Par Fanny PASCUAL. [1]
Private Snafu contre les moustiques sur le front arrière de la guerre du Pacifique Private Snafu against mosquitoes behind the front of Pacific War
Depuis le 7 décembre 1941, les États-Unis incorporent leur jeunesse et doivent les former à l’expérience combattante. Pendant cette Seconde Guerre mondiale, l’armée utilise le cinéma, notamment le cartoon, dessin-animé humoristique efficace pour interpeller le spectateur. Ainsi naît la série Snafu diffusée sur les différentes bases militaires américaines. À partir du 28 juin 1943, ce petit personnage caricature le GI niais. Son nom-acronyme, Snafu, ironise sur les disfonctionnements de l’armée : Situation Normal : All Fucked Up (politiquement modifié dès le premier épisode en Fouled Up [2] ).
La série de dessins-animés Snafu sert donc de vidéos formatives auprès des troupes américaines pendant le second conflit mondial. Snafu incarne le GI nais et inconscient ; il montre par l’absurde et l’humour ce qu’il ne faut pas faire en tant que soldat. Parmi les recommandations : ne pas prendre à la légère les risques d’infection liés au moustique. La malaria se révèle une cause importante de décès sur le front Pacifique et fait l’objet de trois épisodes sur les 29 de la série Snafu.
Cet article propose des pistes d’analyse de ces courts-métrages en les confrontant aux réalités d’une base arrière du Pacifique, la Nouvelle-Calédonie. Ces œuvres s’avèrent dès lors des outils particulièrement intéressants non seulement pour comprendre la vision de l’armée américaine sur ce problème sanitaire, les ressorts pédagogiques utilisés mais également les distorsions avec les enjeux actuels. D’un point de vue plus global, ils dépeignent une période historique, et après la contextualisation de l’œuvre, offrent une ressource aux enseignants pour l’apprentissage méthodologique en classe.
Créé par Franck Capra (déjà oscarisé en 1935, 1937 et 1939 comme meilleur réalisateur), Snafu naît officiellement sous contrat de la Warner Bros. On ne s’étonne pas de voir alors Bugs Bunny dans certains épisodes (Gas, 29/5/1944 ou Three Brothers, 4/12/44). Franck Capra a débuté sa carrière comme gagman, pour devenir président de la Screen Director Guild. Il s’enrôle dans l’armée à 44 ans comme Major au sein de l’US Army Signal Corps. En produisant des films de propagande pour l’armée, cet Italien d’origine manifeste son patriotisme pour son pays d’adoption. Il est promu directeur de la First Motion Picture Unit de l’US Army Air Force. Certes, les Storyboards de Snafu sont supervisés par le War department mais en réalité une grande liberté est laissée aux créateurs. Un seul épisode aurait été censuré, Going Home (1944) car il représentait une arme de destruction massive – la future bombe atomique. Parmi les 29 épisodes de quatre minutes de Snafu, produits sur 3 ans, diverses thématiques sont abordées : de la bonne utilisation de la solde du soldat, à la lutte contre le gaspillage alimentaire, en passant par l’utilité de la préparation militaire, des pièges anti-mines, de l’entretien des armes, etc. Certains sujets semblent particulièrement importants pour l’armée puisqu’ils font l’objet de plusieurs épisodes. Citons par exemple, l’obligation de bien faire son travail dans Gripes (5/7/43) et The Goldbrick (13/9/43), ou encore le contrôle des informations dans Spies (9/8/43), Rumors (13/12/43) ou encore Censored (17/7/44). Les problèmes de santé liés au moustique reviennent dans trois épisodes que nous vous présentons ici (Fedunkiw, 2003). 80 ans après leur première diffusion, ces courts-métrages sont toujours des outils pédagogiques préventifs des politiques sanitaires contre le risque « moustique ». Nous proposons ici une première analyse historique contextualisée de ces médiums qui pourrait servir aux enseignants tant en histoire, qu’en éducation civique. Pour confronter la fiction à la réalité et contextualiser ces trois épisodes, nous prendrons ici la base militaire arrière de la Nouvelle-Calédonie installée depuis mars 1942 où ils ont été diffusés. Pourquoi ce choix ? Car les accords de Matignon en 1988 ont abouti à l’adaptation des programmes d’histoire et de géographie en Nouvelle-Calédonie dès le primaire [3]. Les formations tant à l’INSPE de Nouméa qu’à l’université de la Nouvelle-Calédonie se sont multipliées depuis, mais les enseignants venus de la métropole ont souvent du mal à trouver des outils pour appuyer leur cours. Nous espérons que cet article agrémentera la base de documents encore réduite pour les professeurs exerçant sur l’archipel mais également à ceux des autres académies - le risque moustique devenant une problématique nationale avec le réchauffement climatique.
Risques sanitaires autour du moustique
« Malaria most assuredly is health menace N°1 in this war » [4]
Le moustique est un vecteur de pathologies mortelles, que ce soit des parasites notamment la malaria en zone tropicale ou des microfilaires (la filariose), mais aussi des virus (la dengue). Le moustique n’est pas le seul animal qu’il faut contrôler voire éradiquer pour des raisons de santé publique : le rat diffuse la leptospirose, la peste, voire la lèpre via ses puces ; la consommation de poissons porteurs de ciguatera complète le panel en Nouvelle-Calédonie [5]. Ainsi le GI stationné sur les bases militaires de la guerre dans le Pacifique doit mesurer ces risques. Le paludisme dans les trois épisodes de Snafu est à cette époque la menace principale. Découvert en 1880 par Charles Alphonse Laveran, un officier militaire parasitologiste français, des traces de cette infection existent pourtant depuis le IVe siècle avant Jésus-Christ. Il faut attendre 1898 pour que le malarialogiste Giovanni Battista identifie l’espèce moustique Anopheles comme vecteur. Pour cette découverte, le prix Nobel sera néanmoins donné à l’Anglais Ronald Ross, en 1902.
Toutes les îles du Pacifique ne sont pas infestées par ce genre de moustique. Ainsi la Nouvelle-Calédonie ne connaitra aucun Anopheles avant 2017 et est toujours exemptée de malaria, en l’absence du parasite (Pol et al, 2018). Un rapport américain mentionne pourtant en août 1943, deux espèces d’Anopheles vecteurs possibles de paludisme en Nouvelle-Calédonie [6]. Les hypothèses des experts biologistes interrogés sur le sujet, penchent pour des introductions qui n’auraient pas fait souche - si ces rapports sont exacts [7]. L’absence de paludisme a joué un rôle majeur dans l’installation des forces américaines sur l’archipel. Le haut-commandement est particulièrement inquiet de ces épidémies :
« In 1943, for every man evacuated with wounds, we had 128 evacuated sick. The annual malaria rate alone was 84% per annum of the total strength of the army and still higher among the forward troops... A simple calculation showed me that in a matter of months at this rate my army would have melted away. Indeed it was doing so under my eyes » [8] (Beadle et Hoffman, 1993 : 321).
Dans le sud-ouest du Pacifique, le taux atteint 794 malades pour 1000 hommes par an en février 1943 (Hays, 2000 : 49). Face à cette épidémie, le commandement en Nouvelle-Calédonie a dans sa direction médicale, trois services dont un en charge des maladies transmissibles [9]. Un officier traite d’immunologie, d’épidémiologie, du contrôle des rongeurs et des insectes. Cette dernière famille de vecteurs est divisée en Nouvelle-Calédonie entre les mouches et les moustiques. Pour les forces armées, c’est une unité de contrôle spécifique pour la malaria qui est active car, encore maintenant, le seul moyen de lutter contre le paludisme, c’est d’éliminer le moustique. Pour l’armée, chaque individu en tant que potentielle victime est acteur de la politique sanitaire. Afin de responsabiliser les GI, « Modern science has put two powerful weapons in the hands of doctors and nurses in their agelong [sic] warfare against disease in the new discoveries of cinematography and broadcasting » [10] (Allen et Viney, 1927 :107). En effet, les productions audiovisuelles sont diffusées sur les écrans de cinéma des camps militaires. La série Snafu est surtout destinée aux GI imperméables aux conférences scientifiques. « The film has the great advantage of showing cause and effect, often powerfully emphasised, within the space of a pleasantly occupied half-hour » [11] (Allen et Viney, 1927 :110).
Le problème n’est pas que la malaria
Le moustique est présent partout dans le monde à l’exception des zones polaires, il n’est donc pas une tare des milieux tropicaux même si les conditions climatiques sont plus propices à sa prolifération. Or, dans Snafu, l’environnement dessiné suggère fortement les milieux tropicaux insulaires (plage, cocotiers quand ce n’est pas aussi explicite que « Bango Island » dans Censored, 17/7/44, 3’38 ou dans Goldbrick, 13/9/43, 2’33). Ces territoires îliens supposés paradisiaques n’étaient pas un éden exempte de moustiques avant l’homme. Ainsi, les dernières études citent des espèces endémiques de moustiques antérieures à l’arrivée humaine (Cannet et al., 2022). En Nouvelle-Calédonie, par exemple, sur les 21 espèces actuellement référencées, six sont endémiques au territoire. Alphonse Laveran en 1901 est le premier à identifier une espèce présente en Nouvelle-Calédonie ; puis Théobald en 1913 poursuit l’identification pour arriver au travail d’Edwards qui soumet la première liste des espèces officielles au milieu des années 20. Les études et surtout la majorité des mesures sanitaires seront menées après la Seconde Guerre mondiale en réponse à l’intensification des échanges mondiaux avec le Pacifique. Enfin, s’il n’y avait pas de malaria en Nouvelle-Calédonie cela ne signifie pas pour autant absence de risque. Les flux continuels de navires et de soldats sur la base arrière calédonienne reviennent de zones contaminées comme les Nouvelles-Hébrides, les Salomon, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, … (Kuno, 2007). Sans parler de paludisme, d’autres maladies comme la filariose lympathique [12] avait leur porteur, le moustique Cules quinquefocalius qui se développe en milieu urbain et péri-urbain, ou l’Aedes Egypti pour la dengue déclarée depuis la fin du XIXe siècle (Calvez et al., 2016). Le rapport du docteur Perry retrace à ce titre l’historique des maladies transmises par les moustiques en Nouvelle-Calédonie dans les années 50.
« The best way to fight malaria is not by drugs but by fighting mosquitoes » [13]
Le moustique, ce criminel
Le premier court-métrage de Snafu qui traite de la prévention contre les moustiques vecteurs de malaria est diffusé à partir d’avril 1944. Il s’agit du 11e épisode produit un peu moins d’un an après la création de la série. Ce sont, en effet, les batailles dans les Salomon (Guadalcanal août 1942-février 1943), et en Papouasie-Nouvelle-Guinée (dès janvier 1942) qui vont rendre essentielle la prévention anti-moustique. Les contaminations de 1943 démontrent l’ampleur des ravages du paludisme. Ainsi de Private Snafu vs Malaria Mike ressort deux idées phares : la diabolisation du moustique et la mort inévitable sans respect des consignes. Le moustique est présenté comme un dangereux criminel dont on a affiché la mise à prix de sa capture (mort ou vivant). Ce même « WANTED » mais cette fois-ci sous-titré « FOR MURDER » se retrouve également dans le troisième épisode de cette thématique, It’s murder she says. Cette référence aux temps mythiques des pionniers du Far West sert ici d’introduction.
Dans la séquence suivante, Mike le Moustique sans-foi ni-loi détaille le corps de Snafu selon une carte de découpe de bœuf que l’on trouverait en boucherie. À la fin du dessin-animé, cette métaphore du gibier s’achève avec la tête de Snafu accrochée en trophée de chasse, au-dessus de la cheminée de Mike. L’épisode choisit donc le combat singulier soit sous l’angle du duel soit sous celui de la chasse.
Ainsi, les scénarii tentent de responsabiliser chaque soldat par ce face-à-face. Il y a bien d’autres protagonistes qui interviennent mais ils sont très secondaires et servent de témoins. Le premier est un arbre qui, sous l’effet de la piqûre de Mike le moustique, meurt. Le deuxième est l’enfant-moustique de Mike, à la fin du dessin-animé, assis sur ses genoux, devant la cheminée, écoutant les exploits de son père.
Le manichéisme est à son comble lorsque, tel Frankenstein, Mike le moustique se transforme en buvant les germes de la malaria : dents acérées, œil machiavélique, même sa voix prend une tonalité diabolique. Mike, en dehors de cette séquence très courte (24 secondes – 1’56-2’20), est pourtant le personnage (humanisé) auquel le spectateur préfèrera s’identifier : il est intelligent, gagne le duel et finit sa vie chez lui auprès de ses enfants - le rêve des GI expatriés sur les bases du Pacifique ! Cette mise en scène contrebalance l’effet humoristique qui a tendance à minimiser le danger.
Dans les trois épisodes, les symptômes de l’infection sont systématiquement décrits (fièvre et sensation de froid) avec la mort in fine. Connaitre les symptômes fait évidemment partie de l’information nécessaire pour dépister au plus tôt les cas qui pourraient être porteurs de paludisme et le propager. Pour représenter la mort, les scénaristes multiplient les scènes surnaturelles : un arbre personnifié qui, une fois piqué par Mike, souffre et meurt, ou encore l’esprit de Snafu qui nous interpelle d’outre-tombe. C’est certainement le troisième et dernier épisode sur cette thématique qui montre la maladie avec le plus de sérieux (It’s murder she says !) : des lits d’hôpitaux, des statistiques, des scientifiques en ordre de bataille contre ce mal.
En guerre contre le moustique : Target Snafu
Le deuxième épisode de Snafu qui traite des moustiques vecteurs de malaria sort le 23 octobre 1944. Target Snafu est le 19e de la série. L’approche est très différente. Les scénaristes ont choisi de transformer la lutte contre le moustique en véritable guerre. Encore une fois, et à chacun des trois épisodes, l’histoire est davantage présentée au prisme des moustiques. Les scénaristes tentent de convaincre l’auditoire du danger en donnant aux moustiques des intentions malveillantes. Contrairement au duel contre Malaria Mike, ici les moustiques sont des soldats indifférenciés. Il s’agit d’une guerre régulière entre deux armées. Toutes les séquences reprennent des références à l’environnement militaire : les moustiques transformés en avions de chasse, les files d’attentes lors de la conscription, la séparation entre deux amoureux moustiques au moment de l’engagement, la visite médicale via le passage aux rayons X pour voir si chaque volontaire moustique a les germes de la malaria , les gradés moustiques en uniforme, l’inspection des dards - armes, l’entrainement au tir/ au parcours du combattant à travers une moustiquaire, à travers la tapette et le papier tue-mouche, la bonne utilisation des masques à gaz, le centre de reconnaissance où on voit les lits des GI en futures cibles , le signe hitlérien fait par les soldats moustiques, le re-fueling en malaria assimilé à des bombes, la référence au Nose art, et enfin la décoration militaire pour le moustique ayant atteint sa cible. Ici tout doit rappeler le quotidien du GI spectateur et le galvaniser dans cette lutte sanitaire.
Bien évidemment, l’analogie militaire traverse les trois courts-métrages. Ainsi on retrouve l’idée de guerre dans le premier épisode à deux reprises : lorsque Mike vise Snafu en utilisant son dard tel un fusil avec viseur ; mais aussi dans la séquence de fin, où Mike vieux, en ancien combattant, raconte ses exploits à son fils lors de la dernière guerre (4’21-4’30). Dans It’s murder she says, ce sont les équipements militaires chassant Annie la moustique (chars, avions, bulldozers, …) qui nous transposent dans la guerre.
Snafu une œuvre datée
Snafu et les clichés misogynes
Le troisième et dernier épisode de Snafu sur les moustiques et la malaria a été produit le 26 février 1945. Cela peut paraître tardif mais la guerre dans le Pacifique ne se termine que le 2 septembre 1945 et les combats font rage contre les troupes nipponnes en ce début d’année. « It’s murder she says » [14], 22e de la série, change complètement d’approche : c’est le témoignage d’une femelle moustique, Annie Anopheles (du nom du moustique vecteur), à la retraite, désabusée et nostalgique de sa vie avant les mesures sanitaires. C’est donc le seul du triptyque qui rétablit la réalité scientifique puisque la femelle, uniquement, est hématophage, afin de boucler son cycle de reproduction. Court-métrage de son temps, les mouvements wokistes actuels seront alors choqués de la façon dont on présente le protagoniste. Le cartoon, cette fois-ci emprunte une vision très caricaturale de la femme qu’on retrouvait déjà dans les Warner Bros de l’époque (Thys, 2013) [15]. La pin up à la limite de l’allure d’une prostituée, dans une atmosphère de music-hall, qui n’est pas sans rappeler Joséphine Baker ou des starlettes venues sur le front divertir les soldats.
L’épisode débute : Annie, vieille Moll (que nous pouvons traduire par « poule de gangster »), se confie à de jeunes femelles moustiques dans un bar sur les folles années de sa jeunesse. Elle déplore que la situation ait changé : interdite d’accès partout, cette moustique « sanguicoolique » doit désormais boire du jus de betterave (le Canada Dry avant l’heure !). Dans les flashbacks de sa jeunesse, elle est représentée couverte de bijoux avec coupes de champagne, belle et couronnée telle une reine de spectacle. Les affiches de ses représentations sont titrées en mixant les hauts-lieux des combats et un mot mortifère : « Guadalcanal zombie », « Bombay boilermaker », « Salerno sling », « Bizerte bombshell ». Tous les fronts sont représentés (Pacifique, Asie, Europe et Moyen-Orient). On l’y voit buvant joyeusement et cultivant les germes de la malaria. Son succès prend la forme d’une courbe statistique en hausse représentant le nombre de malades infectés. Mais dans la séquence suivante, des portes de saloon se referment derrière elle, alors qu’elle se fait jeter dehors. Ces portes sont la deuxième référence au Far West américain (après le WANTED). Une armée de scientifiques et une campagne média se déchainent contre elle (des articles de journaux aux manuels militaires qui ont réellement été distribués). Comme une alcoolique, elle tape partout pour accéder à sa boisson mais pantalon, moustiquaire, répulsif, gaz aérosol, comblement des marécages, huile sur les étendues d’eau, la forcent à fuir… Les scénaristes vont pousser jusqu’au détail la traque : on entend une meute de chiens sans les voir lors de sa fuite. Devenue paria, elle montre au bar les photos nostalgiques des « old good days » [16] grâce à l’inconscience de Snafu. Au même moment, celui-ci apparaît marchant torse nu. Les rôles sont alors inversés : les femelles moustiques depuis leur fenêtre de bar le sifflent comme le feraient des soldats voyant passer une jolie jeune fille (ou le loup de Tex Avery que l’on voit dans Home Front, 25/11/43 à 2’04). Tout comme dans l’épisode Private Snafu vs Malaria Mike, Snafu est assimilé à une proie et les moustiques aux prédateurs.
La sexualité qui a été associée aux femmes (niant ainsi les relations homosexuelles masculines - Berube A., 2010) est également source d’inquiétude pour l’armée notamment les risques de syphilis et autres maladies sexuellement transmissibles [17]. Cet épisode assume finalement l’assimilation douteuse de la femme au moustique comme vecteur de maladie pour le « pauvre » GI. La sexualisation de cet épisode colle évidemment aux mentalités militaires de l’époque. Outre l’aspect très outrancier et vulgaire de l’unique représentation de la femme dans les trois épisodes, on note que d’autres épisodes ont montré la gente féminine comme un danger pour le soldat (Booby Traps,10/1/1944, 2’50) : en espionne (Spies, 9/8/43), en colporteuse de rumeurs (Going Home, 1944), en manipulatrice (Payday, 25/9/44, 0’54), en tentatrice l’éloignant de ses devoirs (Private Snafu vs Malaria Mike, 3’45) [18], voire associée au diable (Hot Spot, 2/7/45, 0’50)… De fait, y abonde toute la panoplie misogyne longtemps déversée dans la culture dominante et particulièrement prégnante dans les milieux militaires.
On omet bien aisément les femmes engagées [19] : les WAC (Women Army Corps), les Red Cross, les Nurses, entre autres (D’Ann Campbell, 1987). Toutes ces femmes qui, sous les drapeaux, en uniforme, ne sont jamais représentées dans aucun épisode de Snafu. Elles sont pourtant plus de 350 000 à être incorporées et beaucoup plus à avoir voulu s’engager.
Snafu et les clichés racistes
Les scénarios de Snafu font également l’impasse sur les populations locales. Pourtant les services sanitaires militaires ont conscience que le problème doit être traité dans sa globalité, c’est-à-dire TOUS les habitants de la zone, civils compris sans discrimination. D’ailleurs, l’unité de contrôle des moustiques est en liaison/coordination avec les services sanitaires locaux calédoniens [20]. La production de Disney The Winged Scourge (Disney, 1943, version avec les sept nains) évoque cela, tout comme le documentaire Malaria Discipline (First Motion Picture Unit Army Air Forces,1944) mixant très bien image d’archives et dessin animé sur 27 minutes. Concernant Snafu, les locaux apparaissent rarement dans les épisodes. Les îles du Pacifique semblent être des terres vierges à conquérir. Lorsque l’autochtone est montré, la série offre soit une image plus proche de l’Africain que de l’Océanien, soit des Vahinés à la Tex Avery. Dans les trois épisodes étudiés ici, ce rapport raciste se retrouve dans le jeu de mot autour du nom d’inspiration latino-américaine « Amos Quito » inscrit sur l’affiche « WANTED » de Private Snafu vs Malaria Mike. Bien évidemment, les allusions les plus péjoratives attaquent surtout les Japonais dans les autres épisodes de la série (No Buddy Atoll, 8/10/45 ou Operation Snafu, 22/12/45).
Conclusion : Une œuvre éducative ?
Si la série Snafu relève clairement d’une mission formative en 1943-1944, peut-on encore l’utiliser dans les politiques sanitaires actuelles ? En effet, la lutte contre le moustique comme vecteur de maladies mortelles est toujours d’actualité. Or, en Nouvelle-Calédonie, les cas de dengue ont été réduits à deux pour 2022, deux cas importés de surcroît. Le zika et Chikungunya n’ont affecté personne sur l’archipel cette même année. Mais le risque reste là avec la possible introduction de maladies de l’extérieur. Les douanes donnent évidemment des consignes aux voyageurs notamment pour qu’ils signalent tout symptôme. Concernant les populations locales, on note qu’à l’école maternelle les Pétunias à Nouméa, en moyenne section, les enfants ont pu étudier les cycles du moustique et ses dangers (novembre-décembre 2022). Il n’a jamais été question de paludisme mais, la dengue mortelle ou la filariose lymphatique invalidante [21] en Nouvelle-Calédonie, constitue un risque historique [22] pour les populations. Les dernières campagnes de communication de la Direction des Affaires Sanitaires et Sociales du gouvernement de Nouvelle-Calédonie se sont donc concentrées sur les maladies présentes (dengue en priorité, zika et chikungunya) et non directement sur le vecteur comme a pu le faire la production Snafu. Jusqu’en 2018, on voit, sur les affiches (2017 et 2018), les gestes d’éradication des gîtes larvaires dans les habitations. En 2018, on retrouve exactement les mêmes préconisations que celles données dans Snafu dans le même esprit enfantin de dessin. Mais l’année précédente, la communication jouait davantage sur un mode inquiétant et sérieux qui n’est pas sans rappeler l’affiche du film Le Silence des Agneaux. Ainsi on y voit une Océanienne avec un moustique sur la bouche dont le corps est rempli de deux In Voluptas Mors œuvre de Salvador Dali (tête de mort faite à partir de corps de femmes). La référence assimile alors le moustique à un serial Killer, Hannibal Lecter, idée déjà évoquée dans Snafu.
La prévention et les gestes de rigueur dans Snafu sont donc toujours valables aujourd’hui. Enfin pas tous… la conscience écologique a modifié la donne, comme nous le verrons plus loin.
Parmi ces gestes, on y distingue les actions qui sont de la responsabilité de l’individu et celle de l’armée. Certes l’armée américaine devait fournir les vêtements, moustiquaires, aérosols ou lotions anti-moustique pendant cette période de guerre ; mais dans les trois épisodes étudiés, Snafu n’utilise aucun des moyens de prévention ou mal (son pantalon ne couvre pas ses jambes, sa moustiquaire est mal mise et trouée, …).
Pour la malaria, faute de remède, les autorités médicales américaines fournissaient (comme maintenant) un traitement préventif à base de quinine, mepacrine, atabrine, puis chloroquine. En réalité, le principal danger traité dans Snafu, et pas uniquement sur la thématique des moustiques, c’est le laxisme, la paresse des soldats. Là se mesure l’inconscience des hommes selon l’armée, comme décrit dans le final de It’s murder she says. Snafu fait donc appel à ce que l’on appelle le « sens commun » qui se traduit en anglais par « Horse sense ». Cette expression a été à l’origine de Snafu : avant de devenir le personnage éponyme de la série, ce petit soldat apparait dans le cartoon Draft Horse diffusé le 9 mai 1942 (Jones, 3’37- 4’06). Snafu n’est alors que le faire-valoir du cheval qui s’est engagé dans l’armée - situation qui sera inversée un an plus tard. L’expression « sens commun » en anglais faisant littéralement référence au cheval, celui-ci apparait dans trois épisodes de Snafu pour ramener les soldats à plus de discernement dans les situations sur le front ou l’arrière du front (Spies et Fighting Tools).
Le dernier épisode (It’s murder she says) liste les actions de lutte menées par l’armée (que l’on peut assimiler à la puissance publique en tant de paix) : l’assèchement des marais à grands renforts de bulldozer, l’épandage massif de DDT dans les airs et d’huile sur les eaux stagnantes. Même si en Nouvelle-Calédonie, il n’y a pas de malaria, l’armée américaine a opéré de la sorte [23] (marécages comblés dans certains quartiers de Nouméa, le Receiving par exemple). Des directives sont publiées [24] pour empêcher les flux venant de zones contaminées de diffuser la maladie en Nouvelle-Calédonie : les avions sont vaporisés de Pyrethum dès leur arrivée et de fumigènes ; les bagages ne sont pas sortis des engins avant 25 minutes.
Or ces mesures sanitaires décontextualisées questionnent un autre sujet d’actualité : l’écologie.
Malgré le travail du temps, les séquelles de l’enfouissement des déchets ou des rejets en mer opérés par l’armée américaine refont encore surface aujourd’hui. L’opération de dragage du port de Nouméa a été initiée en 2022 pour faire remonter les matériaux dangereux jetés dans la rade par les troupes américaines à leur départ [25]. Rappelons également que si l’armée a agi, elle participa au problème de la prolifération des moustiques et de santé publique. En effet, le moustique de la dengue ou de la malaria se développe en milieu urbain, péri-urbain puisqu’il pond, entre autres, dans les réceptacles fabriqués par l’homme. Entre les carrières de pneus, les camps de tentes, toutes les bouteilles et contenants laissés au sol, pouvant retenir un peu d’eau de pluie, nul doute que le moustique ait pu se reproduire facilement dans les camps militaires de la Guerre du Pacifique.
Les guerres sont évidemment des entreprises ultra-polluantes y compris dans la lutte contre le moustique. Le dernier épisode au moins (It’s murder she says !) montre explicitement la déforestation, la pollution au mazout, au gaz, la destruction d’écosystèmes naturels. Peu importe à cette époque, à la guerre comme à la guerre ! Les effets écologiques n’ont toujours pas été mesurés mais sont réels. Outre la biodiversité des marécages disparue, des fûts d’essence et d’huile sont encore dans les mangroves de la région de la Tontouta, principal aérodrome calédonien pendant la guerre. Là encore, nos actions ont peu évolué en 80 ans : avant le progamme Wolbachia de 2019, les épandages dans Nouméa étaient programmés chaque été. Certes, ce n’est plus du DDT (synthétisé dès 1874) qui a joué un rôle majeur comme insecticide après 1939 (Stapleton, 1998), mais la conscience écologique récente a permis de questionner les conséquences de ces actions. La résistance aux insecticides a également poussé vers de nouveaux moyens de lutte. En 2019, même si nous n’avons toujours pas de vaccin, ni de traitement efficace contre les maladies transmises par le moustique (dengue, zica, malaria, chikungunya), la Nouvelle-Calédonie adopte le programme Wolbachia [26]. Il s’agit d’une bactérie qui empêche le moustique infecté de se reproduire. 80 ans après la guerre, en Nouvelle-Calédonie, le moustique n’est plus notre ennemi, il est même notre allié avec Wolbachia, selon l’affiche. 3500 gîtes larvaires avec la bactérie sont éparpillés à Nouméa à compter du 10 juillet 2019. La communication préconise de protéger ces gites autrefois ciblés, une volte-face qui ne fut pas sans difficulté. Si, depuis Wolbachia, Snafu devient une œuvre datée, en la contextualisant, l’analyse des épisodes fournit de précieuses informations utilisables en classe d’histoire mais aussi d’éducation civique. Particulièrement en Nouvelle-Calédonie, Snafu rentre dans un corpus encore trop maigre de documents et de références pour les enseignements d’histoire et de géographique adaptés à l’histoire de l’archipel en primaire et secondaire [27].
Bibliographie
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- Cannet A., Pocquet N. et Rossi N., 4/10/2022, « les Moustiques en Nouvelle-Calédonie, qu’en savez-vous ? », conférence à l’auditorium de la Province Sud, Nouméa : https://www.google.com/search?q=conf%C3%A9rence+sur+le+moustique+novuelel-cal%C3%A9donie&rlz=1C1CHBD_frNC837NC837&sxsrf=ALiCzsYUOExkRbloEO2E9FMl4G6eMU2ApA%3A1670804862029&ei=fnWWY-S0AZGUjuMPlKeumAk&ved=0ahUKEwjk66iS6fL7AhURimMGHZSTC5MQ4dUDCA8&uact=5&oq=conf%C3%A9rence+sur+le+moustique+novuelel-cal%C3%A9donie&gs_lcp=Cgxnd3Mtd2l6LXNlcnAQAzIHCCEQoAEQCjoKCAAQRxDWBBCwAzoGCAAQFhAeOgoIABAWEB4QDxAKOgUIIRCgAUoECEEYAEoECEYYAFDIAlj6FWDfGGgBcAF4AIABkAKIAa0ekgEGMC4xMC45mAEAoAEByAEEwAEB&sclient=gws-wiz-serp#fpstate=ive&vld=cid:476fd5ff,vid:GcA2LhREVns
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