ÉDITORIAL : Prendre soin, prendre garde, prendre date Historiens & Géographes n°451 (parution le 31/08/2020)

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Par Franck Collard. [1]

Prendre soin, prendre garde, prendre date.

La médiatrice de l’Éducation nationale a remis le 10 juillet dernier au ministre inchangé (bon gré, mal gré) de la rue de Grenelle un long rapport plein de bonnes intentions. Il est intitulé « Prendre soin : une autre voie pour prévenir les conflits ». On ne saurait trouver programme plus sage pour gérer une rentrée qui s’annonce à tous égards redoutablement compliquée et donnerait des cauchemars plutôt que des « rêves de septembre » dont se bercent une grande fédération de parents d’élèves et une de ses maîtresses à penser.

Bonnes paroles

Prendre soin des élèves, des étudiants, de leurs enseignants, de l’École : oui, il serait grand temps de le faire après les épreuves traversées, et pas seulement en procédant à des enquêtes destinées à savoir comment le confinement puis le déconfinement partiel ont mis (rudement) à l’épreuve le métier de professeur. Entre l’apologie de leur résilience numérique faite par les exaltés de la dématérialisation – souvent les mêmes que ceux qui voient dans la Covid une divine surprise propice à accélérer la marchandisation de l’Instruction – et les imputations honteuses d’abandon de poste formulées par des médias aussi prompts à mettre au pinacle qu’au pilori, les professeurs ne trouvent pas qu’on ait tellement pris soin d’eux.

L’immense majorité a fait son devoir et bien au-delà, pris sur son temps de repos et son matériel personnel pour imaginer des formes de continuité pédagogique adaptées au public scolaire, contrairement à certaines injonctions irréalistes de l’Institution. Le corps enseignant a maintenu tant bien que mal le lien avec les élèves et les familles. Il a essayé d’évaluer au plus juste les capacités des premiers sous la pression parfois lourde des secondes et malgré les consignes d’indulgence plénière des rectorats, d’où les mirifiques résultats du millésime 2020 du baccalauréat, et la rentrée universitaire à effectifs gonflés qui se profile. Chaque professeur a bien conscience des lacunes non comblées, du manque à apprendre, des béances programmatiques consécutifs à la crise sanitaire et donc de la fragilité des diplômes délivrés, à base de contrôle continu maison, source d’inéquités évidentes. Espérons que l’expérience subie servira de leçon aux adversaires de l’évaluation nationale et anonyme des aspirants-bacheliers. Sans doute eût-il été raisonnable de tirer toutes les conséquences des dysfonctionnements constatés à l’occasion de la pandémie pour remettre en question le principe même des E3C si chaotiquement tenues avant le grand renfermement. Au lieu de cela, un simple changement d’appellation à des fins de simplification administrative.

Est-ce cela « prendre soin » de pédagogues en souffrance devant une réforme alourdissant encore leur tâche ? Est-ce « prendre soin » que de rester sourd à des demandes légitimes d’allègements significatifs de programme pour des lycéens avec qui la reprise de contact et la remise au travail risquent d’être très compliquées dans quelques semaines ? Est-ce « prendre soin » du personnel enseignant que de le maintenir dans une situation salariale indigne d’un grand pays, alors que les déficits ne sont plus, paraît-il, un problème, s’ils couvrent des investissements productifs ? Or on ne sache pas que l’investissement éducatif ait jamais été consenti à perte. Est-ce « prendre soin » des élèves et de leurs formateurs qu’en revenir dès septembre, comme si de rien n’était, à des effectifs surchargés ou à des dispositifs hybrides qui doublent le travail des enseignants, alors que le déconfinement partiel a montré tout le parti à tirer du fonctionnement en petits groupes ? Publier les épreuves du bac pro un 17 juin ne témoigne pas d’un soin particulier porté aux enseignants de ce secteur très mal traité. Et l’on pourrait aligner les questions rhétoriques à l’envi. Posons-en une dernière. Est-ce « prendre soin » de collègues ayant trouvé le courage et l’énergie de passer des concours internes que d’entretenir les admissibles dans l’espoir de passer un oral qu’ils commencent donc – très difficilement – à préparer, pour leur signifier finalement, par voie de déclaration du ministre à un journaliste (le personnel attendra cinq jours un message officiel), que seule la première moitié d’entre eux sera admise sans oral et que l’autre devra retenter sa chance l’an prochain ? Nous sommes décidément loin des préconisations de la médiatrice. Depuis longtemps, rue de Grenelle, le care ne répond plus. A-t-il seulement jamais été mis en œuvre ? Ce ne sont ni le coutumier jeu de chaises musicales au ministère ni l’adjonction de secrétaires d’état décoratifs qui vont permettre son avènement. Au-delà des bonnes paroles, l’Éducation nationale n’est pas en marche pour « prendre soin ». Les professeurs le voient parfaitement, qui n’ont pas besoin d’hommages verbeux, convenus et lénifiants mais de considération traduits par des traitements respectueux et décents.

Dérives et délires

Si l’APHG ne fait donc guère crédit aux belles intentions officielles – chat échaudé craint l’eau froide –, elle ne saurait non plus apporter sa caution aux mouvements ou aux courants qui relisent l’histoire dans une perspective totalement étrangère à l’esprit de nuance et de complexité qui semblent eux aussi en congés. Il faut mettre en garde nos élèves et étudiants contre des régressions inimaginables il y a encore quelques années. Les révisionnismes historiques russe, polonais, hongrois ou turc donnent froid dans le dos par leur instrumentalisation éhontée du passé mis au service d’un nationalisme mal intentionné. Lourde mais passionnante est la tâche du professeur exerçant dans une démocratie encore libérale comme la nôtre. Décrypter et décoder avec les élèves les discours falsificateurs ou simplificateurs qui bourgeonnent loin ou moins loin de la France n’est pas une mince affaire. Elle est plus que jamais nécessaire.

Il est d’autres discours qui fleurissent dans notre espace public, complaisamment relayés par une presse en quête de sensation ou par des clercs en mal de subversion, prêts à faire passer toute domination pour une oppression, tout ordre pour tyrannique, toute mémoire nationale pour injurieuse à telle ou telle « communauté », toute « minorité » pour victime. Notre mission est de mettre en garde contre ces visions biaisées par le ressentiment vindicatif qui fait bon marché de la complexité du réel comme du passé, favorise les amalgames, les essentialisations et les confusions, pratique l’anachronisme permanent en reprochant à des hommes du passé de ne pas avoir pensé ou agi comme ceux d’aujourd’hui. La fabrique du citoyen à quoi nos disciplines concourent puissamment consiste à donner aux élèves des outils de compréhension, de comparaison et de critique, au-delà des émotions, si légitimes soient-elles, qui subjuguent la raison et engendrent de la pensée binaire, manichéenne, simpliste. Un professeur d’instruction civique ne peut que frémir en entendant un élu de la République dire qu’il n’y a aucune solution de continuité entre la police actuelle et celle de Vichy. Si condamnables que soient les excès et les abus des forces de l’ordre en France, autorisent-ils à clamer qu’elles sont racistes, et avec elles l’État et, pourquoi pas, comme l’ont écrit certains habitués des plateaux de télévision, l’École ? Les historiens et les géographes ne sont pas les plus mal placés pour mettre en garde les jeunes esprits contre ces raccourcis fallacieux qui mènent à la discorde voire à la guerre civile. Bien entendu, ils ont tout licence d’analyser rationnellement les inégalités territoriales, les injustices sociales, le poids des représentations coloniales, une certaine complaisance du récit national avec des personnages pour le moins contrastés. Ils ont toute légitimité à être consultés quand il s’agit de débaptiser une avenue ou de munir une statue d’un panneau explicatif rendant d’ailleurs à « monument » son sens étymologique : ce qui avertit, en bien ou en mal. Ils sont les mieux à-même de conseiller tel édile désireux d’enlever, après mûre délibération et débat approfondi une statue de l’espace public. Mais tout cela doit se faire à tête reposée et non dans la fureur éruptive de rassemblements vengeurs ou sur les espaces propices à toutes les ignominies des réseaux dits « sociaux ». Apprendre à regarder le passé en face, à voir comment la mémoire se construit, de quoi elle est constituée, apprendre à déconstruire les évidences, voici notre magnifique rôle. À nul ne revient le droit de décider qui a le droit de parler de quoi, de jouer quoi ou d’enseigner quoi. Ce n’est pas quelque ancestralité souffrante qui autorise à enseigner l’histoire de l’esclavage ou de l’économie sucrière mais l’excellence scientifique et la reconnaissance académique. Prenons garde, vraiment, de ne pas oublier ces valeurs au risque, autrement, de nous retrouver dans un monde qui ne sera plus que la juxtaposition de communautés victimaires affrontées à leurs éternels oppresseurs, porteurs héréditaires d’une faute inexpiable. Effarante conception en vérité !

Plus que jamais soyons vigilants, gardiens de l’intelligibilité et du rationnel, séparateurs du fait et du discours, adversaires du prêt à penser, humanistes donc progressistes et universalistes, à l’opposé des crispations identitaires qui osent faire de l’universalisme un alibi pour proroger le « white power ».

Prendre date(s)

Empruntant au titre d’un livre de circonstances publié il y a cinq ans par notre éminent collègue du Collège de France, nous voudrions finir cet éditorial estival sur une note optimiste en rappelant au lecteur quelques rendez-vous à venir qui, si le virus aux couronnes ne refait pas des siennes, seront autant de fêtes de l’esprit et d’illustrations du dynamisme de l’association, traversée de puissants courants rénovateurs. Comme la présente livraison de la revue le montre, les liens de l’APHG avec les deux grands festivals de géographie et d’histoire se resserrent encore. Tant le FIG de Saint-Dié que les RDV de Blois seront au début de l’automne (2-4 octobre puis 7-11 octobre) l’occasion pour l’association de proposer de nombreux ateliers et tables-rondes, seule ou en partenariat. Ils mettront aussi en valeur la revue Historiens & Géographes présente aux salons du livre et de l’édition. Pour la première fois cette année, elle propose un double dossier consacré aux thèmes déodatien (Climat(s)) et blésois (Gouverner) traités sous forme de mises au point synthétiques utiles aux enseignants. Autres dates à retenir pour les candidats aux concours de recrutement du secondaire, les 17 octobre, 14 novembre et 28 novembre, quand l’APHG proposera à Nanterre, Lille puis de nouveau Nanterre, trois grandes journées d’étude consacrées aux questions nouvelles des programmes par ailleurs objets des bibliographies publiées, selon la tradition, dans le présent numéro. Elles traduisent tout l’attachement de l’association aux concours nationaux disciplinaires, à l’heure où de sombres nuages se forment à l’horizon du Capes, et son aspiration à être au service des jeunes candidats comme des collègues se présentant aux concours internes. Pour eux avaient été rassemblées sans hélas avoir pu servir des ressources aidant à la préparation de l’oral [2].

Le site de l’APHG communiquera bientôt les dates de réunion des instances associatives. L’année à venir vivra le renouvellement complet du Conseil de Gestion et du Bureau national. Ce sera un moment de respiration démocratique à ne pas manquer. L’expérience subie du distanciel a montré en creux toute l’importance de la rencontre directe. Mais elle a aussi ouvert des perspectives de réunions plus souples et tout aussi fructueuses. C’est pourquoi les instances et ateliers mitigeront désormais les formes de réunion dans l’espoir que l’augmentation constatée ces derniers mois de leur fréquentation se confirme au bénéfice de la vitalité associative. La régénération entreprise des ci-devant commissions devenues ateliers, celle des régionales irriguées de sang neuf à la faveur de la reconstruction de leurs bureaux, les projets en cours de rénovation des outils de communication et l’adaptation toujours plus poussée de la revue aux besoins et aux attentes de ses lecteurs témoignent d’un nouvel élan qu’un frémissement (à confirmer) des effectifs d’adhérents et d’abonnés vient récompenser. Prenons date pour la rentrée en prévoyant d’organiser partout dans les Régionales des réunions d’accueil pour les nouveaux affectés ou les débutants. Nulle autre structure que l’APHG ne prendra soin d’eux, dans un esprit de pluralisme, d’ouverture et de solidarité.

Prenons soin des élèves sans démagogie et des collègues sans désemparer. Prenons garde aux menaces qui guettent, des béatitudes numériques à l’abdication de la raison devant l’émotion, l’intimidation, la tyrannie justement dénoncée du « cancel ». Prenons date pour une rentrée apaisée et sereine, si faire se peut. Et, après ces vacances oisives ou prenantes, prenons plaisir à lire ce superbe 451e numéro de notre revue commune !

Reims, le 5 août 2020.

Retrouvez en ligne et sur les réseaux sociaux toute l’actualité de notre association professionnelle, ses enquêtes, ses pistes de réflexion sur les programmes et sa promotion de nos disciplines auprès des instances ministérielles, administratives et académiques.
Bureau national de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie
  • Président : Franck COLLARD
  • Vice-présidents : Joëlle ALAZARD, François DA ROCHA CARNEIRO
  • Secrétaires généraux : Christine GUIMONNET, Marc CHARBONNIER
  • Secrétaires généraux adjoints : Iris NAGET, Vincent MAGNE
  • Trésorier : Max AURIOL / Trésorier adjoint : Brice BOUSSARI

Dernière minute

La Rédaction tient à rendre hommage à deux anciens présidents de régionales dont nous avons appris la disparition.

Max-André Brier (1935-2020), agrégé de Géographie, maître assistant à l’Université de Caen et ancien président du conseil économique et social régional de Basse-Normandie, a présidé la Régionale de l’APHG Caen tout en étant d’une grande disponibilité pour les candidats préparant les concours de l’enseignement. Un hommage a été publié par notre collègue Jean Laspougeas sur le site de la Régionale, à l’adresse suivante :
(http://aphgcaen.free.fr/regionale/Brier.pdf). Il nous a été transmis par le professeur Alain Hugon, président de l’APHG Caen. Le prochain numéro de la revue lui rendra hommage.

Nous avons également appris le décès de Jean-Claude Maillard (1936-2020), professeur émérite de géographie à l’Université de Bordeaux Montaigne, qui a présidé la Régionale APHG Aquitaine de 1990 à 2001. Ancien membre du Conseil de Gestion de l’association, contributeur actif de la revue Historiens & Géographes jusqu’à ces toutes dernières semaines, ses obsèques ont eu lieu à Montussan (Gironde), le 29 juillet dernier. Un hommage lui sera rendu par le Bureau de la Régionale d’Aquitaine présidé par Sandrine Vaucelle (Université de Bordeaux Montaigne), sur son blog, et dans ces colonnes.

L’APHG et la revue Historiens & Géographes assurent aux familles et aux collègues de ces serviteurs dévoués, passionnés et exigeants de nos disciplines, leur vive sympathie et tout leur soutien. Des hommages seront publiés prochainement dans ces colonnes, sur le site www.aphg.fr et sur les sites des Régionales de l’association.

Marc CHARBONNIER,
Secrétaire général de l’APHG et rédacteur en chef de la revue Historiens & Géographes.
6 août 2020.

Photo de couverture : La Tour Madeloc (ancienne tour à signaux du XIIIe s.) au cœur du massif des Albères et son point de vue sur la plaine du Roussillon et la côte Vermeille. Menacée par le changement climatique, la hêtraie de la Massane constitue un laboratoire exceptionnel pour le projet LIFE Natur’Adapt (diagnostic de vulnérabilité et plan d’adaptation). © Photo : Diane Sorel-Réserve naturelle nationale de la Massane, septembre 2016. Tous droits réservés.

© Les services de la Rédaction d’Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 31 août 2020. Mise en ligne le 02 septembre 2020.