L’histoire qui pèse sur les épaules de nos élèves

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Comme à chaque évènement qui réveille le drame du monde, nos consciences professionnelles s’agitent et sans doute s’agitent trop face au trouble de l’histoire. Les attaques du Hamas contre Israël commencées au matin du 7 octobre 2023 ne font pas exception. Il y a inévitablement une part de sensible, nos histoires personnelles, notre histoire collective, qui se réveille avec la crise que les médias appellent parfois avec hésitation « la deuxième guerre de Kippour ». Il y a forcément cette acceptation de nos propres limites, tant en matière de connaissances que de capacités à tout comprendre, tout analyser, tout restituer. Qui n’accepte pas ses manques est condamné à se tromper.

Dans les lignes qui vont suivre, il ne peut y avoir qu’un appel à la modestie, à l’approche prudente, à l’absence de système. Aucun dispositif pédagogique n’est infaillible ou immanquablement efficace. Tous, nous ne réagissons pas de la même manière. Ce constat banal vaut aussi pour les élèves. La première erreur serait d’imposer un temps à une classe, qui n’exprime pas un besoin d’explication ou d’intérêt au fur et à mesure du questionnement. La deuxième erreur serait de vouloir tout questionner et de partir d’une avalanche de questions sans ordre. L’explication, face à une crise qu’elle soit de nature terroriste ou militaire, doit impérativement précéder les questions. Tout professeur peut se retrouver dans une impasse, face à un flot de questions d’élèves observateurs d’images, d’informations, de discours suscitant des représentations fautives. Ne pas se mettre en difficulté nécessite de partir d’une base commune.

L’étrangeté des évènements pour les professeurs vient de deux paradoxes. Les conflits israélo-arabes et le conflit israélo-palestinien sont au cœur de certains programmes scolaires. Ils l’étaient déjà en Terminale dans les anciens programmes. Les ressources en la matière abondent. Bien des professeurs d’HGGSP sont en train d’évoquer en ce moment même les accords d’Oslo avec les élèves. L’abondance de ressources ne signifie pas la certitude.
Le deuxième paradoxe est que le conflit israélo-palestinien accompagne la vie de beaucoup de professeurs depuis leur âge d’élève. Il avait acquis une fausse banalité dans l’horreur, un cycle trompeur de continuités dans les crises. Évènement dans une histoire enseignée, évènement dans une histoire connue et vécue, deux paradoxes qui ne forment pas pour autant une connaissance précise.

Trois outils bibliographiques et des ressources en ligne semblent pertinents pour qui voudrait construire une séquence et reprendre des aspects importants, au-delà des analyses sur les plateformes habituelles (Lumni sur l’histoire du Moyen-Orient, France 24, Le Dessous des Cartes) :
https://enseignants.lumni.fr/parcours/1182/l-etat-d-israel-depuis-1967-l-echec-de-la-paix.html
https://www.lumni.fr/dossier/israel-palestine-histoire-d-un-conflit
https://www.france24.com/fr/tag/conflit-isra%C3%A9lo-palestinien/

  Anne-Laure Dupont, Catherine Mayeur-Jaouen, Chantal Verdeil et leur très complète Histoire du Moyen-Orient chez Armand Colin (2ème édition mise en jour à 2023). L’index permettra d’aller rapidement aux passages sur le Hamas.
  Charles Thépaut, Le monde arabe en morceaux, Armand Colin, 2020 sur les développements récents du plan de paix, le Hamas (p. 115-117) les questions de financement international (p. 238-246). A noter également une très complète chronologie sur « cent ans de confit israélo-palestinien » p. 276-277). Disponible sur Cairn.
  Les Atlas autrement (Atlas historique du Moyen-Orient, de Florian Louis, 2020 ; Atlas du Moyen-Orient de Pierre Blanc, Jean-Paul Chagnollaud, 3ème édition 2023) ainsi que l’Atlas historique mondial de Christian Grataloup constituent de bonnes bases cartographiques.

Disserter en citant De Gaulle sur « l’Orient compliqué » ne suffit pas à répondre aux questions ou à faire un cours. Il faut comme à chaque fois rattacher le conflit à du connu, peut-être pour le rendre envisageable à défaut de l’expliquer intégralement dans ses causes.

Expliquer l’échec de la paix dans les années 1990-2000 revient aussi à faire comprendre que l’histoire n’a pas toujours à être malheureuse, qu’elle est construite d’espoirs et d’échecs, qu’elle n’est pas seulement marquée par la fatalité ou l’irrémédiable.

On se rappellera enfin qu’il n’y a aucune évidence chez des élèves, y compris les plus âgés, en matière de contexte religieux, dont il ne s’agit pas ici de faire un moteur unique ou une explication causale. Rappeler ce qu’est le judaïsme et son inscription historique dans la région, le lien entre Jérusalem et l’Islam (la mosquée al-Aqsa qui sert de nom à l’opération du Hamas) ne semble pas accessoire. Au collège, partir d’une carte la plus simplifiée, pour montrer Israël dans son contexte au Proche-Orient et ses voisins immédiats (la distinction entre Gaza et la Cisjordanie, les deux contextes géographiques différents) apparaît un préalable. Seulement si ces acquis sont clairs, un focus pourra être éventuellement fait sur l’implication d’acteurs régionaux dans le conflit israélo-palestinien, le Hezbollah au Liban et l’Iran.

Il conviendra avant toute question d’élèves de bien cerner leur compréhension des acteurs. Des élèves de lycées en Terminale peuvent saisir la complexité des acteurs palestiniens. Encore faut-il s’assurer qu’ils distinguent bien Autorité palestinienne, Organisation de libération de la Palestine (OLP) et Hamas.
Le Hamas (« ferveur » en arabe) est un mouvement islamiste issu de la contestation de l’OLP lors de son abandon très progressif du terrorisme, après le discours d’Arafat à l’Assemblée générale des Nations unies en 1988. La charte du Hamas, également rédigée en 1988, s’inspire directement de la mouvance des Frères musulmans (disponible en version traduite sur le site du Sénat : https://www.senat.fr/rap/r08-630/r08-630-annexe2.pdf).
Le Hamas revendique toute la Palestine comme terre islamique (article 11) et appelle à la destruction d’Israël, en faisant du djihad une obligation (article 15). Une évidence paraît nécessaire à rappeler : le Hamas est classé par l’Union européenne comme organisation terroriste. A ce titre, les réjouissances appuyées ou les propos acclamant le massacre de civils sur des plateformes publiques peuvent constituer une apologie du terrorisme, condamnée par la loi. C’est une réalité et un enjeu d’enseignement civique qui valent pour tous les drames ayant accompagné notre métier depuis tant d’années, jusqu’aux plus récents.
On ne peut faire ce rappel, sans souligner que la responsabilité des adultes est de ne pas tomber dans l’excès, au risque de tomber sous le coup de la loi. Pas plus qu’il n’est légitime d’utiliser son autorité intellectuelle d’historien ou de professeur pour justifier des comparaisons historiques vaseuses sur la Résistance en France occupée et l’action du Hamas.

Nos élèves ont le droit de penser. Nos élèves ont le droit d’être sensibles à des causes. Mais ils ont droit de penser, sans qu’on les livre à des obsessions qui ne sont pas les leurs. Il n’y a aucun interdit à évoquer les drames du conflit israélo-palestinien, dans toute leur complexité, les massacres et la violence. Mais le rôle du professeur n’est pas de rentrer dans une comptabilité macabre, un « body count » lancinant pour appuyer une recherche d’excuse pour la violence d’où qu’elle vienne. Il n’est pas là pour légitimer les absences d’émotions ou les égarements moraux. Il n’est pas là non plus pour servir de justification.
La résurgence de déplacements forcés, de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre, de nettoyages ethniques à l’échelle du monde au XXIe siècle rendent impérieux pour chaque professeur une ligne rouge indépassable : l’attachement obstiné au respect du droit international dans les analyses que nous exposons, quel que soit notre sensibilité. Si les professeurs renoncent à ces règles - conçues comme une sauvegarde face au pire du XXème siècle - pour expliquer le monde dans sa brutalité et ce qu’elle a d’inacceptable, alors qui défendra encore ces principes ?

Se rattacher à du connu, là encore. Les élèves ont la connaissance et parfois le souvenir dans leur histoire contemporaine d’une attaque armée et violente contre des civils. Comme d’autres phénomènes appris ou connus des élèves, l’attaque du Hamas joue sur l’effet de sidération et entend créer une réaction, pour alimenter une dynamique de conflit. Sans répondre totalement au « pourquoi » du conflit, le « pourquoi » de l’attaque et son double-effet de saturation / sidération / paralysie sont compréhensibles pour les élèves les plus âgés. On renverra ici, malgré leurs limites et certains aspects critiquables, aux analyses de John Lynn dans son ouvrage Une autre guerre : histoire et nature du terrorisme (Passés composés, 2021, notamment p. 435-437 sur l’usage de la peur et de la sidération et p. 281-301 sur le Hamas étudié avec le Hezbollah au Liban).

La tâche des professeurs d’histoire est à la fois grande et simple. Elle consiste, pour reprendre une lumineuse intuition de Lucien Febvre (article « Vers une autre histoire », disponible dans Combats pour l’histoire, sur le site de l’UCAQ http://classiques.uqac.ca/classiques/febvre_lucien/Combats_pour_lhistoire/febvre_combats_pour_histoire.pdf), à empêcher l’histoire de trop peser sur les épaules des hommes. Nos élèves aussi méritent de ne pas avoir ce poids sur les épaules, ce poids constitué de flots d’images, de messages partagés et de vidéos échangées qu’ils reçoivent sans cesse.

Personne parmi nous n’aura le pouvoir de résoudre le conflit israélo-palestinien par la seule force de son esprit. Mais faire en sorte que l’explication soit plus forte que l’image, que la compréhension soit plus forte que le simplisme d’une vidéo ou d’un Snap, nous pouvons essayer.

© Thibaut Poirot, pour la rédaction d’Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 09/10/2023