Bonjour Amar, pouvez-vous vous présenter, revenir sur votre formation et objets de recherche ?
Après avoir décroché mon doctorat en histoire en avril 2010 à l’Université Denis Diderot (Paris 7), j’ai intégré le Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle, CRASC, Oran, en tant que chercheur à la Division Socio-anthropologie de l’histoire et de la mémoire (HistMém). J’occupe, actuellement, la fonction de directeur de la Division HistMém et celle de directeur-adjoint du comité de rédaction d’Insaniyat, la revue du CRASC. Je suis également membre du comité de rédaction de l’ARB (Africa Review of Books/Revue Africaine des Livres), revue éditée en collaboration avec le Conseil pour le développement en sciences sociales en Afrique, CODERSIA à Dakar. Je suis membre de la Commission nationale d’agrément et d’homologation des manuels scolaires (Ministère de l’Éducation Nationale). Je fais aussi partie du Forum de Solidarité Euro-Méditerranéenne, de Lyon (FORSEM), association constituée de militants associatifs et universitaires, notamment des historiens. J’ai été, pendant deux années, directeur-adjoint chargé de la recherche scientifique au CRASC et membre de son conseil scientifique. J’ai enseigné de 2013 à 2016 l’historiographie en master 1 et 2 de l’Université Ahmed Ben Bella d’Oran et l’histoire de l’Algérie (1830-1962) aux officiers militaires de l’École supérieure de l’air de Tafraoui, Oran.
Actuellement, quelle est votre institution de rattachement ?
Le Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle, CRASC, Oran.
Quelle est sa spécificité ?
Le CRASC est une institution nationale de recherche, créée en 1992. Elle relève du Ministère de l’enseignement et de la recherche scientifiques. Le CRASC est connu pour son attachement et combat pour la promotion d’une recherche scientifique académique, ses nombreuses publications (en particulier, sa revue Insaniyat) et son ouverture à l’international. Les missions du CRASC s’articulent autour de cinq volets : développer la recherche fondamentale et appliquée en Anthropologie sociale et culturelle, en liaison avec les besoins du développement national ; effectuer toutes recherches présentant un intérêt pour l’avancement des sciences sociales et humaines en Algérie et contribuer à la valorisation de leurs résultats ; assurer la formation, le perfectionnement et la qualification des chercheurs et du personnel de soutien à la recherche ; organiser et promouvoir des rencontres entre chercheurs en vue de favoriser les échanges et la maîtrise de l’information scientifique ; valoriser la recherche (publications des résultats des projets d’établissement du CRASC).
Le CRASC abrite au sein de son siège à Oran quatre divisions : socio-anthropologie de l’histoire et de la mémoire, Villes et territoires, anthropologie de l’éducation et systèmes de formation et imaginaires et processus sociaux. Il est en charge aussi de quatre unités de recherche, deux à Oran, l’Unité de recherche sur la culture, communication, langues, littératures et arts (UCCLLA) et l’Unité de recherche en traduction et terminologie (URTT) ; une à Blida, l’Unité de recherche sur les systèmes de dénomination en Algérie (RASYD) ; et une à Constantine, Unité de recherche sur les territoires émergent et la société (TES). La division de recherche « socio-anthropologie de l’histoire et de la mémoire » est chargée de mener des travaux de recherche et des études sur les conditions de fabrication du savoir historique, de la mémoire collective et les modalités de leur diffusion, ainsi que sur la connaissance et la représentation du passé de la société algérienne, de son environnement géopolitique et civilisationnel. Ses pôles prioritaires de recherche sont : les Institutions, faits de mémoire et récolte des sources et savoirs-faire et patrimoines matériel et immatériel.
Comment la discipline historique est-elle enseignée au niveau primaire, secondaire et universitaire en Algérie ?
La discipline historique en Algérie est étroitement associée à la Guerre de libération nationale (1954-1962). Par conséquent, cette séquence de l’histoire nationale est omniprésente dans l’enseignement, notamment dans les cycles primaire et secondaire. Après avoir promu un roman national mythifiant la lutte contre la colonisation et défendant une histoire d’un peuple uni et héroïque, on assiste, depuis une trentaine d’années, à un changement conséquent de paradigme, dans le sens, où un intérêt de plus en plus en plus important, est donné aux acteurs.
Autour de quels grands principes méthodologiques s’ancre votre travail ?
Je travaille selon une approche interdisciplinaire sur un ensemble de thématiques. Celles-ci relevant notamment de l’histoire politique et l’histoire sociale. Je m’intéresse à l’histoire dans sa dimension locale et celle relative au temps présent. Ces thématiques s’inscrivent dans une logique générale. Celle-ci s’articulant, essentiellement, autour de la situation coloniale, des moments de rupture et de basculement, des modes de résistance, des questions de légitimation, (dé)légitimation et (re)légitimation dans un contexte de crises politiques, des trajectoires et parcours personnels, de la violence en temps de guerre (colonisation), de la mémoire et son interaction avec le changement social actuellement, ainsi que les enjeux mémoriels …
Plus généralement, quelles sont les conditions de travail des historiens en Algérie ?
Depuis 1988, date de l’ouverture relative du champ politique, le travail de l’historien est plus libre. Il est très rare de subir des pressions ou être l’objet de censure. Les sujets tabous, très nombreux dans un passé récent, sont presqu’inexistants. Cependant, d’autres pesanteurs pèsent sur le métier d’historien tels que l’accès difficile aux fonds d’archives conservées dans les institutions publiques algériennes, la rétention des archives privées par les familles ou les fondations mémorielles, empiétement du champ historique par les porteurs de mémoire,… À cela, il faudrait ajouter la difficulté, de plus en plus, de venir en France pour consulter les considérables fonds conservés à Vincennes, la Courneuve, Aix-en-Provence et dans les autres institutions de recherche françaises et européennes.
Face aux jeux de masques nationalistes et religieux, à quelles difficultés est concrètement confrontée votre communauté scientifique ?
Depuis l’indépendance en juillet 1962, le roman national, s’est appuyé sur une vision mythifiant le combat des Algérien contre le système colonial (1830-1962), en particulier la Guerre de libération nationale. Cette approche de l’histoire nationale a fonctionné d’autant plus que le projet politique de l’Algérie indépendante, au cours des deux premières décades de l’indépendance, s’articulait autour du développement économique. Aussi, la prégnance de l’histoire politique associée à la geste de Novembre 1954 (Guerre d’Algérie) était forte. En revanche, au cours de la période du terrorisme (les années 1990), le roman national a été contesté, dans le sens où l’idée de la Nation, défendue par les nationalistes algériens pendant la colonisation, puis après l’indépendance du pays en 1962, est contestée au profit de celle de la communauté (religieuse). Dès lors, nous assistons depuis cette période à une forte pression des courants islamistes, à l’université, sur la discipline historique avec des tentatives de fabriquer de nouvelles chronologiques, mettant plus en exergue leur vision de l’histoire de l’Algérie.
La langue française, celle du colonisateur, occupe vraisemblablement une place ambiguë en Algérie, dans la société mais aussi à l’Université. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
La langue française en Algérie est perçue, à la fois, comme un « butin de guerre » dont il faille tirer tous les dividendes, et en même temps, un « legs du colonialisme », à liquider définitivement. C’est une situation complexe et ambivalente, dont les conséquences sur la discipline de l’histoire, en particulier, sont considérables. Ceci dit, les surenchères politiques et mémorielles en France exacerbent encore plus le rapport des Algériens avec l’ancienne puissance coloniale. A titre d’exemple, la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, est comprise en Algérie comme une provocation et un déni d’histoire et de la souffrance du peuple algérien de 1830 à 1962, d’où les récurrents rappels, par les pouvoirs publics et les fondations mémorielles, des méfaits de la colonisation française et des demandes de reconnaissance et de « repentance ».
Aujourd’hui, en raison de la politique d’arabisation des sciences sociales et humaines, la quasi majorité des étudiants de la discipline ne maîtrisent pas le français, alors que les archives du mouvement national (1919-1954) et celles de la Guerre de libération nationale sont, en grande partie, établies dans cette langue. Par conséquent, les étudiants, dans ces cas, délaissent la période contemporaine au profit de celle du l’histoire moderne, notamment pour les archives en langue arabe.
Quelle est votre perception des historiens français ? Des collaborations sont-elles envisageables ?
Ayant vécu et étudié en France pendant 19 ans, où j’ai décroché un DEA à Paris 3 et un doctorat à Paris 7, j’ai pu nouer solides relations humaines et scientifiques avec de nombreux historiens et universitaires français. De retour en Algérie, et dans le cadre de mes fonctions au CRASC, j’ai apporté ma contribution à une institution, qui était déjà très ouverte sur l’international. Des historiens confirmés et doctorants sont passés par le CRASC pour des conférences, ateliers méthodologiques, colloques, ou des stages et continuent à le faire.
Pouvez-vous nous parler de vos projets de recherche ?
Le plus important actuellement est celui sur « Mouvement national et Guerre de libération nationale (1919-1962) : trajectoires, parcours, réseaux, groupes, dynamiques de groupe(s). C’est une recherche portant sur les parcours d’un ensemble de militants, syndicalistes, associatifs, journalistes, mécènes, scouts, sportifs, … sur des périodes et contextes politiques et spatiaux différents : 1936 : Avènement en France du Front populaire et Congrès musulman algérien (CMA) ; 1944 : Seconde guerre mondiale et dynamique « Amis du Manifeste et de la liberté » (AML) ; 1951 : Redéploiement stratégique des partis nationalistes dans le cadre du Front algérien pour la défense et le respect des libertés (FADRL) et 1962 : Indépendance nationale et fragmentation/recomposition du FLN/ALN et MNA. Ces quatre moments historiques s’inscrivent dans une dynamique d’unité ou de recompositions politiques. Dans ce projet, la priorité sera donnée aux « fantassins de l’histoire » et à ceux que l’historiographie nationale (algérienne) a occultés ou peu (ou pas) étudiés. Les objectifs, dans une première étape, sont la restitution des cadres de la mobilisation collective, l’analyse des réseaux politiques et sociaux dans la courte et moyenne durée, le questionnement des répertoires d’actions… Le but final n’est pas d’établir des notices « classiques » renvoyant à des informations basiques, mais à des parcours inscrits dans des dynamiques et des processus politiques, socio-culturels, économiques...
Le sport pourrait dont être une thématique de recherche porteuse ?
C’est déjà le cas dans notre institution où une équipe de recherche s’intéresse à l’histoire d’une équipe de football dans une ville de l’Est algérien : El Khroub. Nous portons également un intérêt à la dimension politique des chants (politiques) et slogans des supporters de football dans les stades. Vous remarquerez que le football est au centre de cette recherche.
Quelle est votre devise ?
Déconstruire et re-questionner.
© Stanislas Frenkiel pour Historiens & Géographes, tous droits réservés, 15/03/2019.