I- Présentation générale de la notion d’ « urbex »
A- Les trois dimensions de l’urbex
1- La dimension aventurière
C’est devenu une pratique mondiale. C’est déjà une dimension d’aventure. On peut citer Bradley Garett, un des pionnier de l’urbex au Royaume-Uni et aux États-Unis, professeur de géographie, qui montre aussi dans son travail la dimension aventurière, l’adrénaline qui y est liée. De même le Lorrain MonsieurKurtis qui se met en scène dans un côté aventurier bien qu’ayant une dimension intellectuelle
2- La dimension photographique
Il s’agit de l’esthétique des ruines. Marchand et Meffre, deux photographes français au début des années 2000, en sont les précurseurs avec des photographies de Detroit montrant la crise de l’industrie américaine. Ce genre de photographie se développe alors grâce aux réseaux sociaux et grâce à la qualité croissante des téléphones pour prendre des clichés (panorama, HD...). Il y a donc de grandes variations allant d’artistes qui mettent en scène dans l’urbex (avec des mannequins par exemple). Il y a une esthétique des ruines qui engendrent une variété, une sorte de continuité sans fin, comme des photos de nue représentant la vie dans un décor de ruine évoquant la mort. La photo urbex est tellement courante que se développe des manuels dans plusieurs angles.
3- La dimension patrimoniale
Partout dans le monde, on recense le patrimoine abandonné, par goût du patrimoine. MonsieurKurtis a commencé à photographier le patrimoine lorrain en abandon avant d’en donner une dimension aventurière, car deux ou trois dimensions peuvent se rejoindre.
B- L’esthétique des ruines : entre continuité et rupture
1- La continuité
L’exploration des ruines n’est pas nouveau dans l’histoire. On peut citer les travaux de Pétrarque, de Diderot qui les valorise en lieu de méditation sur le monde, ou des romantiques comme Chateaubriand. Par contre, les ruines visitées étaient toujours des ruines anciennes - médiévales ou antiques - pour réfélchir sur le passé. La nouveauté de l’urbex, c’est le travail sur la ruine du temps présent, de notre quotidien. On prend la ruine en liberté.
2- Les ruptures
Les ruptures ne résident pas dans l’apparition des photographies. Dans les années 1970 et 1980, au début de la désindustrialisation, des photographes, historiens ou citoyens prennent des clichés de ces monuments industriels, comme des mines. Ils ont conscience qu’un monde disparaît, comme Didier Vivien dans La vie sous terre (2017) qui photographie la fin des mines dans les année 1990.
Il y a deux ruptures fondamentales.
– La rupture historique. Il y a une accélération de la désindustrialisation dans les années 1990-2000 notamment en Allemagne de l’Est, avec une ruine qui devient vraiment contemporaine et visuelle dans le monde urbain. Il y a même des villes avec des dizaines de ruines. Suite à la chute du communisme, il n’y a d’ailleurs pas que des industries qui sont délaissées, mais aussi des lieux de cultures, de pouvoir...
– La rupture liée à l’émergence des réseaux sociaux. Dès les années 2000, les clichés sont partageables entre communauté d’urbexeurs-photographes telle celle de la page Facebook des ruines de Chemnitz comptant plus de12000 abonnés. Il y a alors la capacité de créer un discours autour des ruines. On peut même parler de la mondialisation de l’urbex, avec l’émergence d’urbexeurs chinois par exemple.
C- La création d’une pratique de l’urbex
Cette pratique tourne autour de trois aspects.
– Les pratiques peuvent être franchement illégalles. Ainsi, l’ancienne imprimerie de Bobigny, avec les trois quarts du bâtiment en abandon, est interdit au public, avec des panneaux de dangerosité. Jusqu’où peut on aller ? Où s’arrête la liberté de circulation ? Cela se croise avec l’hybris de vouloir montrer qu’on est allé dans les lieux les plus dangereux et les plus interdits.
– Elles comportent aussi une dimension de risque, tel devoir passer dans une fenêtre cassée avec des vitres qui peuvent couper...
– Elles comportent enfin une dimension de déambulation particulière. Parfois le site est énorme, sans protocole pour visiter. C’est dans une sorte de liberté absolue d’exploration. Il faut réfléchir sur sa pratique, à sa méthode d’exploration et d’étude, et donc réfléchir sur le rapport d’étude à l’espace.
II - A quoi ça sert l’urbex pour l’historien ? Pourquoi cela interroge les historiens ?
Au début, Nicolas Offenstadt faisait des visites par intérêt personnel. Puis, cela lui a fait poser des questions méthodologiques. En effet, chaque lieu est d’une richesse incroyable, avec des sources considérables et jamais répertoriées, comme des œuvres d’art ou architecturales, des documents écrits... On peut travailler sur l’histoire de l’œuvre d’art, le document en soi, et aussi sur les réflexions sur les raisons de l’abandon ou sur les valeurs que l’on donne à l’objet abandonné. Par exemple, il a retrouvé une salle des pendus dans les mines, où l’on pend en hauteur ses habits pour ne pas les salir. Généralement, ces salles ont disparu et certaines sont dans des musées. Il en existe très peu in situ dans des ruines. De même, on retrouve des emballage dans certaines usines, qui ne connaissent aucun inventaire, ou des restes des affaires apportées dans un hôpital psychiatrique. Il faut toujours se questionner : pourquoi tel objet a-t-il été abandonné ? Doit-on tout archiver ?
Le richesse de l’urbex en est la variété. Beaucoup d’archives sont laissées à l’abandon et généralement jetées car considérées comme sans intérêt. Pourtant, on y trouve par exemple des transcriptions écrites de débats ou des dossiers personnels que l’on peut consulter librement, alors qu’aux archives on pourrait en être limité pour des raisons de droit. De même, parfois les archivistes ont récupéré seulement les objets qui leur semblaient intéressants, généralement les plus anciens. Les éléments récents ne sont que rarement conservés, et c’est intéressant de travailler sur le temps présent et ce le sera d’autant plus pour les historiens futurs. De même, il y a des éléments déconsidérés mais utils pour l’histoire sociale comme des listes d’accident du travail. On peut faire une sorte d’archéologie de surface, sans fouille. Par exemple, en allant dans une maison abandonnée à l’époque de la R.D.A., on peut l’observer figée dans le temps et étudier les objets d’époque.
Il y a tout un savoir profane chez l’urberxeur car n’est pas un historien. Il est juste investit par la cause patrimoniale. C’est une sorte de patrimoine par le bas en prenant des photographies, prévenant les municipalités ou les archives. De même, des amateurs sont parfois les seuls à avoir des photographies de ruines qui ont été vite détruites. C’est le cas de Cane Hill memories : un amateur urbex publie des photos d’urbex sur son site, mais des anciens travailleurs lui envoient des photographies du milieu en activité avec des témoignages. Une fois posté, le site Internet d’urbex devient un site patrimonial.
Conclusion : les enjeux politiques.
L’ubex est riche pour ce qu’on y trouve, pour ses réflexions, pour les apport d’amateurs à l’histoire. Mais l’urbex a aussi des dimensions politiques. Depuis une cinquantaine d’années, il y a de moins en moins de liberté de circulation, car c’est de plus en plus cadré : codes, vidéosurveillance, fermeture des chantiers de construction, policiers... Et les espaces sont de plus en plus cadrés et organisés. L’urbex serait l’inverse d’un centre commercial qui est contrôle et induit le consommateur à parcourir les magasins. L’urbex, c’est la liberté de circulation retrouvée. Même le corps retrouve une liberté dans ces espaces de ruines, comme l’escalade, les questionnements sur la façon de se mouvoir. C’est une forme de transgression et de liberté absolue, avec son choix spatial de la visite, sans compter le côté illégal. Ainsi, l’urbex est politique : quand on fait de l’urbex c’est un axe politique car on va dan un lieu interdit avec une liberté retrouvée dans un monde qui cadre la circulation. Pourquoi ces espaces abandonnés immenses sont fermés et inaccessibles alors qu’ils font partie de l’espace de la ville et de ses habitants ?
QUESTIONS :
– De plus en plus d’utilisation des drones pour des plans d’ensemble invisible au sol.
Dégradation de la source de l’urbex comme les grottes préhistoriques l’ont été ? Dégradation à la fois des objets (que l’on déplace, vole, mette en musée..) et dégradation de l’in situ ? Faut-il muséifier l’urbex ?
Ce sont des lieux vivants. Il n’y a pas que des urbexers. Il y a des S.D.F. qui y vivent, les populations locales comme des repères de jeunes ou qui y jouent, … Il y a une histoire d’un bâtiment depuis son abandon. Les ruines ont après l’abandon plein d’usages. Dès qu’on muséifie l’urbex, ce n’est plus de l’urbex. Il existe des visites touristiques d’urbex, qui ne sont plus de l’urbex comme à Detroit, Berlin… Garder la façade ne suffit pas, il faut garder les espaces et objets internes.
– Aspect street art. Ruine transformé en lieu artistique payant. Cela devient un tiers lieu, de culture. Un prometteur laisse gratuitement un lieu, pour le réhabiliter et faire monter les prix.
Nicolas Offenstadt, maître de conférence à la Sorbonne
Urbex, Exploration urbaine, une pratique à histoires– 14 janvier 2023 – Conférence à Dijon
Damien GILLOT, enseignant et formateur, académie de Dijon, 14/01/2023