Un sens chrétien du silence
Les images médiévales ne nous parlent pas. Elles ne nous parlent plus, du moins, comme elles le faisaient avec leurs observateurs du Moyen Âge. Ce constat abrupt paraît d’autant plus vrai face aux représentations médiévales du silence. Il serait peut-être intéressant, si nous nous risquons comme l’auteur au jeu de la comparaison, de rapprocher ce rapport incomplet à l’image passée avec celui décrit par Chris Marker et Alain Resnais dans Les Statues meurent aussi (1953) : devant les figurations médiévales du silence, ce sont deux mondes qui se font face, parce que notre manière de voir et de comprendre n’est pas médiévale. Les intentions se heurtent et font place à une incompréhension qui comporte le risque de la déformation, voire de l’exotisme. Pour comprendre à nouveau le silence dans l’art, il faut donc partir sur les traces du silence médiéval. La première partie de l’ouvrage de Vincent Debiais est consacrée à la définition de ce silence. Au terme de développements sur la discipline et la ritualité du silence dans la civilisation gréco-romaine, l’auteur aborde la question du silence biblique et chrétien. Au sein du corpus vétérotestamentaire, les épisodes de silence marquent généralement une distance angoissante de Dieu – ainsi le livre d’Ézéchiel – ou bien un temps de pédagogie divine vers la sagesse – comme dans le livre de Job. Ce silence pédagogique se retrouve également dans le Nouveau Testament, lorsque le serviteur attend la parole du maître, mais il se double aussi du silence résigné de la Passion qui n’est brisé qu’au dernier souffle du Christ. Or, malgré la récurrence des silences dans la Bible, seules deux scènes se démarquent particulièrement dans la production artistique du Moyen Âge : le silence primordial de la Genèse et le silence à l’ouverture du septième sceau. Cela ne signifie pas pour autant que le silence est absent de la théologie chrétienne. Les Pères de l’Église lui consacrent quelques réflexions parfois concurrentes, mais tous s’accordent pour dire que le silence – subi ou recherché – est une condition nécessaire d’accès à Dieu, qu’il constitue un à-côté de la parole de vérité et de foi et qu’il peut être caractérisé et apprécié au même titre que la lumière ou le son. Le silence s’avère central pour des théologiens apophatiques comme Clément d’Alexandrie (Stromateis, IIe-IIIe s.) ou Philippe de Harvengt (De silentio, v. 1150) parce que la contemplation de Dieu est pour eux au-delà du langage, là où les paroles sont silence. Augustin d’Hippone, pour sa part, distingue la parole silencieuse de Dieu, chargée de vérité intérieure, de la parole sonore et inconséquente des hommes. Plus encore : Augustin estime qu’en musique le silence n’est pas un « vide » mais un son prononcé silencieusement, une pause mesurable, dotée de qualités esthétiques. Conçu comme un « plein », le silence connaît une telle portée au Moyen Âge qu’il est pourvu d’une note au cours de la théorisation de la musique au XIIIe siècle. Après Augustin, le silence devient qualifiable et représentable. Le Moyen Âge s’en saisit.
Le silence dans tous ses états
Vincent Debiais propose une typologie du silence dans les arts médiévaux. Il distingue tour à tour le silence comme transparence, le silence-lieu, le silence-geste et le silence-corps qu’il présente au lecteur en quatre parties richement illustrées. Il observe d’abord les représentations de l’ouverture du septième sceau dans l’Apocalypse de Jean en examinant les enluminures et leur dispositif en regard du texte (« Quand il ouvrit le septième sceau, il y eut dans le ciel un silence d’environ une demi-heure » – Ap 8,1). L’historien s’attarde sur l’Apocalypse de Beatus de Liébana puisque le moine Beatus a insisté dans sa glose sur le fait que le silence devient visible dans la révélation johannique, mais il complète son analyse avec d’autres manuscrits. Il mentionne le cas du ms. Vitrina 14-2, f. 162 (Madrid, Biblioteca Nacional), où la monumentalisation épigraphique du mot silentium, tracé avec des modules larges, rempli d’or et en écriture d’apparat, semble donner une consistance physique au silence et crever le parchemin en faisant « émerger du fond de la peau un cri assourdissant » (p.67). Ce cri de silence n’est pas sans rappeler à V. Debiais un autre cri, celui peint par Edvard Munch en 1893, qui est resté la figuration la plus célèbre du cri silencieux. L’auteur trouve dans d’autres manuscrits un souci de rendre perceptible le silence par l’ornement, restituant ainsi la brutalité du verset biblique en produisant l’effet du silence dans la lecture.
Au chapitre suivant, Vincent Debiais s’attache à mieux comprendre le silence monastique. Il rappelle brillamment que la conception médiévale du désert n’est pas celle d’un espace silencieux, mais d’un espace isolé et hostile ; ce qui est silencieux, en revanche, c’est le pendant métaphorique du désert : le monastère. Jusqu’au XIIe siècle, sous l’influence de l’interprétation clunisienne de la règle bénédictine, le silence monastique remplit trois fonctions : la lutte contre les péchés de la langue, la concentration dans la louange de Dieu et la mise en accord de la vie du moine avec celle de l’ange (disciplina coelestis) qui, en face à face avec Dieu, n’a plus besoin de parler pour connaître et louer. Le silence clunisien est alors renoncement au monde et, par imitation, présence terrestre d’une réalité céleste. Quant au silence cartusien, qui n’est pas une simple retenue de la parole mais une abstinence absolue, il est moins un silence angélique qu’un silence de quiétude nécessaire rendant le cœur disponible à la contemplation de Dieu. Vincent Debiais remarque, à juste titre, que le silence monastique est un processus : il est pour le moine un moyen d’accéder à un état de l’âme. Le bâti du monastère se doit alors d’être une « traduction architectonique d’un état du monde » (p.117). Le cloître comme lieu de silence absolu, hors du cadre cartusien, est une construction théologique qui n’a jamais existé dans les faits. Il est l’image du Paradis, coin de terre ouvert au ciel, alliant le minéral, le végétal et la lumière, exigeant le silence. Les feuilles d’acanthe des chapiteaux du cloître sont d’ailleurs moins des motifs ornementaux qu’une végétalisation de la pierre rappelant le Paradis. Le cloître apparaît donc, en tant qu’image du silence céleste, comme un absolu du silence servant de toile de fond au silence relatif de la vie monastique. L’auteur propose ici un parcours de quelques abbayes, notamment Notre-Dame de Sénanque et Saint-Pierre de Moissac. Il en conclut qu’au monastère, il n’existe pas de représentation en soi du silence, mais une mise en ordre des lieux et des décors qui imposent le silence.
Les deux dernières parties de l’ouvrage sont consacrées au silence liturgique et à la corporalité du silence. Partant d’œuvres d’artistes contemporains comme John Cage ou Yves Klein, Vincent Debiais insiste sur le fait que les images montrent moins la normativité du silence que sa portée spirituelle. D’où l’importance du silence dans le temple et le service divin : nombreuses sont les représentations du silence imposé par la domus Domini qui utilisent essentiellement l’image de l’index ou de la main couvrant les lèvres, aussi bien sous la forme de mosaïques – comme au baptistère de la basilique Saint-Marc de Venise – que dans les enluminures. La représentation de Zacharie privé de parole par l’ange, qui est plus une privation de la nature prophétique de la parole qu’un silence sensoriel selon l’auteur, ouvre une réflexion sur le silence rituel. La liturgie romaine d’aujourd’hui laisse moins de place au silence qu’au Moyen Âge, où il était une condition nécessaire à la célébration efficace de l’eucharistie. Le silence liturgique donne lieu à de multiples représentations : les apôtres faisant silence pour louer Dieu dans leur cœur en sont une manifestation aussi frappante que la représentation du roi David silencieux face au diable. Silence de protection de soi vis-à-vis du péché, silence de respect et d’humilité, silence de prière et de disponibilité à Dieu, ce silence du rite se superpose aux signes sonores de la messe comme les paroles du prêtre et les tintements des cloches. Il est une performance singulière et quiète de la voix placée au centre de l’expérience spirituelle médiévale. Ce silence contraint de la liturgie devient par ailleurs silence de plénitude au moment de communier : « la bouche, organe de la voix, est remplie de l’image du Christ, empêchée de parler par la réalité matérielle du mystère » (pp.204-205). Après ce rapprochement du silence du cœur et du silence des lèvres, Vincent Debiais poursuit la combinaison des sens en liant le silence à la vue. Les récits de vision béatifique de Dieu (visio Dei), genre littéraire florissant dès le XIIIe siècle, mettent en avant une expérience éminemment visuelle indissociable d’un silence complet du corps. Nombreuses sont les enluminures et sculptures qui donnent à voir la stupor admirationis ressentie lors de la théophanie, particulièrement lors de l’Apocalypse. C’est ainsi que l’Apocalypse Getty (Los Angeles, Getty Museum, ms. Ludwig III 1) montre Jean contemplant le silence : c’est, pour V. Debiais, un « basculement sensoriel » et une « mise en voir du silence » (p.221). Ces représentations remarquables finissent par amener l’auteur à un développement sur l’angéologie médiévale. L’ange était en effet supposé savoir ce qui n’est pas dit et évaluer la qualité du silence, de même qu’il était tout à la fois doté d’une voix compréhensible en s’adressant aux hommes et inaudible face à Dieu. Il est la présence de la louange, parole silencieuse et silence de lumière. Jusqu’à l’extrême fin du Moyen Âge, jusque dans les fresques florentines de Fra Angelico, les paroles et les silences emplis de l’Esprit-Saint sont représentés par la lumière – là où le noir et le mauve qui envahissent la toile ou le mur sont silence de mort.
Face à l’image
Au terme de notre promenade silencieuse, que retenir ? Comment comprendre le silence sans le forcer à parler ? Pour Vincent Debiais, l’étude du silence médiéval échappe à toute approche iconographique car il ne peut se plier à une traduction signe-à-terme. Les silences de l’art sont trop variés et leurs artistes trop différents. Le silence médiéval, qui n’est en aucun cas absence de bruit, est toujours une évocation, une présence contenue dans l’image qu’il faut sans cesse traquer – sans la provoquer. Ce silence de l’art médiéval, chrétien et religieux, qui ne prend pas en compte les silences qui peuplent les sources littéraires et judiciaires, est finalement à lui seul un discours qu’il appartient à l’observateur d’aujourd’hui de retrouver. Le livre généreux et éclairant de Vincent Debiais nous donne les clés pour le faire. S’il s’adresse pour l’essentiel à un public averti et ne pourra guère convenir à un lectorat trop jeune, il ravira à coup sûr les enseignants et les étudiants qui sauront en tirer une culture plus solide et, sans doute, un regard plus acéré.
© Les services de la Rédaction d’Historiens & Géographes, 22/01/2020. Tous droits réservés.