Izia, à la poursuite de la vie Hommage à Isabelle Choko

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Isabelle Choko s’est éteinte aujourd’hui, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans. Enfermée dans le ghetto de Lodz, elle avait été déportée à Auschwitz-Birkenau au mois d’août 1944, puis à Celle et Bergen-Belsen. Sa mère y mourut du typhus, la laissant orpheline. Installée en France, elle devint championne d’échecs. Sa vie professionnelle et familiale bien remplie, elle consacra du temps à témoigner devant les élèves, à échanger avec les professeurs, à les accompagner en Pologne, à rassembler les récits de ses vies successives dans trois livres. Elle tenait énormément aux lettres, dessins, qu’elle recevait après les témoignages, les conservant précieusement, comme autant de preuves de l’utilité de ces moments passés dans les collèges et les lycées.
Elle avait repris la présidence de l’Union des Déportés d’Auschwitz, suite à la disparition de Raphaël Esrail. En janvier dernier, avec La mort en échec, publié chez Grasset, elle livrait dans ce court texte, l’ultime récit des moments marquants de sa vie.

Les collègues qui l’avaient rencontrée la reconnaîtront certainement dans ce portrait, qui puise aux sources de l’histoire, de la mémoire et de la chair des témoignages qu’elle a laissés.
A sa famille, dont elle parlait souvent, source de joie et de bonheur, à ses camarades de déportation (UDA, Amicale de Bergen-Belsen), l’APHG présente ses sincères condoléances.

Par Christine Guimonnet [1]

Isabelle Choko, née Izabela Sztrauch Galewska, c’était Izia. La petite fille puis l’adolescente du ghetto de Lodz, déportée à Birkenau et déversée sur le quai avec les survivants à la descente du wagon, la jeune fille contrainte aux travaux forcés en plein hiver, tentant de protéger sa mère, l’orpheline ravagée par le typhus, aux portes de la mort dans ce charnier qu’était Bergen-Belsen. Avoir perdu ses parents, avoir failli mourir, mais lutter et se relever. Combattre pour vivre, pour construire, et raconter. Comme d’autres survivants, elle avait commencé à témoigner une fois à la retraite, à la demande d’un de ses petits-enfants, alors à l’école au Canada. Un mari aimé, Arthur, trois fils, des petits-enfants, plusieurs activités professionnelles furent au cœur de sa deuxième vie. Car Izia, c’était l’enthousiasme, la détermination, une intelligence vive, la curiosité, la générosité. Elle s’était passionnée pour Haïti et ses peintres, dont elle était devenue une spécialiste. Entre deux rencontres pédagogiques, nous sommes parties en voyage en Pologne, avons travaillé pour un article [2], échangé courriers, photos, partagé repas, verres de l’amitié, éclats de rire, longues discussions ... la vie !

Quatorze ans après le premier témoignage, mes élèves sont installés, concentrés, attentifs à ses paroles. Ayant entendu Izia à plusieurs reprises, je pourrais presque dire que je connais son témoignage par cœur, même si elle-même narre ses souvenirs en fonction de son auditoire, et de l’état dans lequel elle se sent. On mesure difficilement à quel point chaque retour dans le passé, chaque rencontre avec les morts, peut être une épreuve.
Elle commence ... j’entends sa voix posée et douce, tranquille mais assurée, juste un peu ralentie par les années qui ont passé.
Elle livre un récit tragique, mais où la volonté de vivre est présente en permanence. Avertir, donner du sens aux faits.
Je ne témoigne pratiquement jamais de la même manière. J’adapte mon témoignage à l’âge et à la qualité de l’auditoire. Egalement à mes émotions du moment. Parfois aussi à l’actualité. Mais je ne suis pas là pour qu’ils aient pitié de moi, ni pour qu’ils pleurent. Je n’ai pas besoin de compassion sur mon sort de juive persécutée. Il faut leur faire prendre conscience de ce qu’est pour nous la mémoire au nom de ceux qui ont disparu, qui sont morts en emportant l’idée que tout ce que nous avions vécu ne se reproduirait pas, puisque ceux qui allaient survivre pourraient parler, raconter. Mais notre punition de survivants est aussi celle-là : voir que la leçon n’a pas été tirée. Je souhaite avant tout qu’ils tirent la leçon de mon témoignage et qu’ils aient plus de courage pour affronter leurs propres difficultés, voire apprécient davantage le fait d’être libres et de pouvoir construire leur vie.

Toujours élégante, impeccablement mise et maquillée, Izia continue, à 92 ans, de scruter les bruissements du monde. Rien de ce qui se passe dans son pays natal, qu’elle juge avec lucidité, et aujourd’hui avec un peu moins de dureté que lors de nos premières discussions, ne lui échappe ... le nationalisme, les réécritures de l’histoire par le PIS, les résurgences de l’antisémitisme la révulsent et l’inquiètent. Elle s’était confiée à un journaliste du Journal du Dimanche, le 23 février 2019.
Elle militait inlassablement contre l’oubli dans des associations, comme l’Union des déportés d’Auschwitz, l’Amicale des anciens déportés de Bergen- Belsen, ou encore le Cercle d’étude de la déportation et de la Shoah, pour lequel elle avait rédigé le compte-rendu de la cérémonie de commémoration du 75e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz.. En 2005, elle avait publié un premier récit, Mes deux vies. Mais ce qu’elle considère véritablement comme son livre de mémoires a été publié en 2020, sous le titre La jeune fille aux yeux bleus, dans la collection Témoignages de la Shoah.

Izabela, née le 18 septembre 1928, à Lódz, une ville industrielle de Pologne dans une famille juive, est l’enfant unique d’un couple de pharmaciens. Sa mère et ses deux tantes maternelles avaient pu suivre des études à l’université en y excellant, car la Pologne ayant instauré un numerus clausus pour les Juifs, seuls les quatre ou cinq premiers de chaque discipline avaient la possibilité de poursuivre les études supérieures. Ses parents travaillent beaucoup et elle est une enfant assez privilégiée, scolarisée dans une école pilote, à la pédagogie différente. Le polonais est sa langue maternelle. Dans sa famille, on ne parlait pas le yiddish au quotidien, et ses parents, quand ils ne souhaitaient pas qu’Izia les comprenne, utilisaient cette langue.
La fin de l’été 1939 se déroule dans des bruits de bottes, une sourde inquiétude, que perçoit néanmoins la fillette de onze ans, très préoccupée par la lecture. et pressée de partir en colonie à la campagne. La défaite de la Pologne, l’entrée des troupes nazies, la formation du ghetto de Lódz feront basculer son existence en quelques jours.

J’avais entendu parler des nazis, d’Hitler, de ce qui se passait dans le monde, mais je n’imaginais rien de tout ce qui allait arriver.

Dans un pays où l’hostilité à l’égard des Juifs pouvait être virulente, la politique antisémite nazie se développe très vite, entre interdictions, humiliations et vagues de violences. Les Juifs ont d’abord interdiction de traverser la rue principale, de se déplacer comme ils le souhaitent. Puis, c’est la confiscation des entreprises juives, et le port des deux étoiles (une devant et une derrière) obligatoire. Aryanisée, la pharmacie familiale passe en de nouvelles mains, puis c’est le tour des meubles.
En 1940, tous les Juifs de Lodz (Litzmanzstadt en allemand) sont contraints de déménager pour habiter dans le ghetto. Les scellés sont placés sur la maison, et une fois la famille partie, la récupération (le vol) peut commencer.
Le quartier de Baluty, le plus pauvre de la ville a été choisi pour enfermer la population juive. Suivent cinq longues années de privations. Lorsqu’Izia était enfant, ses parents et sa famille exceptés, seuls comptaient les livres et l’école. L’importance de la culture, les livres reviennent régulièrement dans son témoignage.
Dans les 5 m2 accordés par personne, la famille doit s’organiser. On fait griller les épluchures de pommes de terre, on confectionne un gâteau avec le marc de l’ersatz de café.
A l’école, la première mauvaise note pour Izabela est en allemand. Elle se rappelle que la phrase la plus polie entendue dans la langue de Goethe, était « Dépêchez-vous, sales Juifs ! ».
Si les Juifs du ghetto sont pratiquement coupés du monde extérieur, la radio leur permettra cependant d’être au courant de l’insurrection du ghetto de Varsovie en 1943. De ce qui se passe dans les centres d’extermination voisins, rien ou presque, ne filtre. La propagande allemande et celle du Judenrat (conseil juif chargé de gérer le ghetto) étouffent les inquiétudes. L’information interne est soigneusement verrouillée.

Izia travaille dans un atelier de fabrication de chapeaux. Le ghetto de Lódz s’est transformé en une vaste manufacture pour l’industrie allemande. Le travail garde en vie…pour un certain temps seulement. Tout le monde travaille à partir de douze ans. Entre deux périodes de travail, la petite fille se réfugie dans la lecture, seule évasion possible. « Un bout de pain, ça durait cinq minutes. Un livre, une heure, une heure trente. »
L’enfermement ... pour tenter de le faire appréhender, je demande aux élèves d’imaginer qu’ils sont enfermés, dans un espace réduit, dans la promiscuité, avec des difficultés de ravitaillement et le danger permanent de la mort qui rôde, du début de la sixième à la fin de la troisième. Leurs quatre années de collège ...

La vie dans le ghetto a été abondamment photographiée. Henryk Ross, employé comme photographe officiel par le Département des statistiques, chargé des clichés d’identité et de propagande, a pris également de nombreux clichés clandestins. Il avait enterré ses négatifs au cours de l’été 44, et avait pu les récupérer après la défaite nazie.

Mendel Grossman a également abondamment photographié les conditions de survie dans le ghetto, devenu une micro-société recomposée dans le travail, sous contrôle, avec des différences notables en fonction de la place occupée par chacun. On y trouve aussi bien des clichés qui montrent l’ampleur de la tragédie qui s’y joue, que des pulsions de vie, des moments d’espoir.
D’autres clichés de l’Autrichien Walter Genewein, commentés par un médecin survivant du ghetto, sont visibles dans le documentaire de Dariusz Jablonski, Le photographe. Genewein, à la tête du département des finances au sein de l’administration allemande du ghetto était soucieux de montrer que le ghetto était bien géré : ses photos ont donc pour seul objectif de montrer l’activité économique. Ses interrogations relatives à la bonne marche de ses appareils et aux défauts que certaines de ses pellicules montrent lors du développements semblent surréalistes, quand on sait que la mort rode constamment. Deux univers parallèles qui ne se croisent pas.
Les bijoux sont bradés, pour améliorer un ordinaire déjà très difficile. Aujourd’hui encore, quand on lui montre un diamant, Izia ne peut s’empêher de voir des pains de campagne derrière.

Mais, régulièrement, ont lieu des rafles qui emmènent ceux qui ne peuvent travailler (enfants, vieillards, malades)…pour mourir à Chelmno ou à Birkenau. La faim, le froid, les maladies font des ravages. Izia tombe malade. C’est la typhoïde. Elle en réchappe, mais son père, affaibli, meurt dans le ghetto. Elles se cachent pour échapper aux rafles mais au mois d’août 1944, c’est la liquidation du ghetto. Il faut partir : sa mère emballe quelques affaires et, toujours pragmatique, pense qu’il y aura peut-être une école, où Izia pourrait étudier pendant qu’elle ira travailler. Elle ajoute dans le sac les bulletins scolaires d’Izia ... on ne sait jamais. Des décennies plus tard, cet épisode montre l’instinct de survie et la volonté de se convaincre que le pire est derrière soi ... Izia et sa mère sont embarquées dans un wagon. Sa mère met en place une organisation permettant à chacun de prendre l’air. Izia apprend à éviter la panique.
Elles descendent sur la rampe dont les rails ont été prolongés à l’intérieur du camp ; un détenu, qui n’a pourtant pas le droit d’adresser la parole à ceux qui sortent des wagons, l’avertit de l’existence d’une sélection au bout du quai.

La voie ferrée avait été prolongée grâce à des travaux réalisés par les déportés pour que les convois arrivent au plus près des chambres à gaz. Un jour d’octobre 2006, Izia et moi marchons le long des rails, elle essaye de se remémorer l’endroit exact où elle est descendue soixante-deux ans auparavant.
Nous parlons de son premier retour à Birkenau, en 2001, qui l’a laissée en état de choc, puis du suivant, où elle s’est retrouvée sur la rampe, presqu’au même endroit : Je n’ai pas eu peur, puisque tu m’as posé la question. A ce moment-là, je vois ma mère. Et lorsque j’ai regardé au bout du quai, du côté de la porte d’entrée du camp, j’ai une sorte de flash en voyant toute ma famille…comme s’ils avaient tous posé pour la photo… Là encore, je revois la descente du train et ce déporté qui me parle à voix basse alors qu’il risque la mort.
« Fais attention, fillette, au bout du train, il y a une sélection. A gauche la vie, à droite la mort. Alors, prends garde et de toutes tes forces, fonce à gauche ! ».
J’ai remonté la file, avec ma mère, en répétant aux gens d’aller à gauche, d’aller à gauche. Je voulais essayer de prévenir le maximum de personnes sans provoquer de panique. Nous étions épuisés et hébétés, ils ont dû me prendre pour une folle. Aujourd’hui encore, je me demande s’ils ont compris, car ils n’imaginaient pas le pire. Au bout de la file, c’est la sélection, je le sais et j’ai peur pour ma mère, dont les cheveux ont blanchi en une nuit dans le ghetto. Elle a quarante ans mais paraît tellement plus âgée. La badine nazie m’envoie à gauche, et dans la bousculade, je tire ma mère vers moi. Nous restons ensemble.

Déshabillées, rasées, tatouées, avec la sensation de ne plus être des femmes, ne se reconnaissant plus, revêtues de robes rayées, Izia et sa mère entrent dans le camp : elles passent la première nuit dehors, avant d’être emmenées dans une baraque.
Mais elles n’y restent que peu de temps, car elles sont envoyées à Celle, en Allemagne dans un kommando de travail. L’hiver approche, les travaux sont durs, elles n’échappent à la descente dans la mine de sel que pour devoir aller poser des rails.
Bergen-Belsen est l’étape ultime : Izia et sa mère arrivent dans un camp surpeuplé et infesté de poux et ravagé par le typhus. Mme Sztrauch-Galewska meurt à Bergen-Belsen. Izia, atteinte par le typhus, la diarrhée, l’eczéma, la pleurésie échappe de peu à la mort. Mais elle est désormais seule au monde. Sa mère avait toujours pensé qu’elle arriverait à survivre. Izia raconte cette période dans un témoignage pour le Mémorial de la Shoah.

Après un séjour en Suède pour reprendre des forces, elle arrive en France, où elle retrouve un oncle paternel et sa famille.
Sa seconde vie sera bien remplie : championne de France d’échecs, mariée à Arthur Choko et mère de trois garçons, designer dans l’industrie plastique, puis directrice de restaurant, dont « Le Totem » au Musée de l’Homme et enfin experte en tableaux modernes et contemporains, avec une prédilection pour la peinture haïtienne.
Il fallait se remettre à vivre, et pour y arriver, enfouir la période de la guerre ...
La retraite venue, le passé était « autorisé » à refaire surface. Elle peut alors respecter la promesse faite à celles qu’elle a laissées à Bergen : « Quand le monde saura ce qui est arrivé jamais pareille chose ne se répétera ».
Mais il fallut attendre de longues années avant que le monde européen ne soit prêt à évoquer le sort promis aux Juifs par le Troisième Reich, et que la particularité de la déportation juive émerge de la déportation en général.

Izia confiait que ses premiers témoignages étaient probablement moins bien construit qu’aujourd’hui !

Certains déportés peuvent témoigner trois ou quatre fois de suite. Pour moi, c’est impossible. Témoigner est une épreuve, car je pense à ma mère, à mon père, à tous ceux que j’ai perdus. J’ai accepté une fois de donner mon témoignage à deux reprises dans la même journée, mais il m’a fallu un temps de récupération entre les deux séances. J’aime ce contact avec les élèves ; leurs réactions et leurs lettres me font oublier en partie la difficulté de témoigner et m’encouragent à continuer.

Reste-t-il des traces du passé englouti, des objets, des photos de famille, quand on sait que la ghettoïsation, puis l’extermination s’accompagnaient d’une spoliation à grande échelle ?

Avant de partir pour le ghetto, ma mère avait confié à une employée de la pharmacie des objets de valeur (quelques bijoux, des porcelaines et cristaux) et elle lui avait également confié ma poupée. Lorsque j’étais enfant, mes parents et ma famille exceptés, seuls comptaient les livres et l’école. Lorsque mon mari s’est rendu en Pologne, je lui ai demandé de retrouver cette femme, ce qu’il a fait en la recherchant avec un de ses oncles, rescapé de Treblinka.
« Ramène-moi ma poupée ! Les bijoux ne m’intéressent pas, elle a dû les vendre, à cause de la guerre, pour acheter à manger. Mais une poupée, cela n’a pas de valeur, pour moi, c’est sentimental, je n’ai pas assez joué avec ! »
Elle n’avait pas la poupée mais leur a dit de revenir plus tard. A ce moment-là, elle a donné à mon mari un cœur en plaqué-or avec les photos de mes parents. J’en avais perdu le souvenir, mais c’était moi qui avais découpé les photos. J’étais folle de joie. Un autre de mes souvenirs était la chambre de mes parents : un lit, une armoire et une coiffeuse en bois de rose. J’ai essayé de revenir dans l’appartement mais je ne voulais pas le faire seule. L’appartement était dans un état d’abandon, de saleté. J’ai été reçue très gentiment. Mais je n’avais rien à racheter ! Avant notre départ pour le ghetto, les scellés avaient été posés sur l’appartement. Les Allemands se sont servis…

Isabelle Choko raconte dans le cadre du Cercle d’étude de la déportation et de la Shoah les derniers jours à Bergen-Belsen, la mort de sa mère, atteinte du typhus.
Soudain, je me rends compte du sacrifice de mes parents. La première fois, lorsque j’ai guéri de la typhoïde, mon père est décédé. La deuxième fois, j’ai survécu au typhus et ma mère a quitté ce monde. Dans mon esprit, il n’y avait plus de doute : mes parents sont morts pour que je vive.

© Les services de la rédaction d’Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 21/07/2023

Notes

[1Professeur d’histoire-géographie au Lycée Camille Pissarro de Pontoise et Secrétaire générale de l’APHG

[2Le témoin survivant des camps entre histoire et mémoire, Historiens et Géographes n°399 et 400, 2007