Marseille, un port d’émigration et de transit (années 1860-1920) Dossier n°459 / Article

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Par Céline Regnard [1].

Marseille, un port d’émigration et de transit (années 1860-1920)

L’histoire de Marseille s’est largement écrite à partir du modèle de la ville d’intégration et d’immigration, notamment en raison de l’influence des travaux d’Émile Temime [2]. Cette lecture n’est pas fausse, mais elle reste partielle. Marseille n’est pas seulement un point d’arrivée, mais une escale pour les émigrants souhaitant traverser l’Atlantique, un port de transit, ce que des recherches récentes contribuent à mettre en lumière [3].

Une ville de départs

L’émigration au départ de Marseille prend son essor dans les années 1860, au moment où le nouveau port de commerce développe son activité. Le mouvement est d’abord modeste : seuls 504 émigrants sont enregistrés pour l’année 1864. Mais il prend rapidement de l’ampleur. La décennie 1870 marque le décollage de l’émigration au départ de Marseille : 9 442 émigrants sont comptabilisés en 1872, 11 500 l’année suivante. Les Italiens en représentent 83%, se dirigeant principalement vers l’Argentine (63%) et dans une moindre mesure vers le Brésil (37%). La plupart viennent du Sud de l’Italie, notamment de la Campanie, et en particulier de la région de Salerne, ce qui correspond à une habitude migratoire des Méridionaux vers les Amériques. Une minorité est originaire des régions du Nord du pays, notamment de Gènes, Milan, Padoue, Turin et de leurs alentours ; les Septentrionaux optant le plus souvent pour une migration vers l’Europe du Nord et en particulier vers la France. C’est une émigration composée essentiellement d’hommes jeunes, voyageant pour certains par fratries ou en famille, pour d’autres entre habitants d’un même village.

Dans les années 1880, les effectifs des émigrants varient autour de 9 000 à 10 000 par an. À partir de 1887, Marseille devient le premier port français d’émigration devant Le Havre. Si la plupart des passagers se dirige vers l’Amérique latine, avec une préférence pour l’Argentine, l’ouverture d’une ligne Marseille-New-York par la compagnie Fabre en 1881, destinée initialement au transport de marchandises, inaugure un courant d’émigration vers l’Amérique du Nord et le Canada. La fréquence des départs augmente, passant de moins d’un à plusieurs par mois. L’avènement de la navigation à vapeur et la création de nouvelles compagnies permettent en effet des rotations plus fréquentes et plus rapides : la traversée pour New-York au départ de Marseille passe de 55 à 33 jours, celle pour le Brésil de 70 à 42 jours.

Parmi ces émigrants, la part des Italiens s’est renforcée : en 1880, ils représentent 92% des passagers au départ de Marseille. À l’heure où l’État libéral italien entreprend de mieux contrôler et encadrer les départs notamment vers les destinations transatlantiques, le passage par un port français est un moyen pour les candidats à l’émigration de s’affranchir des contraintes administratives. Une partie de la Grande émigration italienne, en provenance de Gènes et Naples, transite donc par Marseille.

Dans les années 1900 on atteint les chiffres de 25 000 à plus de 30 000 départs par an. L’Amérique du Nord a désormais gagné du terrain dans le choix des destinations, de même que celles-ci se sont diversifiées pour l’Amérique latine : on voit apparaître le Mexique, mais aussi le Chili à côté des pays traditionnellement choisis (Argentine, Brésil, Uruguay). Parmi les émigrants, la part des Italiens diminue. L’émigration italienne transatlantique, qui pourtant ne faiblit pas, se fait en effet davantage au départ d’Italie.

Par ailleurs Marseille est devenu un port de transit pour les migrants en provenance de l’Empire Ottoman. Parmi eux, les plus nombreux sont les « Syriens », c’est-à-dire des populations originaires de la « Grande Syrie », recouvrant les actuels Liban, Syrie, Jordanie Israël et Palestine. La plupart sont des hommes (deux tiers d’entre eux), des chrétiens maronites originaires de la région du Mont Liban et de Beyrouth, majoritairement issus de milieux paysans en voie de paupérisation. Ils se destinent pour deux tiers d’entre eux à l’Amérique latine (Brésil, Argentine) et un tiers à l’Amérique du Nord (principalement les États-Unis). Entre le milieu des années 1890 et les années 1910, le nombre de ces Syriens en transit dans la ville passe de 3 000 à 20 000 par an environ. De là, et comme les Italiens avant eux, ils peuvent s’embarquer directement pour la traversée de l’Atlantique, ou prendre un train vers d’autres ports de départ (comme Le Havre, Cherbourg et Bordeaux).

Marseille voit aussi le passage chaque année de quelques milliers de Grecs (5 000 en 1910), se rendant massivement vers les États-Unis et le Canada. Plus confidentiels sont les départs des Turcs, un peu moins de 3 000 par an, et des Arméniens, autour de 1 500 par an, durant la même décennie. Enfin, mentionnons que Marseille est également un port de départ pour les émigrants français. Bien que peu nombreux, environ 1000 par an à la veille de la Première Guerre mondiale, ils viennent s’ajouter aux autres nationalités parmi les passagers de 3e classe.

Durant ces années fastes de l’émigration (56 millions d’Européens traversent l’Atlantique entre 1840 et 1940 [4]), la France profite de sa situation de façade maritime occidentale de l’Europe, et Marseille joue également un rôle non-négligeable en raison de sa position d’interface entre Méditerranée et Atlantique. C’est pourquoi, dans un secteur économique de plus en plus concurrentiel, les compagnies allemandes, hollandaises, anglaises, italiennes se révélant de redoutables concurrentes, il devient vital pour les gouvernements de préserver ce transport d’émigrants qui représente une manne financière considérable pour les compagnies maritimes nationales.

Sécuriser le transit

Cet essor des fonctions de transit de Marseille repose sur un arrière-plan législatif et économique en pleine mutation. Percevant la nécessité de protéger les émigrants traversant le pays pour gagner ses ports mais également l’intérêt économique que représente leur présence et leur voyage, Napoléon III, désireux de donner de la France une image policée, légifère à deux reprises, en 1855 et en 1861, pour fixer l’essentiel du cadre dans lequel se déroule l’émigration jusqu’au XXe siècle [5]. Sont ainsi créés les commissariats à l’émigration, chargés de surveiller les émigrants mais aussi de s’assurer du bon déroulement de leur séjour, et des agences d’émigration ayant pour mission le recrutement et le transport des émigrants. Le commissariat à l’émigration est mis en place à Marseille en 1867 et la première agence, l’Agence Reynaud, est ouverte en 1861, bientôt suivie par d’autres, dont l’Agence Trotebas, en 1870. Les agents d’émigration deviennent vite des personnages incontournables du transit des voyageurs : ils établissent les contrats comprenant le prix de la traversée et un certain nombre de garanties, ils édifient les listes de passagers avant qu’elles ne soient visées par les commissaires d’émigration, ils sont les intermédiaires entre les émigrants et les compagnies maritimes. Leur commerce est d’ailleurs étroitement articulé à celles-ci. À partir des années 1890, les agences d’émigration sont intégrées à ces compagnies florissantes. La SGTM possède plusieurs lignes entre la France et l’Amérique du Sud. Elle affrète certains de ses navires au départ de Marseille, mais aussi de Naples ou de Gènes, pour les acheminer vers l’Amérique du Sud après une escale en Espagne. La Compagnie française de navigation à vapeur, mais également les Messageries Maritimes, possèdent des lignes vers l’Amérique du Nord, au départ de Marseille ou de Naples. Une juteuse économie de l’émigration se met en place, que l’État a bien du mal à réguler.

Cette difficulté de contrôle, ainsi que l’aspect commercial du transit, portent à conséquence pour les émigrants. Outre les conditions difficiles de la traversée, l’État peinant à faire respecter les quelques lois qui les normalisent, ils sont victimes de nombreuses tentatives d’escroqueries. Des Italiens aux Syriens, on retrouve les mêmes situations des années 1870 à 1910. Contrairement à des villes portuaires comme Le Havre, Marseille ne connaît pas l’édification de structures de grande ampleur pour loger les émigrants. Dans la cité normande, la Compagnie Générale Transatlantique fait édifier L’Hôtel des émigrants, inauguré en 1910, afin de loger, contrôler, et superviser l’attente des passagers en transit dans le port. À Marseille, en 1902, la seule tentative de ce genre a été interrompue dès sa conception par les hôteliers syriens ayant développé tous les moyens de pression pour ne pas avoir à affronter cette concurrence. Par ailleurs, ni l’infrastructure urbaine – le port et la gare étant distants de plusieurs centaines de mètres – ni la planification des arrivées et des départs maritimes – les compagnies ne coordonnant pas leurs plannings – ne permettent à Marseille l’efficacité du transbordement havrais, lors duquel la plupart des migrants ne passent que quelques heures dans la ville, la gare ferroviaire étant située à proximité de la gare maritime et les horaires des trains et bateaux coordonnés.

Durant l’escale marseillaise, les migrants en transit doivent donc se loger le temps d’attendre le départ de leur bateau, parfois quelques jours, parfois pendant des semaines [6]. Cette attente est d’autant plus longue que les plus pauvres d’entre eux n’ont en général pas acheté le billet qui leur permettra de traverser l’atlantique et comptent sur leur séjour marseillais pour réunir le pécule ou se faire envoyer de l’argent par leurs compatriotes déjà à destination. Dans ces conditions, que ce soit à l’arrivée des bateaux ou dans les rues, les pisteurs et rabatteurs se multiplient, souvent recrutés parmi les compatriotes des candidats au départ, cherchant à les loger dans les hôtels pour lesquels ils travaillent ou à les accompagner dans des magasins spécialisés dans la vente d’article aux migrants, les commerçants leur reversant une partie du bénéfice perçu. Les économies de ceux qui s’y laissent prendre fondent comme neige au soleil, ce qui aggrave leur situation financière, rallonge leur attente, et les conduit à déposer plainte au commissaire des chemins de fer du port et de l’émigration.

Marseille, escale de tous les dangers ?

Les transits étant essentiellement documentés par les archives de police et par la presse, il serait tentant de n’en percevoir que les récits de vies échouées à Marseille, suspendues à l’action d’une police locale largement dépassée par la masse des délits à traiter. Mais la réalité est bien plus complexe.

D’une part, il ne faut pas oublier que la plupart des migrants de passage à Marseille parvient à destination. Les mésaventures marseillaises les ralentissent, les appauvrissent, mais bien peu d’entre eux calent à cette étape. Ils ne font souvent qu’y trébucher. S’ils ne parviennent pas à terminer leur route, c’est en grande partie en raison des contrôles sanitaires mis en place à l’arrivée dans les pays d’Amérique latine et d’Amérique du Nord [7]. Ces contrôles, s’ils condamnent dans un premier temps à un retour au port d’embarquement, sont, dans un second temps, contournés – en passant par des frontières moins surveillées, comme celle entre le Mexique et les États-Unis par exemple. Les trajectoires sont souvent réinventées à Marseille, où une nouvelle destination est envisagée à l’aune d’une réévaluation des possibles.

D’autre part, l’expérience du transit s’acquiert, pour beaucoup d’entre eux, avant le voyage ou à force de mobilités. Les premiers émigrants, qui font souvent figure de pionniers, ont, dès leurs premiers retours, diffusé, dans leurs villages d’origine, le récit de leurs périples, mais aussi des adresses, des conseils, des noms de personnes de confiance à qui se référer sur le chemin. Ainsi, il est rare de partir sans information. Par ailleurs, la correspondance, comme la presse, balisent le voyage des migrants novices de repères rassurants. Al-Hoda, journal en arabe fondé en 1898 à Philadelphie, édite par exemple en 1909 un manuel de l’émigrant pour les Syriens. Son auteur, inspecteur à Ellis Island, entend délivrer aux futurs migrants tous les renseignements qui leur sont nécessaires pour le voyage et l’arrivée [8]. Il décrit les étapes les plus dangereuses en Europe, dont Marseille, ainsi que le processus d’inspection à Ellis Island, et donne beaucoup d’adresses utiles. Hors de telles lectures ou témoignages, c’est l’expérience circulatoire qui aguerrit les migrants. À Marseille, comme dans tous les ports traversés, la circulation est intense et multidirectionnelle, une partie des flux s’effectuant entre les pays d’installation et de départ. Certains migrants font le trajet plusieurs fois créant un espace circulatoire qui intègre Marseille. Les retours définitifs concernent par ailleurs plus de 40% des Italiens et des Syriens.

Enfin, le réseau social et familial et son caractère transnational joue aussi un rôle de filet de sécurité. Si Marseille est le terrain de jeu de rabatteurs et escrocs, elle abrite également des hôteliers de confiance dont le nom se transmet parmi les migrants, comme celui des frères d’Orta, et de leur auberge rue Mazenod, ou de la veuve Niubo, tenant l’hôtel des émigrants au 4 rue Bonneterie, voire des amis ou connaissances qui peuvent, le temps d’un transit, loger les compatriotes de passage. Bref, la ville de transit est aussi pleine de ressources.

© Céline Regnard pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 24/09/2022.

Notes

[1Maîtresse de conférences en histoire contemporaine - Université de Provence

[2Temime Émile (dir.), Migrance. Histoire des migrations à Marseille, vol. 1 et 2, [Aix-en-Provence, Edisud, 1989-1991] Marseille, Jeanne Laffitte, 2007

[3Céline Regnard, « Marseille, port de transit pour les émigrants italiens (1860-1914) », Archivio storico dell’emigrazione italiana, no 11/15, 2015, p. 20-29 ; Stéphane Mourlane et Céline Regnard, « 1881. Marseille port de transit migratoire : la ligne Marseille-New York » et Sylvie Aprile « 1800-1900. Cherbourg, Le Havre : les ports de transit », in R. Bertrand, P. Boucheron (dir.), Faire musée d’une histoire commune. Rapport de préfiguration de la nouvelle exposition permanente du Musée national de l’histoire de l’immigration, Paris, Seuil/Musée national de l’histoire de l’immigration, 2019, p. 158-162 et p. 114-117 ; Céline Regnard, En transit. Les Syriens à Beyrouth, Marseille, Le Havre, New York (années 1880-1914), Paris, Anamosa, 2022.

[4Adam McKeown, « Global Migration, 1846-1940 », Journal of World History, no 15/2, 2004, p. 155-189.

[5Céline Regnard, « Le maintien de l’ordre au défi de l’augmentation du transit migratoire. Marseille, New York, 1855-1914 », in A. Conchon, L. Montel, C. Regnard (dir.), Policer les mobilités. Europe-États-Unis, XVIIIe-XXIe siècle, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018, p. 87-102.

[6Alain Musset, Laurent Vidal (dir.), Les Territoires de l’attente. Migrations et mobilités dans les Amériques (XIXe-XXIe siècle), Rennes, PUR, 2015.

[7Andreas Fahrmeir, Olivier Faron, Patrick Weil (dir.), Migration Control in the North Atlantic World. The Evolution of State Practices in Europe and the United States from the French Revolution to the Inter-War Period, New York/Oxford, Berghahn Books, 2003 ; Rygiel Philippe (dir.), Le Bon Grain et l’Ivraie. La sélection des migrants en Occident, 1880-1939, Paris, Publibook, 2008.

[8Jamil Butrus Hulwah, Al-Muhajir al-Suri : wa-ma Yajibuʾan Yaʿarifahu wa-Yaʿamalu bihi, New York, Al-Hoda, 1909. Stacy D. Fahrenthold, « A Little Advice : Syrian American Advice Booklets as Knowledge Production », article en ligne.