Il y a soixante-quatorze ans, Ida Fensterszab, est une petite française qui n’a pas encore quinze ans, lorsque le 31 janvier 1944, trois gendarmes sont venus l’arrêter dans le petit village de Lié, dans les Deux-Sèvres. Ses parents avaient préféré l’y laisser pour la protéger des rigueurs de la guerre. En 1940, il n’était pas encore question de persécutions anti-juives. Mais quel danger représentait cette enfant juive pour qu’on dépêchât trois représentants de la force publique afin de l’arrêter ?
Ida était née à Paris le 19 novembre 1929, dans une famille juive originaire de Pologne. Sa mère, Chaja Nysenbaum, était née à Ostrow, le 2 février 1898 et son père, Jankiel Fensterzab, à Korpszywnice, près de Cracovie, le 15 octobre 1898. La pauvreté, l’antisémitisme ont poussé Jankiel à quitter la Pologne pour l’Allemagne. Jankiel et Chaja se rencontrent à Berlin où ils se marient en 1923, avant de s’installer en France. Jankiel (Monsieur Jacques) est tailleur pour hommes. La famille habite dans le XIXe arrondissement de Paris, au 88 rue Clavel. Ida a un frère aîné, né en 1924.
Comme d’autres, Ida est internée à Drancy. Les gardiens du camp la dépouillent des trois cent soixante francs qu’elle a dans ses affaires. Le carnet de fouille en fait foi …
Persuadée qu’elle retrouvera sa mère, qu’elle a vue pour la dernière fois au printemps 1942, elle s’accroche à cet espoir, comme d’autres, leurrés, et convaincus de l’existence de camps de travail familiaux…Elle refuse même de consommer l’intégralité des provisions que sa nourrice lui a données, pour pouvoir en donner à sa mère le moment venu. Mais Chaja Fensterszab, arrêtée le 16 juillet 1942 lors de l’opération « Vent printanier » n’est plus. Elle a été déportée le 27 juillet par le convoi 11. Ses cendres ont déjà été emportées par le vent de la Silésie.
Ida raconte à mes élèves le voyage en wagon plombé, la promiscuité, l’impérieuse nécessité de se soulager devant les autres, l’humiliation, dès le début, de ce transport d’êtres humains parqués comme des bêtes. Elle fait partie du convoi 68 du 10 février 1944 : 1500 personnes dont 295 enfants, la plus âgée ayant dix-huit ans et la plus jeune … dix-neuf jours.
Arrivée en plein hiver, dans la neige. Descente sur la Judenrampe. Les rails n’ont pas encore été prolongés pour permettre aux convois de déposer les déportés le plus près possible des crématoire. Alors, il faut marcher dans la neige. Normalement, Ida n’aurait pas dû entrer dans le camp. Trop jeune. Bonne pour le gaz, à cause de la nécessité de mettre systématiquement à mort les enfants juifs. Mais sa coiffure en hauteur (idée de sa mère au printemps 1942), sa bonne mine, ses joues rebondies la font paraître plus âgée. Elle passe du bon côté et entre dans le camp. Toujours habitée par l’espoir de retrouver cette mère aimée, mais qui est au Himmelkommando, le kommando du ciel. Elle l’apprendra, plus tard. Après le passage au Sauna ; après le déshabillage, humiliant ; la tonte, humiliante ; le tatouage, humiliant, qui la dépouille de son nom et fait d’elle le matricule 75 360 : fünf und siebzig tausend drei hundertsechzig. Le choc est violent. L’annonce, crue, de l’assassinat de ceux qui sont montés dans les camions ou ont dû aller dans l’autre file, laisse les gens hébétés. Ida n’arrive pas à croire ce qu’elle entend.
Aux élèves, simplement, elle raconte : la baraque, les chefs de block, l’appel, les kommandos, qui vous tuent (ceux des marais, des pierres) ou vous préservent (celui du Kanada, de l’usine), les sélections, dont on n’est jamais à l’abri. Dans cet enfer permanent, la chance, l’espoir, la volonté, le moral insufflés par les autres aident à tenir. Le courage, l’insolence de la jeunesse pour braver les interdits et aller se laver en pleine nuit, à l’eau glacée. Un peu d’hygiène pour rester digne et tenter de se préserver des maladies. Quelques boutons, la gale, une mauvaise allure mènent vite « au gaz »… Le père d’Ida est déporté le 31 juillet 1944, par le convoi 77, alors que le débarquement a déjà eu lieu. Le camp le sait grâce aux nouvelles arrivées. Elle ne reverra pas son père. Elle survit à la marche de la mort, qui décime la moitié des déportés que les nazis évacuent du camp. Arrivée à Ravensbrück, puis à Neustadtglewe, Ida est aux portes de la mort. Ses pieds ont gelé pendant la marche de la mort, elle a contracté le typhus. Elle raconte avec émotion comment une Polonaise, Wanda, qu’elle essaiera de retrouver après la guerre, lui sauva la vie. Incapable de marcher, elle est, selon ses propres mots, libérée en brouette ! par les soldats alliés.
Rapatriée en France, elle ne retrouve que son frère.
Que faire, comme les autres adolescents dont la vie fut saccagée par la déportation ? Réapprendre à vivre. Après Auschwitz mais avec Auschwitz. Mais aussi parler. Mettre des mots sur l’inimaginable pour le rendre dicible. Raconter la mort, le courage et les rébellions face à la barbarie.
Mais, après la guerre, des oreilles ne purent ou ne voulurent pas entendre, comme auparavant des yeux ne voulurent pas voir, des consciences ne pas savoir.
En plus de vingt-cinq ans de témoignages dans les écoles, les collèges, les lycées, Ida fut une inlassable passeuse de mémoire et d’histoire. De nombreux élèves et enseignants conserveront le souvenir de cette petite femme aux yeux rieurs. Qu’elle en soit remerciée.
- http://memoiresdesdeportations.org/fr/personne/grinspan-ida
- http://www.cercleshoah.org/spip.php?article60
© Christine Guimonnet pour Historiens & Géographes. 04/10/2018. Tous droits réservés.