ÉDITORIAL : Le moment est venu Historiens & Géographes n° 439

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Par Franck Collard. [1]

Alors que débute la pause estivale opportunément venue pour revigorer les énergies et aérer les esprits, après une année scolaire et universitaire particulièrement éprouvante, et au terme d’une séquence électorale spécialement cruelle pour les dirigeants d’hier et d’avant-hier, reflet du profond mécontentement nourri par les politiques menées, notamment en matière d’instruction publique et d’éducation, la chose la plus salutaire est, à n’en pas douter, de prendre du repos. Il convient aussi de reprendre ses esprits, sans sacrifier à l’adulation aveugle de la nouveauté ni à la critique systématique et sectaire des initiatives prises par le pouvoir qui s’installe. Il est pour l’instant encore permis de lui faire crédit de ses intentions réformatrices. Il sera temps, mises à l’épreuve des faits, d’en pourfendre les faux-semblants dans quelques mois si d’aventure elles venaient encore aggraver la situation de l’école et de l’enseignement, et tout particulièrement celle de nos deux disciplines pourtant cardinales, au sens étymologique du mot, en tant qu’elles sont les gonds de la porte menant les élèves – terme autrement mieux adapté que le mièvre « enfants », le générationnel « jeunes » ou le démagogique « gamins » – de l’ignorance et des préjugés à l’exercice éclairé de la citoyenneté. Pour l’instant, observons, sans naïveté ni hostilité de principe, mais avec la distance critique consubstantielle à notre identité disciplinaire, la mise en place des nouvelles politiques en réfléchissant le plus efficacement possible aux moyens de les rendre bénéfiques à toute la jeunesse de France et à l’École de la République.

Changement d’ère, changement d’air ?

Après le répit d’estive, à la rentrée à venir, le moment va très vite arriver de nous mobiliser, animés des espoirs présidant à toute ère nouvelle. Doit-on reprendre les mots quelque peu ridiculement emphatiques fredonnés en mai 1981 par Barbara, avant des lendemains moins chantants : « quelque chose a changé, l’air est plus léger » ? Il faut admettre qu’un vent nouveau semble s’être levé sur l’Éducation nationale, après des années de vents mauvais orientés d’abord dans le sens libéral (vent d’ouest anglo-saxon) de la défiance envers le service public d’enseignement jugé bien trop onéreux et étranger à l’esprit marchand, puis dans le sens dogmatique (osera t-on dire « vent d’est » ?) d’une raideur bornant la mission de l’École à l’obsessionnelle « réduction des inégalités », fût-ce au prix du nivellement général empêchant les meilleurs de briller sans que cela permette le moins du monde aux moins favorisés de progresser et de s’émanciper par le savoir et la culture. C’est le même état d’esprit qui préfère le hasard du tirage au sort aux aptitudes de l’élève sortant du secondaire comme critère de l’affectation des bacheliers dans les secteurs en tension de l’enseignement supérieur. Cette déconnexion ubuesque entre capacités et orientation, résultat d’une fétichisation de l’accès universel donné par tout genre de bac à n’importe quelle filière de l’université, ne doit guère exister que dans notre beau pays. Ses défenseurs, pourtant acharnés dans la dénonciation de ce qu’ils appellent improprement « l’ultra-libéralisme », se rendent-ils compte que leur position est pour le coup ultra-libérale : laisser-faire, laisser-passer, laisser-échouer ? Le gouvernement semble vouloir mettre fin à cette comédie. Frémissement positif.

Mais le changement de masses d’air ne se fait pas sentir partout. La condition salariale des professeurs continue de se déprécier, au nom du fardeau de la dette dont on s’obstine à vouloir les rendre comptables. L’APHG n’a pas à se substituer aux syndicats pour réclamer une revalorisation significative des traitements, mais elle se doit de mettre l’accent sur l’attractivité dangereusement déclinante d’un métier financièrement déconsidéré, et de s’alarmer du fait que s’en détournent par conséquent trop de jeunes talents baignés des valeurs lucratives de l’époque. Il n’est qu’à entendre les remarques des élèves se demandant bien pourquoi leur estimé professeur a choisi un métier aussi ingrat. Dans nos spécialités, combien de bons et très bons étudiants passionnés par les disciplines géographique et historique, repérés par les enseignants de lycées, de CPGE ou d’université, renoncent à en transmettre les savoirs et les vertus devant les indignes perspectives de paye et les conditions de travail si dégradées qui les attendent ? Même s’il faut le regretter, dans une société où l’avoir a supplanté à ce point l’être, la considération est indexée sur la rémunération. Mais dans ce domaine, souffle hélas toujours et vraisemblablement pour longtemps la bise glaciale de la rigueur.

En visite rue de Grenelle

En revanche, et si contradictoire que cela paraisse avec ce qui précède, l’air a changé, momentanément ou durablement, c’est à voir, en matière de considération professionnelle, sinon disciplinaire. Le ministre en personne, Jean-Michel Blanquer, a reçu le 10 juillet dernier, une délégation de l’APHG dans son bureau de la rue de Grenelle, flanqué d’un conseiller agrégé d’histoire et enseignant en une CPGE située aux lisières nord de la capitale. Prévue pour ne pas dépasser la demi-heure, l’entrevue a presque duré le double, dans une atmosphère d’écoute, d’ouverture et de respect bien différente de celle qui a imprégné les visites précédentes au ministère, toujours faites du reste en l’absence du ministre. Depuis Jean-Pierre Chevènement en effet, aucun titulaire du portefeuille de l’Éducation nationale n’avait jugé utile ni opportun de recevoir l’APHG. Non seulement, l’actuel a fermé une trop longue parenthèse de plus de trente ans, mais il a aussi promis de renouveler régulièrement la démarche, bien convaincu que le contact avec le terrain, sans fard ni langue de bois, valait mieux, pour améliorer la situation qu’il sait très difficile, que le déni ou le mépris auparavant affichés par des gens sûrs d’avoir raison, du haut de leur profession de foi progressiste finissant par tourner à vide. Par la voix de son président et celles de ses deux secrétaires généraux, l’APHG a donc porté avec une totale liberté de parole les doléances et les attentes des professeurs d’histoire-géographie sur quatre points principaux :

• Le plus urgent, la réforme du bac. Disciplines aussi fondamentales pour la cohésion et le devenir du pays que la philosophie, l’histoire et la géographie ont vocation à donner lieu, pour chaque série du bac général comme des bacs technologique et professionnel, à une épreuve terminale consistante et réflexive, moyennant des allègements de programme dans certaines séries, et une évaluation sincère des capacités de raisonnement à partir de connaissances raisonnablement consistantes. Sur ce premier point, partageant l’attachement de l’association à un baccalauréat qui reprenne toute sa valeur et tout son sens, le ministre a néanmoins laissé entendre que la formule de l’examen terminal n’était pas la seule susceptible de donner tout leur poids et de reconnaître toute leur dignité à nos matières. Mais il est ouvert à toute proposition. Le moment est venu d’en concevoir puis d’en formuler, sans maximalisme (car l’histoire-géographie représente déjà un lourd travail dans certaines séries), sans concession non plus au niveau des exigences intellectuelles.

• Second point, la réforme du collège, ou plutôt la réforme de la réforme. L’APHG n’a pu que se dire en phase avec les premières décisions prises, en insistant sur l’épuisement des enseignants et la nécessité absolue de leur simplifier la tâche, c’est-à-dire d’en finir avec les injonctions irréalisables, contradictoires ou nuisibles, qui font perdre son sens au métier. Le ministre a confirmé sa volonté de prendre en compte les souffrances et les plaintes des personnels, ainsi que de transformer les modes de fonctionnement des instances d’inspection, vouées à accompagner les professeurs et à promouvoir la diversité des méthodes pédagogiques en fonction de leur seule efficacité, au lieu d’imposer, sans d’ailleurs forcément en épouser les articles, un dogme éducatif ou didactique par trop ignorant des réalités. Le moment est venu d’imaginer des améliorations concrètes au collège, le ministre s’est dit là aussi preneur de nos suggestions, loin de tout esprit de système ou de revanche à lui indûment prêté par ceux qui auraient aimé sanctuariser la réforme largement rejetée de Mme Vallaud-Belkacem.

• Troisième point, la question de l’autonomie des établissements. Interrogé sur la conception qu’il en a, le ministre a tenu à aller dans le sens de l’APHG, celui d’une autonomie fondée sur la concertation pédagogique, la collégialité et l’adaptation optimale au terrain, à l’opposé d’une conception managériale et verticale qui braquerait encore davantage les enseignants. L’enseignement n’est pas une marchandise, les établissements ne sont pas des entreprises concurrentielles, leur direction n’est pas l’affaire de managers. Le carburant idéologique distribué par certains think tanks libéraux fort peu amis du service public ne fera pas mieux avancer la machine. La définition nationale des programmes doit subsister absolument, les moyens doivent s’adapter aux besoins, les initiatives fleurir, comme les expérimentations innovantes. Le moment est venu d’en proposer.

• Dernier point, la formation initiale des maîtres et les concours. Sans promettre de rendre public le rapport commandé par le précédent pouvoir sur le bilan des ESPE, sans rien ignorer non plus des graves dysfonctionnements qui affectent ab origine ces succédanés à peine améliorés des IUFM, le ministre s’est dit encore une fois disponible à toute remontée du terrain et à une réflexion plus globale sur l’articulation entre les universités et les ESPE. Il sait que les conditions actuelles d’entrée dans le métier sont responsables de bien des découragements et qu’il est impensable de laisser les choses en l’état. Le moment est venu, à partir des expériences des jeunes professeurs et des tuteurs académiques membres de l’APHG, d’ouvrir des pistes d’amélioration de la formation professionnelle initiale, un temps sacrifiée, fut-il rappelé au ministre, sous un certain président, et heureusement rétablie par son successeur. La délégation lui a redit son attachement inconditionnel à une solide formation disciplinaire des futurs professeurs, moyennant des concours nationaux sélectifs et de haut niveau, ainsi qu’un rééquilibrage des maquettes des MEEF et des épreuves du Capes dans le sens d’une plus forte présence des savoirs scientifiques.

Il n’en a pas disconvenu.

Le cœur à l’ouvrage

De ce premier contact avec un interlocuteur sincèrement bien disposé, au pragmatisme consommé et à l’accessibilité certaine, en quête non feinte de solutions, il ressort donc que le moment est venu, pour l’APHG, de produire des idées exigeantes et des propositions constructives. Une fenêtre s’ouvre. La musique n’est plus la même. Oui, l’air a l’air d’avoir changé. Sachons en profiter tout en restant de la plus grande vigilance.

Par voie de conséquence, le moment est venu, en interne, d’intensifier l’action, de faire savoir aux collègues dubitatifs sur l’utilité de l’APHG que celle-ci porte au sommet les revendications des enseignants, qu’elle défend le primat du savoir sur les compétences, des connaissances construites sur les discours déconstructeurs, des pratiques concrètes et éprouvées sur les dogmes et l’idéologie. Plus que jamais, en cette rentrée 2017 qui viendra vite, le moment est venu, dans les Régionales comme au niveau national, de donner notre pleine mesure. D’autres rendez-vous viendront, à la Degesco, à l’Inspection générale ou ailleurs. Souhaitons qu’ils soient empreints de la même volonté de dialogue que l’entrevue de la rue de Grenelle, et que l’état d’esprit affiché dans la lettre ministérielle adressée avant l’été aux enseignants, se retrouve dans l’attitude des cadres de l’Institution, tant il est évident, comme l’a répété J.-M. Blanquer, qu’on ne réforme jamais contre les acteurs du monde éducatif, au premier rang desquels, nous autres, les enseignants.

Que les vents nous soient donc favorables et la brise des vacances la plus légère possible, sans que cette légèreté fasse perdre de vue la gravité des choses.

Cet éditorial ne peut se finir sans que soit honorée la mémoire de Simone Veil, cette grande dame qui savait du plus profond de son être que l’histoire est tragique mais jamais insurmontable, et qu’il faut toujours l’enseigner dans la rigueur de l’exactitude aux jeunes générations, avec le concours d’associations mémorielles comme celle qu’elle présida et dont l’APHG fut et demeure l’indéfectible partenaire. Plus qu’à la magistrate parvenue, contre son propre milieu, à une émancipation professionnelle qu’elle réclamait pour toutes les femmes, plus qu’à la ministre tenace et digne, entrée dans l’histoire en novembre 1974 par son action légalisant l’IVG, avec l’appui du jeune président d’alors, c’est à la jeune lycéenne que vont nos admiratives pensées. Revenue des camps en mai 1945, elle reçut le diplôme, alors prisé, du « bachot » passé et réussi à Nice dans les pires circonstances l’année précédente, avant de descendre en enfer. Nos combats ne sont rien comparés à ses épreuves. Mais ils épousent une certaine idée de la République, forte et sans complaisance. C’était aussi la sienne.

Franck Collard,
Président de l’A.P.H.G

Reims, le 21 juillet 2017.

Voir en ligne : Sommaire du n° 439 d’Historiens & Géographes

Voir en ligne : Sommaire du Dossier du n° 439 d’Historiens & Géographes, "Territoires humains, mondes animaux"

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Notes

[1Président national de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie - APHG. Professeur en Histoire médiévale à l’université de Paris 10-Nanterre.