Revenons aux faits
Le mot d’ordre de la « continuité pédagogique » s’est imposé dès le vendredi 13 mars : les enseignants, de la maternelle au supérieur, ont immédiatement œuvré à adapter leurs cours aux outils d’enseignement à distance dont ils disposaient. Les ENT, Pronote, ou l’outil mis en place par le CNED (« Ma classe virtuelle ») n’ayant pas supporté l’afflux de connexions, bon nombre d’entre nous nous sommes retrouvés sur des plateformes privées ne respectant pas la RGPD, fonçant tête baissée, parfois à la demande des élèves, désireux de répondre aux directives martelées de la continuité pédagogique, qui devait s’appliquer sans délai ou sans rupture, dès le lundi 16 mars.
L’urgence, en cette période anxiogène, était-elle celle de la continuité absolument immédiate des enseignements ? Tels des hamsters dans une grande roue, les journées du plus grand nombre d’entre nous sont devenues frénétiques. La précipitation n’a pas été toujours bonne conseillère : peut-être aurait-il fallu donner quelques jours aux enseignants pour nous laisser le temps de nous organiser… tout en permettant aux élèves et étudiants, parfois très angoissés, de prendre leurs marques, un peu de hauteur et de compréhension critique. D’autres Etats, tels le Canada, l’ont fait. Comment, pour les élèves comme pour les enseignants, s’adapter à l’idée inédite de cette fermeture sine die des établissements ? Prendre la mesure des événements, comprendre les causes scientifiques et humaines de la pandémie pour commencer à percevoir ses principaux enjeux, sanitaires mais aussi politiques, économiques et sociaux à l’échelle nationale comme à l’échelle internationale requiert, dans un contexte d’incertitude, davantage de temps. L’urgence sanitaire n’exclut pas la patience de la réflexion.
Par ailleurs, toute la première semaine a été celle d’une dure rencontre, voire d’un choc avec la réalité. Alors que nous ne comptions pas nos heures pour reprendre ou construire des cours en les adaptant à ces nouveaux modes de transmission, insatisfaisants, il nous fallait répondre aux questions des élèves bousculés et souvent confrontés à d’importantes difficultés, corriger des exercices en ligne ou envoyés par mail, imaginer des dispositifs de remédiation adéquats… Tout en gérant nos éventuelles progénitures, bien sûr. Ce fut aussi une semaine d’incertitude quand élèves et étudiants ne répondaient pas, une semaine de tension quand les parents nous faisaient savoir qu’ayant plusieurs enfants et ne disposant que d’un ordinateur pour le domicile, il n’était pas question de conserver l’emploi du temps habituel pour avancer dans notre progression, une semaine d’amertume pour bon nombre d’enseignants du supérieur constatant le faible nombre de connexions sur les espaces du type moodle. Les enseignants des lycées professionnels, dont le public est souvent plus décrocheur, se heurtaient pour leur part à l’impossibilité matérielle évidente de trouver des substituts à l’enseignement en atelier ou plateaux techniques. Maintenir le contact avec les élèves, alors que les lettres / histoire-géographie sont rarement une préoccupation scolaire des LP, constituait l’évidente priorité.
Quels premiers enseignements tirer de la crise ?
Comme on pouvait s’y attendre, les outils à disposition de l’Education nationale ne sont pas à la hauteur des annonces ministérielles ; le système, qui se voulait aussi rassurant qu’invulnérable, a révélé toutes ses fragilités. Les connexions ont été trop nombreuses et malgré les opérations de maintenance ou la construction de nouveaux outils (plateformes…) mis au point par les établissements - voire la location de serveurs extérieurs - les dispositifs ont dysfonctionné très rapidement. Beaucoup d’entre nous ont été amenés à « rétropédaler » après avoir adopté, trop vite, des solutions de fortune du type Discord (outil habituel des gamers), Zoom, WhatsApp, à revenir à des solutions plus classiques et respectueuses du service public pour ne pas permettre à des plateformes privées, truffées de logiciels espions, de s’approprier nos données mal sécurisées.
Par ailleurs, malgré toute la bonne volonté des équipes, des établissements et des personnels académiques, nous sommes confrontés à une réalité sociale et technologique qui ne nous permet pas de faire cours comme si l’on pouvait passer outre la suspension du présentiel : la France n’est pas la Silicon Valley, les connexions domestiques s’avèrent souvent défaillantes et même parfois absentes, les écrans peu nombreux (ce dont on pourrait aussi, en temps ordinaire, se féliciter pour la santé et la concentration des enfants !) et il nous faut rester modestes dans nos attentes, prendre le temps que tout s’organise, viser à transmettre l’essentiel sans espérer enseigner tout ce que nous aurions pu délivrer dans le cadre scolaire habituel… sauf à vouloir accroître les inégalités, déjà criantes, au sein de nos classes (comment ne pas culpabiliser d’avoir fait cours à une classe quand la moitié ou même le tiers des élèves n’est pas connecté, faute d’écran ou de possibilité d’avoir accès à celui-ci ? Comment ne pas craindre que la multiplication des cours de ce type ne constitue une trop grande exposition aux écrans ?) S’il fallait encore en faire la preuve, les outils numériques ont beau renouveler et enrichir notre enseignement, rien ne remplacera l’humanité et l’efficacité de la classe, le présentiel, le lien indéfectible entre professeurs et élèves.
En cette circonstance, garder l’œil géographe et historien…
Cette crise sanitaire ne saurait être comprise de nous, dont le métier est de replacer tout phénomène dans son espace et dans son temps, sans que nous usions des outils de la géographie et de l’histoire. Tant de choses nous y poussent, de la diffusion du virus à la comparaison avec des épidémies passées, des différences locales, régionales, internationales devant la maladie et sa prise en charge à sa perception comme étant le résultat d’un long processus d’une mondialisation libérale ou l’occasion d’une redistribution des cartes géopolitiques... Ce sont là les évidences de la situation. Bien plus encore que des clés de lecture du moment, l’histoire et la géographie constituent pour beaucoup d’entre nous des façons d’être au monde. Nous avons besoin de ce recul si souvent revendiqué pour comprendre cette histoire du temps présent qui se fait devant nos yeux, pour saisir ce que ce confinement dit, en négatif, de nos mobilités et de leurs dimensions sociales profondément inégalitaires. Nous devons réagir et comprendre par ce que nous sommes, des historiennes et historiens et géographes de profession. Ainsi, certains d’entre nous ont déjà pu apporter de précieuses analyses et c’est aussi ce que la société attend de nos sciences humaines. Il ne s’agit pas seulement d’achever le programme, aussi intéressant et rassurant que cela puisse paraître, il s’agit de saisir et d’expliquer ce qui se passe devant nous, près de nous, en nous peut-être. Pour cela, prenons le temps alors que nous manquons désormais d’espace.
Et demain ?
Qu’adviendra-t-il après la crise ? Peut-on imaginer que les élèves auront eu le temps de réfléchir à l’essentiel, c’est à dire aux enjeux sanitaires, politiques et économiques du moment ? D’expérimenter, comme leurs enseignants, d’autres temporalités personnelles et collectives ? On se surprend à penser que la suspension des cours pourrait permettre à nombre de nos élèves de mieux apprécier ce que permet le travail en classe, de se souvenir du plaisir à être et apprendre ensemble, mais aussi des fructueuses synergies qui jaillissent du groupe classe et du travail quand il est encadré, en présentiel, par les enseignants. Cessera-t-on d’invoquer le tout numérique sans investissement massif et durable dans nos classes et pour nos élèves… et sans véritable réflexion et formation à ses usages ? Si un investissement massif est réalisé de ce côté, jettera-t-on un voile pudique sur les risques qui en découlent, tant pour l’environnement que pour la santé des élèves et de leurs enseignants ? La crise, dont les causes humaines sont bien connues, est la première à causer une quarantaine d’aussi grande ampleur… Sera-t-elle la seule ou constitue-t-elle la première crise obligeant à un long confinement scolaire ?
S’il est difficile de savoir comment la crise fera évoluer nos métiers, à plus court terme, l’on peine également à imaginer le retour en classe. Dans un contexte sanitaire instable où la fébrilité de notre société et ses inégalités explosent au grand jour, nous espérons que les consignes données seront raisonnables, pesées et extrêmement bien organisées. Et espérons à plus court terme que nous cesserons d’être soumis à tant d’injonctions contradictoires de ceux qui nous gouvernent. La santé des élèves et des personnels devrait être la première des inquiétudes de nos autorités ; les enseignants, plus ingénieux et dévoués que jamais dans ce contexte difficile où ils ont été, dans le bouillon de culture de nos classes, particulièrement exposés, prouvent une fois de plus leur grande conscience professionnelle, leur attachement aux valeurs fondamentales de l’éducation nationale et plus simplement leur dévouement aux élèves, pour éviter décrochages ou vacances anticipées… Qu’on se le dise.
Le Bureau national de l’APHG.
Paris, le 23 mars 2020.
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