Entretien avec Alain Lamassoure 3ème conférence de l’OHTE

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Les 30 novembre et 1er décembre 2023 s’est tenue au palais de l’Europe à Strasbourg la troisième conférence annuelle de l’OHTE, Observatoire de l’Enseignement de l’Histoire en Europe, crée en 2020 sur une initiative française.
A cette occasion, l’APHG était invitée à participer à une table ronde sur les manuels scolaires avec notre vice-président François Da Rocha Carneiro, mais aussi via le réseau Euroclio dont elle est membre, à une conférence la veille du jour 1 sur l’enseignement de l’histoire de l’Europe.

Nous avons pu nous entretenir avec M. Alain Lamassoure pour faire un bilan de l’OHTE.

Entretien avec Alain Lamassoure, président du comité de direction de l’OHTE, Observatoire de l’Enseignement de l’Histoire en Europe, réalisé par Ann-Laure Liéval [1].

Ann-Laure Liéval : L’Observatoire a désormais trois ans, quel bilan pouvez-vous faire de ses missions ?

Alain Lamassoure : Nous avons rempli notre premier objectif qui était de présenter l’état des lieux, la photographie, de l’enseignement de l’histoire à l’école dans tous les pays membres de l’OHTE. Nous avons d’ailleurs enregistré hier la présence de deux nouveaux membres, qui, pour des raisons différentes, constituent un symbole très fort : l’Ukraine, qui a remplacé la Russie, que nous avons exclue de l’Observatoire en 2022, et la Suisse.
Notre objectif est de faire cette photographie sans faire le moindre commentaire, mais que l’état des lieux soit connu, de façon à ce que le débat qui est nécessaire dans tous nos pays pour améliorer la situation se fasse sur les mêmes bases scientifiquement établies. Et je suis très heureux, parce qu’à cette troisième conférence annuelle dont le sujet principal est « Enseigner l’Histoire, enseigner la paix », et où nous publions notre premier rapport, le débat a déjà commencé.

ALL : L’objet de cette conférence était notamment de présenter le premier rapport général établi à partir du travail du Conseil scientifique et de questionnaires. Quelles conclusions retenez-vous de ce premier rapport ?

AL : Je retiens qu’il y a autant de systèmes d’enseignement que de pays et de programmes. Diversité qui est à la fois très sympathique, mais qui en même temps pose un peu problème, parce que, au fond, la génération de nos enfants n’aura pas reçu la même formation sur le passé dans l’ensemble des pays européens. Chaque pays reste maître du récit de son passé, ce qui est très bien, mais jusqu’à présent sans se coordonner beaucoup, malgré les recommandations nombreuses et excellentes faites par le Conseil de l’Europe.

J’observe aussi qu’il y a des problèmes communs. Une révolution politique d’abord. Nous avons l’obligation d’enseigner à nos enfants, certes dans un cadre national, non seulement l’attachement à la nation, à leur communauté de base, mais aussi l’art de la paix. Je résume cela en disant : autrefois il y avait nous et eux, maintenant nous devons enseigner il y a nous, nous et nous. Nous les Français, les citoyens nationaux, nous les Européens, et puis nous les citoyens du monde, car au 21 ème siècle tous les continents sont liés les uns les autres, et le problème de la paix et de l’abandon de la guerre se pose à l’échelle continentale et le réchauffement climatique doit se régler aussi à l’échelle mondiale. A l’heure où nous parlons a lieu la COP 28 à Dubaï. C’est donc une difficulté commune : équilibrer le sentiment d’appartenance à la nation d’une part, mais aussi montrer que nous avons une identité européenne, mondiale, et que nous savons comment faire la paix en Europe, et nous devons enseigner cet art à la jeune génération et l’exporter autour de nous puisque la guerre frappe à nos portes.

Il y a aussi la révolution technologique avec Internet et la possibilité pour tous les enseignants mais aussi les élèves, les chercheurs d’avoir accès à toutes les sources de documentation. Ce qui d’ailleurs pour les enseignants pose un énorme problème : face à un océan de sources d’informations, comment se repérer là dedans, comment l’utiliser techniquement, et en même temps cela ouvre des possibilités que leurs prédécesseurs n’avaient pas.

Autre point commun, le problème de la formation continue des enseignants : la science historique évolue vite, on a accès à de plus en plus de sources, mais aussi on rencontre, parce que les élèves ont accès à d’autres sources, et parce qu’ils sont conditionnés par des milieux familiaux et sociaux, dans certains lieux avec certains publics sur certains sujets, des difficultés tragiques, dont celles que nous avons connues en France. Et ces difficultés sont communes, peut-être pas à tous les pays, mais à beaucoup de pays, soit à cause de problèmes tels que la Shoah vis-à-vis de publics musulmans, soit à cause de minorités qui ne sont pas toujours bien intégrées, à commencer par les Roms.

Et au-delà de ces points communs, il y a de bonnes pratiques : la méthode pour assurer la multiperspectivité, qui est l’objectif fort du Conseil de l’Europe, d’Euroclio et maintenant de l’OHTE. Il est très intéressant de noter que dans des pays à l’Est de l’Europe, les pays balkaniques, du Caucase ou à Chypre, il y a des expériences différentes qui sont extrêmement intéressantes. Et donc l’échange des bonnes pratiques va pouvoir commencer.

ALL : Quelles sont les perspectives d’élargissement de l’Observatoire et les prochains travaux ?

AL : La faiblesse de notre affaire est que nous ne sommes aujourd’hui que 18 pays. Or il y a 27 pays dans l’UE et 47 au Conseil de l’Europe, 49 sur le continent européen (Biélorussie et Russie ne font plus partie du Conseil aujourd’hui). Donc ce n’est pas tout à fait la masse critique. En outre il y a des parties du continent qui ne sont pas du tout représentées, notamment l’Europe du Nord. Pour des raisons différentes : certains pays n’ont pas adhéré, comme l’Italie, alors qu’ils y étaient très favorables mais ils ont été frappés par la crise budgétaire qui a suivi la pandémie. Or pour assurer l’indépendance de l’Observatoire, qui est adossé au Conseil de l’Europe, il faut l’indépendance financière qui est financée par des contributions des membres.

Pour des raisons de principe, les pays d’Europe du Nord n’ont pas voulu adhérer : les Pays-bas et tous les pays scandinaves où l’histoire n’est plus enseignée comme discipline telle que nous la concevons, avec une chronologie qui permet d’expliquer les événements. Ils enseignent le passé mais à travers des sciences humaines et un certain nombre de sujets parmi lesquels les professeurs peuvent choisir un certain nombre de sujets. Une cinquantaine aux Pays-Bas, une trentaine au Danemark, des sujets très différents sans lien les uns avec les autres, ce qui fait qu’une fois la scolarité terminée, les petits Hollandais, les petits Suédois, les petits islandais, n’ont pas la même connaissance du passé, ça dépend des sujets choisis par les professeurs. Surtout, comment comprendre ce qui se passe aujourd’hui entre l’Ukraine et la Russie, ou entre Israel et les Palestiniens, si on ne connait pas l’histoire du XX ème siècle. Ce sont des pays qui nous ont répondu : « nous n’enseignons pas l’histoire, nous sommes dans une période post- enseignement de l’histoire, donc nous ne voulons pas participer. Ce à quoi je leur réponds : justement si vous estimez que votre approche est meilleure que la nôtre, venez nous faire bénéficier de vos lumières.

La troisième catégorie de pays qui n’a pas adhéré ce sont les pays voisins de la Russie, tant que la Russie était là. L’adhésion de l’Ukraine, le fait que la Moldavie a fait un premier pas avec un statut d’observateur et devrait confirmer son adhésion l’année prochaine, le changement de gouvernement en Pologne, devraient faciliter notre prospection auprès de ces pays là.

Il y a un éléphant qui n’est pas dans la pièce : l’Allemagne. Leur système étant décentralisé grâce au fédéralisme, tout le système éducatif dans la Constitution allemande est prévu pour être une responsabilité des régions, des 16 Länder, et le Bund n’a pas le droit de s’en mêler. Donc il faudrait théoriquement convaincre les 16 ministres de l’Education des Länder. C’est évidemment techniquement difficile. Cela dit, je pense que dans le contexte actuel crée par la guerre d’Ukraine, avec le changement très spectaculaire exprimé par le chancelier Scholz de la vision allemande de la politique étrangère, la prise de conscience que l’Allemagne ne peut plus se désintéresser des événements internationaux, je pense que nous pourrons les convaincre. Ce sera une grande priorité parce que l’absence de l’Allemagne freine certains pays européens.

La suite du travail ? Passer à la seconde phase, la plus intéressante. Il faut maintenant ouvrir les manuels. Nous allons constater que par exemple la Bataille de Kosovo, 15 juin 1389, qui a opposé les armées chrétiennes du price serbe Lazar aux armées du sultan ottoman Mourad, a donné lieu à trois récits assez différents en Serbie, en Albanie et en Turquie. Nous allons essayer de voir comment à partir de ces récits différents on peut arriver à des présentations compatibles les unes avec les autres. Cela va inviter les autorités politiques en charge de l’éducation à se rapprocher, que leurs récits deviennent compatibles, pour consolider la réconciliation.

© Ann-Laure Liéval, pour les services de la rédaction d’Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 04/12/2023

Notes

[1membre du bureau de l’APHG Nord-Pas-de-Calais, de l’atelier Europe/international et du Board d’Euroclio