Retour sur l’ergot de seigle, du mal des ardents au LSD Sur l’ouvrage de Jean Vitaux, Une histoire de l’ergot de seigle. Du mal des ardents au LSD

- [Télécharger l'article au format PDF]

Dans un ouvrage, intitulé Une histoire de l’ergot de seigle. Du mal des ardents au LSD, paru en 2023, aux éditions Puf, le docteur Jean Vitaux, médecin gastro-entérologue et correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques, section Histoire et Géographie, s’attache à offrir une analyse minutieuse de la maladie d’ergot de seigle.

Entretien avec le docteur Jean Vitaux [1], mené par Joëlle Alazard. [2]

Joëlle Alazard : L’ergot de seigle a longtemps infligé de terribles tourments aux hommes. Pouvez-vous expliquer les différents symptômes de cette maladie, dont votre livre souligne bien la variété et l’inégale acuité et toxicité ?

Dr Jean Vitaux : L’ergotisme est une maladie très polymorphe : son polymorphisme est au moins en partie lié à la composition variable en alcaloïdes toxiques des ergots : il y a quatre formes cliniques très différentes :

  • La forme gangréneuse, due à l’action vasomotrice des alcaloïdes de l’ergot de seigle, débutait par des douleurs des membres à type de brûlures très intenses (d’où les noms de feu de Saint-Antoine et de mal des Ardents), suivies d’une rougeur et de sensation de froid, puis de gangrène sèche : le membre se détachant sans hémorragie. Soit alors, tout s’arrêtait là avec cette amputation spontanée, soit la gangrène progressait jusqu’au tronc et la mort survenait. Cette forme gangréneuse touchait préférentiellement les hommes et prédominait à l’ouest du Rhin.
  • La forme convulsive, ou plutôt tonico-clonique car il n’y avait pas de perte de connaissance caractéristique de l’épilepsie, était due à une dystonie neuromusculaire liée à l’interférence des alcaloïdes de l’ergot avec le système dopaminergique du système nerveux. Les patients ressentaient des douleurs à type de brulures et de froid, puis des contractions musculaires spastiques involontaires des membres. Cette forme était rarement mortelle, touchait surtout les femmes et prédominait à l’est du Rhin et dans les montagnes.
  • Les formes psychiatriques pouvaient coexister avec les formes gangréneuses et convulsives ou être isolées : identifiées seulement au XIX° siècle, elles étaient très variables : délires, hallucinations, peurs phobiques, confusion mentale et troubles de la conscience, dépression.
  • Les formes obstétricales ont été identifiées par les sages femmes dès le XVI° siècle, bien avant les médecins : il s’agit de troubles de la fertilité, de la lactation, d’avortements. Les alcaloïdes de l’ergot favorisent les contractions utérines, ce qui explique leur utilisation dans les accouchements difficiles.

Joëlle Alazard : Les Antonins étaient connus à la fin du Moyen Age et à l’époque moderne, pour soulager le mal des ardents, que l’on voit figurer sur des œuvres célèbres qui leur étaient destinées, comme le retable d’Issenheim. Pouvez-vous revenir sur les soins administrés et sur les limites de ceux-ci ?

Dr Jean Vitaux : Les soins administrés par les Antonins étaient très codifiés. Un rapide examen clinique permettait d’éliminer les faux malades. Ensuite on présentait les malades atteints de la forme gangréneuse du mal des ardents devant les reliques de Saint Antoine l’Ermite ou devant un tableau ou une statue du saint. Les malades priaient pour demander leur guérison et juraient fidélité aux préceptes des Antonins. Puis les traitements associaient :

  • L’application du Saint-Vinage : cette liqueur thaumaturgique était faite de vin de la maison de l’aumône (Saint-Antoine-en-Viennois) que l’on avait fait couler sur les reliques de Saint Antoine. On le faisait aussi sans doute macérer avec des plantes médicinales dont le pavot, le plantain, la véronique, la gentiane, la verveine, la renoncule et la digitale : ces plantes ont pu avoir un effet thérapeutique par leurs effets anesthésiques, vasodilatateurs et cardiotoniques.
  • L’eau de Saint Antoine était aussi censée avoir des vertus miraculeuses.
  • Les pansements locaux à base de plantes et de saindoux.
  • Mais l’essentiel du traitement reposait sur l’alimentation composée de pain de froment sain non ergoté et de viande de porc, dont l’élevage était une spécialité des Antonins, car le cochon était l’animal emblématique de Saint Antoine l’ermite.
    La vraie réussite du traitement des Antonins était l’alimentation servie aux malades : le pèlerinage vers les hôpitaux des Antonins éloignait les malades des zones où sévissait l’ergot et les moines leur servaient une alimentation saine dépourvue d’ergot : c’est l’explication des miracles des Antonins : les lésions de l’ergotisme gangréneux pouvaient régresser si l’intoxication cessait et si les lésions n’étaient pas trop évoluées.
    Si les lésions étaient trop évoluées et gangrénées, des laïcs aidaient à l’amputation si elle n’était pas spontanée, et les Antonins hébergeaient et appareillaient les amputés dans les hôpitaux des démembrés.

Joëlle Alazard : Si l’on se fie aux datations des archéologues, le plus ancien témoignage de l’ergot de seigle est documenté en Birmanie, il y a cent millions d’années, mais la maladie est restée longtemps incomprise : comment ses effets toxiques ont-ils été progressivement découverts ?

Dr Jean Vitaux : Le premier savant qui a suspecté la relation de causalité entre l’ergot de seigle et le feu de Saint Antoine est l’allemand Wendelin Thalius en 1597 à l’occasion d’une épidémie d’ergotisme en Hesse. En France, le Dr Thuillier à Sully-sur-Loire attribua en 1630 l’apparition des gangrènes au blé cornu (ergoté), car les volailles nourries avec des grains ergotés en mouraient. Ce qui fut confirmé en 1676 par le médecin du roi Denis Dodart, qui recueillit les observations des médecins de la Sologne. Ils en conclurent que la meilleure prévention était le criblage des blés qui permettait de séparer le grain sain des grains ergotés. Mais les mauvaises années, comme en 1709, cette mesure ne fut pas appliquée car la disette menaçait, ce qui explique l’épidémie de gangrène des Solognots qui fit plus de 10.000 morts cette année-là.

M. Réad cite dans son Traité du seigle ergoté en 1771 des expérimentations animales sur des volailles et des cochons qui présentèrent des nécroses, des troubles de la marche et qui en moururent. Cet effet délétère fut contesté par Parmentier, qui conclut à son innocuité après des expérimentations humaines sur lui-même, et sur deux mendiants (éthiquement discutables).

C’est l’Abbé Tessier, docteur en médecine et naturaliste qui prouva de façon définitive la nocivité de l’ergot de seigle en 1783 dans son Traité des maladies des grains : malgré la répugnance des animaux à manger de l’ergot, il nourrit avec des doses croissantes d’ergot, des poules, des canards, des dindes, puis un cochon : ils présentèrent des gangrènes et des mouvements convulsifs, puis moururent. Si on interrompait l’alimentation contenant l’ergot, ils guérissaient rapidement. Il étudia aussi les conditions favorables à la pousse de l’ergot, mais ne put déterminer sa cause.

La nature mycologique de l’ergot ne fut prouvée qu’en 1853 par Tulasne.

Joëlle Alazard : Votre livre relate aussi différentes affaires, comme celle du Pain maudit de Pont-Saint-Esprit ? Pouvez-vous nous relater brièvement celle-ci ?

Dr Jean Vitaux : L’affaire de Pont-Saint-Esprit débuta le 17 août 1951 : de nombreux habitants présentèrent d’abord des symptômes digestifs banaux (douleurs abdominales, nausées, vomissements, diarrhée) puis une baisse de la tension artérielle, une bradycardie, une froideur des extrémités et une insomnie. A partir du 8° jour survinrent des brûlures des extrémités, des hallucinations, une hypertonie musculaire et des troubles de l’humeur. Dans les cas les plus graves, il y eut des crises de folie et des tentatives de suicide. La nuit du 24 août 1951 fut qualifiée par le Dr Gabbaï, médecin généraliste du lieu, de nuit d’apocalypse. De nombreux patients furent hospitalisés dans des hôpitaux de la région, dont une soixantaine dans des hôpitaux psychiatriques.
Très rapidement, les soupçons se portèrent sur la boulangerie de Roch Briand : tous les malades avaient mangé du pain de cette boulangerie du village. L’enquête s’orienta vers la farine fournie par l’ONIC (Office national inter professionnel des céréales) car le Gard était un département déficitaire en grains. Un article du British Médical Journal paru en 1951, cosigné par le Dr Gabbaï et deux élèves du Pr Giraud, doyen de la faculté de médecine de Montpellier, conclut qu’il s’agissait de l’ergotisme car les symptômes évoquaient ceux de l’ergotisme médiéval. Une analyse du pain faite à Marseille par le Pr Ollivier assura avoir identifié l’ergot de seigle dans le pain contaminé.

Au total, 300 personnes furent atteintes par le pain maudit de Pont-Saint-Esprit et sept décédèrent ; une patiente présenta une gangrène d’un orteil.

Des analyses ultérieures y compris dans le laboratoire Sandoz à Bâle, grand spécialiste de la chimie des alcaloïdes de l’ergot, ne retrouvèrent pas de traces d’ergot, mais les échantillons étaient fragmentaires et tardivement recueillis. De nombreuses autres théories ont été formulées, mais l’ergotisme reste, malgré tout, la plus probable. En 2009, un journaliste américain rapporta qu’il s’agissait d’une expérimentation secrète du LSD par la CIA : sans doute une théorie du complot ou un fake new !

Joëlle Alazard : Comment le LSD, dont vous soulignez le rôle dans la création artistique ou littéraire au XX° siècle, a-t-il pu être fabriqué à partir de l’ergot de seigle ?

Dr Jean Vitaux : Au XIX° siècle, on utilisait l’ergot de seigle pour ses propriétés obstétricales notamment aux Etats-Unis. Pour ce faire, on le cultivait en Galice espagnole. Mais les propriétés de ces récoltes d’ergot étaient variables. Les tentatives d’isolement des alcaloïdes de l’ergot avaient seulement permis de mettre en évidence des mélanges d’alcaloïdes.

La chimie des alcaloïdes de l’ergot de seigle a été développée à partir de 1917 par la firme suisse Sandoz qui créa un département de pharmacologie pour se diversifier et en confia la direction au Pr Artur Stoll, assisté du Dr Albert Hofmann. Ils isolèrent plusieurs alcaloïdes de l’ergot et le noyau commun de tous ces alcaloïdes, l’acide lysergique. Sandoz commercialisa plusieurs médicaments utilisés dans le traitement des hémorragies utérines et de la migraine.

En 1938, Hofmann isola le LSD (d-diéthylamide de l’acide lysergique) qu’il nomma LSD 25, car c’était la vingt-cinquième substance dérivée de l’acide
Lysergique qu’il avait synthétisée. Lors de ses travaux de synthèse, il en ingéra accidentellement une dose infinitésimale qui eut des effets psychoactifs importants comme il le rapporta dans son livre le LSD, mon enfant terrible.

© Joëlle Alazard, Historiens & Géographes, 19/06/2023. Tous droits réservés.

Notes

[1Jean Vitaux, médecin gastro-entérologue, correspondant de l’Institut, est l’auteur de nombreux livres d’histoire de la gastronomie et d’histoire des pandémies. Il a publié Les grandes pandémies de l’histoire et, aux Puf, le Dictionnaire du gastronome, l’Histoire de la peste et l’Histoire de la lèpre.

[2Présidente de l’APHG, Professeure en classes préparatoires à Louis-Le-Grand