Se souvenir sans subir
Le triste anniversaire du meurtre de notre collègue Samuel Paty a fait ressentir combien vifs demeuraient la blessure et le traumatisme. Souvenir douloureux et nécessaire, comme celui des combattants tombés lors de la Grande guerre, honorés le 11 novembre. Il a hélas aussi permis de constater que les mêmes errements et les mêmes insuffisances subsistaient, à des degrés de gravité certes différents. Le scandaleux et indigne transfert de culpabilité de l’islamisme radical vers une laïcité qui serait discriminatoire et donc criminogène continue d’être opéré dans certains milieux certes restreints mais parfois proches du monde éducatif. Cécité intellectuelle qui fait parfois confondre aux mêmes islamique et islamiste, ou malhonnêteté militante drapée dans un moralisme stupéfiant, à chacun d’en juger. Si celles des pouvoirs publics furent d’une impeccable dignité, l’organisation à la fois tardive et embrouillée des commémorations devant avoir lieu dans les établissements nous a rappelé la chaotique journée de rentrée des vacances de Toussaint 2020, l’excuse de l’urgence en moins. Munis de recommandations parfois contradictoires (commémorer sans nécessairement rappeler l’événement) et diversement interprétées selon les endroits, alors qu’un cadrage national uniforme eût permis de montrer l’unisson de l’École de la République, les professeurs se sont une fois de plus retrouvés bien peu préparés à une tâche ô combien difficile. Certes, les fiches du ministère contenaient des éléments utilisables, à condition d’avoir le temps d’en tirer parti, ce que les dix jours séparant la circulaire ministérielle du jour de la commémoration ne permettaient guère de faire à des enseignants pris déjà par tant d’autres tâches. Le mérite en revient largement au doigté des professeurs : « seulement » une petite centaine d’incidents ont été relevés : c’est trop mais c’est peu, et il faut prendre garde à ne pas leur faire dire plus qu’ils ne signifient. À cet égard, un troisième problème perdure, un an après, et la campagne pour l’élection présidentielle ne va rien arranger : la propension des médias, qui ont beaucoup sollicité les responsables de l’APHG, à électriser le débat plutôt que d’essayer de comprendre de quoi sont faits les travaux et les jours d’un professeur et de ses élèves. Que d’efforts de pédagogie a-t-il encore fallu consentir pour expliquer que, non, tous les lieux d’enseignement de France n’étaient pas des zones de haute insécurité, que non les enseignants ne se censuraient pas mais devaient s’adapter à des situations très variées, que non, les pouvoirs publics, sous le précédent quinquennat comme sous l’actuel, n’avaient pas laissé sans ressources ni sans appuis les professeurs confrontés, comme cela subsiste encore malheureusement, à des intimidations, des menaces ou des remises en cause de leur mission et de leur autorité. On peut critiquer le vade-mecum de la laïcité, il existe néanmoins. On pourrait attendre des manifestations plus rapides et plus marquées du soutien de l’Institution aux professeurs menacés. Le temps n’est cependant plus où ministre et recteurs regardaient ailleurs. De la nuance avant toute chose.
Face à l’assassinat de l’un des nôtres, face aux insuffisances, aux errements, aux caricatures, l’APHG s’était promis, dans l’éditorial de novembre 2020, de ne pas subir mais d’affronter et d’entreprendre. Elle a tenu parole, d’une part en proposant des ressources de diverses sortes à ses membres (cafés EMC, capsules, journées de formation…), d’autre part en fondant le prix Samuel-Paty qui sera décerné dès octobre 2022. Il a été salué unanimement, a suscité un bel élan d’inscriptions dans les collèges et a été illustré par la magnifique affiche offerte par E. Pignon-Ernest. L’association a par ailleurs pris part à diverses tables-rondes et réflexions autour des questions de la liberté d’enseigner et de l’autorité du savoir. Elle sera vigilante et exigeante quant aux contenus et aux modalités du plan de formation laïcité lancé par le ministère. Elle continuera en ce domaine à outiller les collègues en toute probité intellectuelle, sans outrances ni complaisances. De la nuance avant toute chose.
Après un an de réforme du bac
À côté du meurtre de Conflans, le reste peut paraître très secondaire. C’est pourtant en garantissant la bonne instruction des jeunes esprits et en reconnaissant la pleine capacité évaluative et certificative de leurs professeurs que l’Éducation nationale œuvrera le plus sûrement à la préservation des valeurs attaquées voici un an. Sans revenir sur le premier bilan fait par l’APHG (et disponible sur son site) de la réforme du lycée, assurément positive à l’égard de la spécialité qui favoriserait l’orientation de davantage de bacheliers généraux vers les départements de géographie et d’histoire des universités, sans redire une énième fois que la prime condition de son succès est la réduction des effectifs parfois pléthoriques des classes, sans déplorer de nouveau le sacrifice de nos matières sur l’autel de l’utilitarisme en lycée pro, il convient d’insister sur une des dimensions spécialement néfastes de l’entreprise lancée par le ministre : la « dénationalisation » partielle du baccalauréat. À partir du moment où 40% du diplôme sont constitués d’épreuves de contrôle continu internes aux établissements, dont celles du tronc commun d’histoire-géographie d’ailleurs incroyablement peu coefficientées, l’évaluation devient pour cette partie-là de l’examen, forcément disparate selon les lycées, source d’iniquité et motif de pressions. C’est pour l’harmoniser que le ministère a publié un guide de l’évaluation devant servir de support de cadrage aux dispositifs mis en place dans chaque établissement après consultation des évaluateurs. Un profond malaise découle de cet empiètement caractérisé dans le champ de la liberté pédagogique des enseignants. Effet négatif d’une transformation en elle-même déjà très contestable du bac, la procédure visant à indiquer un modus faciendi à des professeurs réduits, de réforme en réforme, au rang d’exécutants, ne garantiront nullement l’homogénéisation des pratiques entre lycées. Elle favorisera les ingérences d’acteurs – les parents d’élèves pour ne pas les nommer – dépourvus de toute compétence pour déterminer les bonnes et les mauvaises manières d’évaluer, mais légitimement inquiets devant les ruptures d’égalité induites par le nouveau système et leurs conséquences sur l’orientation post bac qui demeure par ailleurs encore loin d’être lisible à tout le monde.
Si la validation en Conseil d’Administration d’un projet d’évaluation par établissement est illégale, l’Institution, qui a prévu des IPR référents, ne se satisfera néanmoins sans doute pas de cadres posés a minima. Une réflexion collective et concertée sur l’évaluation n’est certes jamais illégitime, mais la tournure verticale prise par les événements doit nous alerter. Il est exclu de laisser imposer aux professeurs des rythmes de correction effrénés, des palettes de notations restreintes et des formes d’évaluations (un oral par trimestre par exemple) totalement déconnectées des réalités quantitatives des classes et des horaires impartis aux programmes à boucler. Un équilibre sera à trouver entre l’adoption de principes communs et la préservation des marges d’autonomie indispensables pour s’adapter à chaque classe. Cette autonomie, synonyme de confiance de l’Institution en ses agents, est constitutive de notre identité professionnelle. Sa désagrégation continue mine l’honneur du métier et atteint sa fierté. Sans remettre en cause les nouveaux cursus, nous réclamons des évaluations finales et nationales bien entendu modernisées mais équitables et significatives.
Retours à la normale ?
Marquée par un retour tant attendu au présentiel, la rentrée s’est passée sans trop de dommages, même si les enseignants sentent bien les lacunes accumulées par les élèves de la génération Covid. Prenons garde à ce que les adaptations adoptées sous la contrainte des conditions sanitaires ne se pérennisent pas au détriment des conditions du travail professoral. Il apparaît en particulier que le droit à la déconnexion a tendance à être bafoué par des « usagers » prompts à croire que la classe continue après la classe et aussi pendant les congés scolaires. Pas plus qu’il n’est un distributeur automatique de bonnes notes, l’enseignant n’est un fournisseur inépuisable de contenus.
À l’Université, les complications engendrées par le changement des procédures de choix des masters ne sont pas minces et l’extension partielle du système Parcours Sup à l’entrée en second cycle ne rassure personne mais accable des collègues pris entre l’inflation des demandes et les exigences maximalistes d’inscriptions automatiques faisant bon marché de l’expertise des commissions d’examen des vœux. À maints endroits ont été atteintes les limites des capacités d’accueil d’effectifs ne rentrant plus dans les locaux devenus inadaptés aux formations, sans parler des insuffisances budgétaires conduisant des établissements à dispenser les étudiants d’enseignements fondamentaux pour cause de vacance prolongée de postes de titulaires et de pénurie de chargés de TD. Le monde d’après, si tant est qu’on y soit entré, ressemble furieusement à celui d’avant, sinon que le numérique a progressé pour le meilleur mais aussi parfois pour pallier le manque de salles ou de professeurs. L’articulation des études et des enseignements secondaires et supérieurs reste très insuffisante et l’APHG qui a l’heureuse particularité de rassembler des membres en fonction dans le second degré et le post-bac doit absolument s’emparer de cette question cruciale.
Elle doit aussi être de tous les combats contre le révisionnisme historique qui fait rage depuis l’entrée en lices présidentielles d’une journaliste se prenant pour un historien. En l’occurrence, il ne s’agit pas d’un simple retour aux vieilles falsifications forgées par des nostalgiques de la francisque ou des admirateurs de la légion Charlemagne, mais d’une offensive portée par les mêmes médias en mal d’audience, donc de polémique, et par les réseaux sociaux qui propagent l’erreur, le mensonge et la haine avec une virulence jamais atteinte et une efficacité malheureusement facile à constater. L’exigence disciplinaire que nous revendiquons depuis l’origine de notre association et que la réforme du Capes, redisons-le, ne sert pas du tout, cette exigence réclame une vigilance de tous les instants, ainsi qu’un travail inlassable de validation ou d’invalidation des allégations abusives ou mensongères tournant le dos à des décennies de recherche historique ou d’analyses géographiques. Exigeons une formation plus poussée des journalistes qui laissent dire, faute d’être assez savants, les pires énormités, et prenons-y notre part. Profitons de la spécialité HGSPG pour démonter devant les élèves les mécanismes de fabrication des fake news et pour les rendre exigeants vis-à-vis des organes d’information et des candidats aux élections dont l’APHG ne manquera pas de son côté de scruter les programmes et demander éventuellement la rencontre.
L’énergie de l’espoir
Ce paysage « couleur novembre », pour parler comme la muse de Saint-Germain-des-Prés, doit être rehaussé de couleurs vives et prometteuses d’avenir. Jamais, depuis des lustres, l’association n’a été aussi active ni sollicitée, jamais son partenariat n’a été aussi recherché, jamais l’orientation générale des adhésions et des abonnements à la revue n’a été aussi favorable. C’est le résultat d’un labeur collectif énorme, porté par des personnes remarquables auxquelles le président ne rendra jamais assez hommage. Capsules enregistrées en nombre, innombrables cafés distanciels et désormais de nouveau un peu présentiels mobilisant, comme les capsules, des chercheurs et des spécialistes éminents, séquences cartographiques appuyées sur l’Atlas historique mondial et un narratif aussi limpide qu’attrayant, opérations conjointes avec des structures aussi prestigieuses que la Légion d’Honneur ou la Société de Géographie, partenariats multiples, par exemple avec L’Histoire, Bréal, Les Arènes, les Archives diplomatiques ou La Contemporaine (ex BDIC), collaboration intensifiée aux grands festivals de St-Dié, Blois (à l’un et l’autre endroits, le stand de la revue n’a pas désempli), Fontainebleau, Pessac, Perpignan, Grenoble, organisation, parfois conjointe avec les associations du Supérieur, de journées d’étude sur les programmes des concours ou sur des questions aussi centrales pour notre profession que celle de l’histoire de l’éducation, on n’en finirait pas d’énumérer les initiatives qui fleurissent aussi dans les Régionales. Instituée pour créer plus de lien, L’Infolettre en fait part très minutieusement, sinon exhaustivement. Ceux qui nous croisent nous le disent : l’association se métamorphose, son image rajeunit, son utilité saute aux yeux, sa revue est en amélioration constante. La livraison 456 d’Historiens & Géographes qui rend hommage à S. Paty notamment en publiant un dossier sur la caricature, illustre une fois encore notre attachement à l’excellence, au pluralisme, à la diversité thématique, à la parité disciplinaire, aux questions didactiques et pédagogiques, à l’articulation entre enseignement et recherche, sans négliger les nouveaux courants ni les nouvelles tendances, mais sans sacrifier aux modes en cours ni aux polémiques surjouées. De la nuance avant toute chose.
Comme répété à longueur d’éditoriaux, cette profusion d’activité repose sur un nombre encore trop restreint de personnes. Elles ont besoin de renforts, elles ont besoin de jeunesse, maintenant à leur côté, un jour ou l’autre à leur place. L’engagement en vaut la peine, ne serait-ce que parce que la gratitude d’un collègue aidé ou soutenu, la satisfaction d’un participant à un café ou une journée de formation, les remerciements de grandes figures de nos disciplines pour notre ténacité et notre inventivité emplissent de fierté, d’énergie et d’espoir.
Reims, le jour de la Saint-Martin d’hiver 2021,
celui de la commémoration de l’armistice de la Grande Guerre.
- Président : Franck COLLARD
- Vice-présidents : Joëlle ALAZARD, François DA ROCHA CARNEIRO
- Secrétaires généraux : Christine GUIMONNET, Marc CHARBONNIER
- Secrétaire générale adjointe : Céline DELORGE
- Trésorier : Brice BOUSSARI / Trésorier adjoint : Max AURIOL
En janvier 2022 doit avoir lieu le renouvellement de la moitié des membres du Comité national de l’APHG élu(e)s sur une liste nationale [Statuts rénovés et approuvés en 1975 et modifiés le 6 décembre 1998 par l’Assemblée générale extraordinaire, Titre 2, section 3, articles 8 et 9, en ligne : https://www.aphg.fr/Les-statuts-de-l-APHG]. Le vote aura lieu exclusivement par correspondance. En participant massivement à ce scrutin, vous contribuez au fonctionnement démocratique de l’Association. Un article détaillé sera publié en ligne et dans ce numéro. Les candidatures et éventuellement les professions de foi (ne pas dépasser 600 signes maximum espaces compris) paraîtront en ligne et dans le supplément 456 de la revue Historiens & Géographes.
Contact / Correspondance :
APHG (ÉLECTIONS)
BP 6541
75065 PARIS CEDEX 02
ou par courriel : a.p.h.g@wanadoo.fr (préciser en objet : ÉLECTIONS APHG).
Le Secrétariat général de l’APHG.
Sommaire en ligne du n° 456 de la revue Historiens & Géographes
© Les services de la Rédaction d’Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 30 novembre 2021. Mise en ligne le 27 décembre 2021.