la mémoire du génocide).

Avant de vous laisser à la lecture de la revue et à ses admirables entretiens et dossiers (merci à notre cher Vice-Président mais aussi à Ivan Burel et Samy Bounoua pour ceux-ci), il m’est impossible de ne pas conclure cet éditorial sans mentionner un dispositif qui me tient particulièrement à cœur : il s’agit bien sûr de l’opération « Coup de pouce » mise sur pied pour nos adhérentes et adhérents préparant l’agrégation interne d’histoire-géographie. Né de la volonté de pallier les inégalités de moyens des formations académiques ou de répondre à la demande de candidats isolés qui n’en bénéficiaient pas, « Coup de pouce » a lui aussi rencontré un indéniable succès, avec plus de 300 inscrits. Cela s’explique bien sûr par la qualité des spécialistes invités au fil des séances hebdomadaires, que nous remercions chaleureusement pour leur confiance et le temps qu’ils ont bien voulu nous consacrer. Au-delà, cela tient aussi à la formidable aventure amicale qui soude le comité de pilotage de l’opération, toujours inventif et soucieux de la réussite des candidats : Camille Lambin-Lorvellec, Hélène Lanusse-Cazalé, Laureen Parmentier, Aurélie Tinard, Olivier Erudel et bien sûr Anthony Guyon et Florian Nicolas, embarqués avec moi dans cette aventure dès le printemps 2023. À toutes et à tous, je veux dire le bonheur que j’ai de travailler avec vous mais également le rôle essentiel que vous jouez pour construire une APHG toujours plus solidaire et soudée, à l’image du Bureau national que j’ai l’honneur de présider. Que cette dynamique fédératrice se prolonge de longues années durant, au bénéfice de tous nos collègues qui seront amenés à passer ce concours !

Paris, le 6 mars 2024

Sommaire en ligne du n° 465 de la revue Historiens & Géographes

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