ÉDITORIAL : Brumaire, Ventôse, Vendémiaire et Germinal Historiens & Géographes n° 444 (à paraître le 30/11/2018)

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Par Franck Collard. [1]

Brumaire, Ventôse, Vendémiaire et Germinal.

Si le calendrier révolutionnaire aux noms de mois si inspirés prête quatre d’entre eux au titre de cet éditorial d’automne, ce n’est pas tellement à cause d’un film de qualité sorti récemment ni de la réouverture historiographique du fascinant dossier de Robespierre, non, c’est pour rendre de quatre mots l’impression que laisse cette saison de rentrée, marquée par la succession brutale de l’estival et de l’hivernal. Mais laissons les aberrations météorologiques aux climatologues et parlons de l’atmosphère qui règne depuis plusieurs mois sur le monde éducatif en général et sur notre discipline en particulier, après quelques considérations sur notre Association.

La graine et le fruit

Même le lecteur le moins perspicace aurait peu de mal à deviner lesquels des mois susnommés s’appliquent à cette dernière. Semées voici plusieurs années déjà, les graines de la rénovation germent lentement et les promesses de récolte fructueuse se dessinent. Il faut simplement de la patience et de la ténacité. Parmi de multiples initiatives et entreprises de régénération, mentionnons l’enquête menée auprès des lecteurs présents ou passés de la revue Historiens & Géographes, expression vivante de l’APHG. La collecte des nombreuses réponses et leur dépouillement laissent apparaître un grand attachement à la revue papier en même temps que des aspirations légitimes à sa modernisation formelle comme à l’évolution inévitable de ses contenus. La riche vendange effectuée permettra des transformations alliant la fidélité à la nature particulière et originale de la publication à l’audace du changement, souhaitable à condition qu’il s’opère avec méthode et raison. Le tournant numérique pris depuis quelques années sera poursuivi dans l’optique d’une complémentarité accrue entre l’édition papier et la version électronique, avec des contenus innovants et adaptés. L’ouverture des colonnes à de jeunes historiens ou historiennes et à de jeunes géographes initiée récemment par l’heureuse formule des « cartes blanches » est appelée à se pérenniser. L’articulation des thèmes traités avec l’actualité « festivalière », si l’on s’autorise à employer une expression un peu mondaine, est promise à un bel avenir. Elle a valu un réel succès au numéro consacré à la France de demain dont traitait le festival de Saint-Dié 2018. Signalons au passage la qualité des ateliers, tables-rondes et autres sessions d’étude proposés par l’APHG tant en Lorraine que sur les bords de Loire, même s’il demeure bien des améliorations à apporter en termes de visibilité et d’intendance. La présente livraison de la revue numérotée 444 atteste de la belle capacité des rédacteurs à mobiliser les réseaux scientifiques au plus haut niveau pour produire des mises au point de grande valeur, tout en menant à bien des partenariats prometteurs avec des sites émergents et des entretiens avec les grands acteurs de la recherche historique et géographique. Tout cela est le résultat du travail généreux de bénévoles habités par la foi dans le savoir et sa transmission. Grâce leur soit rendue de faire revenir Vendémiaire tous les trois mois !

Germinal était, selon la nomenclature de Fabre d’Églantine, le mois du renouveau, celui de la germination des jeunes grains bientôt prêts à sortir du sol. En cet automne électoral – foin des mid-terms, c’est du renouvellement de la moitié du Comité national qu’il s’agit –, il est important que de nouvelles figures apparaissent dans les organes de l’association. Les candidatures témoignent de ce rajeunissement et une autre respiration affectera aussi le Conseil de gestion et le Bureau national, dans le souci permanent d’améliorer la gouvernance de l’Association. Votez nombreux pour donner une nouvelle vigueur à celle-ci et participez nombreux à l’AG de décembre. La vitalité de l’APHG en dépend, et par conséquent sa représentativité face aux interlocuteurs ministériels ou face aux associations concurrentes, habiles à faire du bruit mais loin de faire nombre et encore plus loin de faire avancer la cause de nos disciplines et celle des élèves qui les intéressent moins que des positionnements hostiles et des postures avantageusement (?) radicales.

Brumeux et venteux

C’est ici que l’on retrouve Brumaire et Ventôse, en l’an II du ministériat de Monsieur Blanquer. La brume pour ce qui entoure les projets du ministère, le vent tempétueux pour les rafales que ces projets risquent de provoquer. L’APHG suit au plus près les évolutions de la réforme du baccalauréat et des programmes de lycée général et technologique. Elle a été et sera reçue en haut lieu. Elle a toujours affiché une vigilance constructive face à une entreprise qui semblait aller dans le bon sens au départ, et une fermeté résolue quand il s’est agi de contester le partage de la spécialité histoire-géographie-géopolitique et sciences politiques. Les derniers rebondissements et une certaine désinvolture des interlocuteurs ministériels prompts à décommander inopinément des rendez-vous et à en refixer d’autres tout aussi expéditivement ont engendré un mécontentement, voire une défiance devant les réelles intentions des « réformateurs ». Outre une surdité obstinée à nos demandes insistantes de révision du partage de la spécialité, à encadrer au moins, puisqu’il semble inéluctable, par un arbitrage national, au lieu de laisser les choses se régler au sein des établissements, il est à déplorer les conditions, dénoncées par l’ensemble des associations disciplinaires, dans lesquelles s’est déroulée l’audition accordée par le CSP pour discuter des nouveaux programmes. En compagnie des représentants des deux associations de spécialistes du Supérieur conscientes des enjeux de la réforme (SOPHAU et SHMESP), l’APHG a en effet dû découvrir sur le moment de l’entrevue ce que le groupe chargé d’élaborer les programmes, groupe soit dit en passant vide de tout représentant de l’Association, ce qui est une bien étrange manière de profiter de son expertise, avait conçu pour le tronc commun et la spécialité. Certes, du temps a été consacré à la discussion mais on ignore à l’heure où ces lignes sont écrites si les nombreuses remarques et critiques émises par les participants seront prises en compte. Globalement, le programme de tronc commun présente des améliorations par rapport à l’existant, avec une classe de seconde vouée en histoire aux périodes non contemporaines et une logique chronologique heureusement restaurée ensuite. Dans le détail, bien sûr, des critiques sont à faire quant à la portion encore amenuisée de l’Antiquité et du Moyen Âge, qui devraient au contraire profiter du temps rendu aux époques anciennes par le bornage à 1789 du programme de seconde ; l’orientation institutionnelle et politique paraîtra rétrograde à d’aucuns, certains thèmes sembleront trop discrets, l’approche géographique apparaîtra discutable. Nul ne peut nier qu’il y a un parfum prononcé de retour aux fondamentaux. Mais que ceux qui s’en émeuvent à longueur de tribune grandiloquente ou véhémente contemplent les résultats des programmes précédents, avec leur ambition disproportionnée ! Ce qui est sûr, c’est que les volumes horaires étant ce qu’ils sont, le survol risque de prédominer. Les collègues ont hélas l’habitude de devoir s’y résoudre. Ce qui les interrogent davantage, et à raison, est le programme de la spécialité à partager, non dénué d’intérêt, pour ce qui est de la première – celui de terminale est seulement très brumeusement esquissé – mais dont la mise en œuvre puis l’évaluation en principe partagées avec les enseignants de SES s’annoncent de la plus grande complexité. Sous les attraits des « sciences sociales » dissolvant les disciplines – à la joie de ceux que le mot révulse – risque de se tapir un monstre intellectuel et organisationnel qui ne fera qu’ajouter de la confusion avant de semer la discorde voire la tempête. La maigreur des volumes horaires en filière technologique ne risque pas d’améliorer les choses. Mais le plus révoltant est le sort des lettres et de l’histoire-géographie dans la filière professionnelle. Là pas de brume, un vrai scandale, préparé à l’insu des associations disciplinaires qui n’ont même pas été jugées dignes d’être reçues par l’équivalent de la commission Mathiot, puis ont découvert l’étendue des dégâts, dans l’indifférence générale, il faut bien l’admettre, puisque ceux qui font l’opinion ne connaissent que les voies royales. Comment espérer former des citoyens en divisant par deux le nombre déjà réduit d’heures consacrées à inculquer la culture générale indispensable ? Étrange façon de considérer le public scolaire déjà défavorisé d’une voie pourtant censée devoir être revalorisée que de le priver ainsi du minimum culturel décent. Espérons qu’une prochaine rencontre avec le cabinet permettra d’infléchir un peu les choses, mais le déroulement de la précédente entrevue ne laisse rien augurer de bon. Ils décident, nous exécuterons, comme dans « l’ancien monde ». On ne peut s’empêcher de penser, en fin de compte, que la finalité de ce genre de mesure revient à faire des économies de postes, supputation bien peu ingénieuse du reste puisque le budget 2019 affiche une diminution des emplois d’enseignants et du nombre de places aux concours. Dans ce contexte de dissipation des brumes flatteuses de l’aube du quinquennat, l’APHG remplit sa mission. Elle alerte et met en garde les responsables, elle s’exprime dans les grands médias quotidiens qui la contactent régulièrement, ainsi que dans les hebdomadaires les plus lus, elle émet des contre-propositions programmatiques, elle ne souffle pas sur les braises en donnant dans l’outrance, la caricature et l’invective ni ne surfe de manière opportuniste sur les désamours du moment. Mais elle s’interroge, gravement, sur la capacité d’un corps enseignant malmené depuis tant de temps à encaisser d’énièmes réformes habillées d’intentions louables et sans doute sincères, mais discréditées par des façons de faire qu’on pensait révolues et subordonnées aux buts inavoués des gestionnaires de la rue de Grenelle.

La brume et le vent s’abattent aussi sur la réforme ParcoursSup dont la mise en œuvre précipitée et largement improvisée a brouillé les intentions valables ou à tout le moins défendables, quoi qu’en aient dit les partisans de l’accès inconditionnel de tous les bacheliers à l’Université, partant du fait qu’ils la considèrent comme un service social. C’est d’abord un lieu d’apprentissage de haut niveau ainsi que c’est le cas dans la majeure partie des pays comparables avec la France. Mais le bilan de la loi ORE n’est pas à la hauteur de ses intentions, si tant est que l’on puisse disposer de statistiques claires. Elle a engendré de la fébrilité dans les familles, permis l’exploitation démagogique des malheurs de « sans fac » déboutés, en réalité, dans beaucoup de cas, de demandes présomptueuses voire jamais formulées, alourdi la charge de travail des collègues du Secondaire et des commissions du Supérieur, engendré des disparités incompréhensibles voire des injustices faute d’un référentiel national qu’il était pourtant si simple de mettre en place et qui eût évité cette concurrence absurde entre les établissements. OSE a aussi infligé un rude démenti à l’idée d’autonomie des universités puisque les recteurs se sont chargés d’affecter autoritairement les étudiants sans place, augmentant ainsi le nombre des « oui-si » (parfois multipliés par quatre) en droit de suivre une formation adaptée. Inutile de décrire la pagaille suscitée, le caractère insatisfaisant des enseignements proposés, montés à la va-vite. Mais le plus frappant est qu’en certains endroits, les dits enseignements ne sont pas suivis par le dixième de ceux qui devraient y assister, en réalité très peu motivés et absolument pas contraints faute de dispositifs de contrôle d’assiduité imaginés à temps. Bref, un coup d’épée dans l’eau qui a eu pour seule vertu de mieux faire apparaître quels types de lycéens suivaient des études supérieures d’histoire et de géographie, et dans quel état d’esprit. Ceux que leur scolarité antérieure n’a guère préparés à la chose atteignent çà et là des proportions considérables et ce ne sont pas les « remédiations » cosmétiques conçues à moindre coût qui les aideront beaucoup. L’APHG attend qu’un retour sur cette expérience peu concluante soit fait pour améliorer le nouveau système d’accès aux études universitaires et lui donner sa légitimité. Entre une Université fréquentée par des « ayants droit » sans appétence ni projet et l’enseignement supérieur anglo-saxon si terriblement ségrégatif, il doit bien y avoir une voie équitable et raisonnable.

Périls à conjurer

Brumaire fut aussi le mois d’un coup d’État fameux qui mit fin à dix années d’expérience démocratique plus ou moins heureuse. En ces temps de fragilisation des démocraties, y compris au cœur du Vieux Continent, en ces temps de falsification éhontée de l’histoire et d’instrumentalisation de la géographie pour justifier des opérations politiques ou militaires contraires à l’Etat de droit, il nous revient à nous autres, historiens et géographes, de redoubler de lucidité, de vigilance et d’intransigeance face aux négationnismes et aux outrances de tout genre et de toute provenance. Des témoins survivants des années noires disent leur angoisse et leur stupeur devant la résurgence de la haine antisémite. La parole simplificatrice et violente se libère. La « vérité alternative » fait des ravages. La consolidation de nos matières dans le lycée de demain s’impose donc plus que jamais. La mobilisation de nos forces pour y parvenir aussi.

Montrouge, le 6 novembre 2018.

Première et Quatrième de couverture HG 444 - tous droits réservés.
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Sommaire du n° 444 (novembre 2018)

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Notes

[1Président national de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie - APHG. Professeur en Histoire médiévale à l’université de Paris-Nanterre.