ÉDITORIAL : Quartiers d’hiver Historiens & Géographes n° 449 (parution le 28/02/2020)

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Par Franck Collard. [1]

Quartiers d’hiver

« Hiver, vous n’êtes qu’un vilain », écrivait le prince-poète Charles d’Orléans au milieu du XVe siècle, quand les saisons étaient en phase avec le calendrier, quoi qu’en laissât paraître le rimeur nostalgique des « neiges d’antan ». Cet hiver 2020 a les dehors trompeurs de la douceur. Il a en vérité la dureté d’une rude saison pour nos élèves et étudiants, rude pour notre métier, rude pour l’École, rude enfin pour le débat démocratique mis en péril par les outrances des uns, la surdité des autres et une exacerbation des tensions entretenues à l’envi par les réseaux dits « sociaux ».

Constat glaçant

Tout observateur de bonne foi ne peut que faire ce constat glaçant, à décourager tout réformateur : la mise en marche des changements affectant directement ou indirectement l’Éducation nationale provoque une contestation massive et des désordres lamentables, impossibles à nier ou à ignorer, sauf à être d’un singulier optimisme ou d’un complet aveuglement. Paraphrasons maître François : mais où sont les promesses d’antan ? Promesses d’écoute, de concertation, de prise en compte des remontées du terrain, d’amélioration des conditions d’exercice du métier, de confiance en les acteurs du système, de considération pour les personnels ; promesses de ne pas ajouter encore aux réformes une réforme qui compliquerait davantage aux professeurs une tâche devenue si ingrate qu’elle n’attire plus guère hélas les bons étudiants d’histoire et de géographie. La parole de l’Institution, celle du ministre au premier chef, risque de perdre toute crédibilité à vouloir faire croire que le mécontentement est limité ou anecdotique, que l’exténuation est surjouée, que les réformes recueillent l’adhésion majoritaire de ceux qui sont chargés de les mettre en œuvre, alors que, largement livrés à eux-mêmes par une hiérarchie dépassée ou cassante par impuissance, ils en déplorent quotidiennement les défauts, les vices et les failles. L’argument qui voudrait que le sévère malaise actuel ne soit que le reflet passager d’une appréhension naturelle devant la nouveauté n’est pas sérieux. Ce genre de communication lénifiante échauffe plutôt les esprits car la crise est profonde, qui remonte à bien avant le ministère actuel – n’en déplaise aux donneurs de leçons au bilan désastreux –, le mal est sérieux et la situation incandescente, dans un contexte général d’exaspération parfois caricaturale et de haines irrationnelles propres, paraît-il, au génie de la Nation. Celui qui devait être le « ministre des professeurs » devrait prendre au sérieux ce sentiment d’irritation croissant à l’encontre de toute la pyramide institutionnelle. L’APHG avait salué les bonnes intentions en 2017. Force est de constater que l’enfer actuel, l’expression n’est pas abusive, en est pavé.

Le chaos et le K.O.

Ce n’est pourtant pas faute d’avoir régulièrement prédit à nos interlocuteurs les dysfonctionnements du lycée technologique et général réformé, ni d’avoir émis les plus vives critiques, s’agissant de la voie professionnelle, contre le sacrifice des disciplines d’enseignement général sur l’autel en trompe-l’œil de la « co-intervention ». La situation déjà tendue par la perspective des conditions dégradées dans lesquelles les professeurs prendront à l’avenir leur retraite retardée est devenue chaotique en bien des endroits. La confusion et l’impréparation des modalités de mise en œuvre de la réforme en sont la cause. La concurrence entre les disciplines s’exacerbe au moment de l’orientation des élèves de seconde, et l’existence de spécialités hybrides n’arrange pas les choses. L’abandon d’une des trois spécialités en fin de 1ère provoque la précoce démotivation des lycéens, le désarroi des professeurs délaissés et la désorganisation des services. L’organisation des E3C a révélé une incurie peu imaginable. La « professionnalisation » sans cesse brandie pour justifier depuis des décennies les néfastes évolutions des concours de recrutement – le chantier étant semble-t-il momentanément suspendu devant l’ampleur des critiques et la multitude des problèmes engendrés par la réforme du bac –, cette « professionnalisation » n’est vraiment pas au rendez-vous de la mise en œuvre des nouvelles règles d’un examen qui devait être remusclé. C’est un amateurisme stupéfiant qui caractérise au contraire l’entrée en vigueur des dispositifs d’évaluation. Ils déstabilisent et angoissent les élèves, désarçonnent et épuisent les enseignants courant derrière des programmes trop lourds, perturbent les établissements, installent l’examen permanent à partir de sujets éventés ou inadaptés dont le traitement se heurte de plus à des détails d’intendance. Le logiciel volcaniquement nommé Santorin, avec son scan bicolore des copies, ne permettra guère d’apprécier les capacités des élèves à réaliser une carte ou un croquis parlants, à moins qu’il ne distingue toutes les nuances de gris. À l’aune de ces dysfonctionnements grotesques, des barèmes et des consignes de correction, ce bac-là ne se présente vraiment pas bien. Les modalités de passage du « Grand Oral » le confirment, qui laissent entrevoir, comme il était à craindre et comme l’APHG l’avait redouté, un exercice expéditif, superficiel et artificiel valant tout de même 16% de la note finale. Assurément, l’ancien bac présentait moult défauts. Mais au moins les professeurs, depuis leur classe – cadre mis à mal par le « nouveau lycée » – avaient le sentiment d’en maîtriser encore à peu près le déroulement. Certains sont désormais proches d’être rendus fous par un système qui échappe au contrôle de ses concepteurs et ils sont plongés dans le doute et la crise d’identité professionnelle, bref en grande souffrance. En l’état, le bac n’est ni soutenable ni durable. Au lieu de le simplifier, on l’a atrocement compliqué ; au lieu de le revigorer, on l’a dangereusement affaibli. Le lycée en sort fragilisé. Et ces effets indésirables effacent les aspects positifs – car il y en avait pour nos matières – de l’entreprise, pensée bien trop loin du terrain.

Bien entendu, du chaos informe peut naître la matière ordonnée. Mais de celui-ci, il est à craindre au contraire que survienne le K.O., celui qu’engendrent les désordres délétères et les violences incontrôlées. Les guettent et les souhaitent les perturbateurs endoctrinés qui sentent ou croient l’Autorité à terre et sont prêts à tout employer, y compris la colère et l’angoisse des jeunes, pour parvenir à leurs fins. L’APHG trouve lamentable la situation chaotique dans laquelle l’Institution a précipité les lycées. Elle s’alarme des démonstrations effectuées par les forces de l’ordre aux abords des établissements. Mais elle ne saurait cautionner les blocages d’examens par des mineurs qui doivent être protégés par les adultes et non manipulés sans vergogne, avec le renfort de gens n’ayant rien à faire à leurs côtés. Défendre l’intérêt des élèves n’est pas leur faire jouer le rôle dangereux de bataillons supplétifs des mouvements sociaux. Celui des professeurs n’est pas le collapsus général. Il ne profitera pas à ceux qui l’attendent messianiquement mais aux ennemis déclarés ou tapis de l’École publique.

Résister aux vents mauvais

Difficile de souhaiter que vive ce vent d’hiver ! L’air connu n’est pas de mise en la pénible saison. C’est un autre air qui doit souffler. L’APHG entend témoigner aux collègues accablés sa solidarité, sa sollicitude et son empathie. Elle ne se lassera pas de répéter aux Autorités que trop de choses ne vont pas dans les réformes en cours et qu’il faut qu’elles admettent leurs erreurs ou leurs illusions en revenant à des projets plus réalistes et mieux adaptés aux élèves. Avoir de l’ambition pour les lycéens, pour tous les lycéens, ce n’est pas réduire les horaires disciplinaires de beaucoup (filières technologique et professionnelle, cette dernière très menacée par ailleurs par les signes annonciateurs de la fin d’un concours spécifique de recrutement d’enseignants de Lettres Histoire), c’est réduire, pour commencer, les effectifs par classe et par spécialité. Avoir de l’ambition de « remuscler le bac », ce n’est pas évaluer dans l’improvisation et la précipitation des élèves mis en difficulté d’apprentissage par des programmes démesurés et en échec par des sujets intraitables à l’instant T de leur formation, c’est établir des processus d’évaluation sérieux et exigeants, équitables et nationaux qui fassent confiance aux capacités d’appréciation des formateurs et respectent la souveraineté des jurys. Avoir de l’ambition pour l’École de la République, ce n’est assurément pas maltraiter, démoraliser ou caporaliser ses serviteurs, c’est en faire de nouveau le temple de la raison, de la réflexion et du travail, loin de la démagogie irresponsable, falsificatrice et enragée d’insurgés dépourvus de tout sens de la nuance. Traditionnellement en charge de l’éducation civique, les professeurs d’histoire-géographie savent combien sont essentiels, en démocratie, l’écoute du contradicteur et le respect des vérités objectives, tellement mises à mal sur la Toile. Risquent de s’y prendre de jeunes esprits abusés par les fake news, la surenchère revendicative et l’illusion de l’innocuité des injures, en pleine ère régressive du point de vue de la liberté d’expression des opinions. Il faut observer le sens de la mesure dans l’usage de la force comme dans l’usage des mots. On ne garde pas à vue 48 h des adolescents pour quelques bousculades, on ne menace pas de mort des proviseurs qui appliquent la loi.

Il importe à l’APHG de rester force de proposition et de négociation – il y a encore moyen d’obtenir des aménagements – sans rien céder sur les principes et les valeurs qui l’animent depuis un siècle et dix ans. De nouvelles visites au ministère et à ses services, de nouvelles offres d’amélioration des réformes (la commission Lycée regorge d’idées raisonnables), de nouvelles consultations des adhérents à leur sujet sont à venir pour tenter de trouver un chemin d’apaisement et de progrès entre l’inertie entêtée de réformateurs impavides et l’enragement insensé des prophètes de l’insurrection. Sachons raison garder pour être dignes de notre profession.

Un bourgeonnement fragile

Le réchauffement climatique fait que certains végétaux bourgeonnent désormais en plein hiver. Gare au gel tardif ! Le ressourcement de l’APHG fait que bourgeonnent à présent les initiatives et les partenariats. Ces pousses sont fragiles, comme celles de toute plante qui redémarre, mais elles témoignent de la grande fertilité de notre terrain associatif. Depuis le précédent éditorial, l’Assemblée générale de l’association s’est réunie, nombreuse et chaleureuse, dans le cadre magnifique du château de Vincennes où un partenariat prometteur a été solennellement signé entre le SHD et l’APHG. Le rapport moral et le rapport financier joints à la présente livraison de la revue montrent le redressement de l’association, son dynamisme intellectuel et son inventivité, sa capacité d’adaptation aux nouvelles réalités. Ils montrent aussi, il ne faut pas les cacher, les faiblesses et les carences d’une structure en profonde métamorphose. Le Grand Conseil des Régionales réuni début février selon une heureuse tradition maintenant installée a permis un tour d’horizon très encourageant des situations existant dans les unités représentées (près des trois quarts), riches d’initiatives en tout genre, capables de se régénérer, prêtes à coopérer entre elles et à faire connaître l’association. En même temps, beaucoup reste à faire pour convertir l’activité déployée en adhésions, pour fluidifier les relations avec les instances nationales, pour mieux mettre en valeur les actions menées, pour améliorer la communication interne et externe en commençant par adopter un logo signalétiquement fort et déclinable par Régionales. Un plan de relance a été présenté et approuvé afin que les Régionales, qui sont au plus près des besoins et du terrain, déploient un argumentaire opportun sur les avantages et les bénéfices que représente une adhésion, gagnent ainsi des adhérents et augmentent le nombre des lecteurs de la revue. Les commissions nationales fournissent un travail dense qu’il conviendrait là aussi de mieux articuler entre elles (des perspectives de commissions mixtes collège-lycée et lycée-université sont tracées) et avec celui des Régionales. L’abondement du site en ressources produites par ces dernières reste insuffisant, de même que la notoriété des vidéos de différents calibres (Fenêtres sur cours, APHG Brèves de classe) mises en ligne depuis quelques mois et d’utilité évidente pour aider les professeurs à traiter les nouveaux programmes.

À l’horizon de la belle saison

À n’en pas douter, la redynamisation entamée depuis plusieurs années et intensifiée ces derniers mois commence à porter ses fruits. La sève sourd des rameaux reverdis. L’APHG jouit d’une excellente visibilité sur les réseaux sociaux sans avoir besoin de postures outrancières ou de coups d’éclat. Elle est l’interlocutrice privilégiée des médias quand l’enseignement de nos matières ou les questions mémorielles sont en jeu. Le nombre d’interviews recueillies auprès de ses membres est considérable. La jeune génération comprend peu à peu le bénéfice qu’il y a à la rejoindre. Un patient travail explicatif s’opère en sa direction. Des Régionales renaissent et s’activent remarquablement. Rénovée et diversifiée, sa revue est lue et appréciée des lecteurs les plus exigeants, grâce à des contenus de haute tenue répondant aux besoins d’un lectorat qui évolue. La présente livraison illustre une nouvelle fois l’excellence de la publication dont les colonnes s’ouvrent, sous la forme de passionnants entretiens, aux plus grands penseurs de l’histoire et de la géographie de notre époque. Il faut que tous les CDI de France et d’Outre-Mer soient dotés de cette ressource indispensable. Assurez-vous, lecteurs, qu’elle est bien présente dans le vôtre. Le site internet et la web tv sont très fréquentés.

Le printemps à venir sera marqué par la participation de l’APHG aux nocturnes de l’histoire et à la nuit de la géographie, en divers endroits du territoire. Elle s’associera aussi avec l’INRAP, grand partenaire signataire en janvier dernier d’une convention de coopération, lors des journées européennes de l’archéologie. Les festivals de l’IMA, de Fontainebleau et de Grenoble connaîtront un investissement encore accru. Il importe plus que jamais, en ces temps d’angoisse professionnelle et de perte du sens commun, de rappeler combien le savoir peut être gai et sa délivrance jouissive. Et cet horizon fait que bientôt, assurément, le soleil recommencera de luire, pour citer une grande dame du temps jadis, Christine de Pizan.

Montrouge, le 10 février 2020.

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© Les services de la Rédaction d’Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 28 février 2020. Mise en ligne le 29 février 2020.

Notes

[1Président national de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie - APHG. Professeur en Histoire médiévale à l’université de Paris-Nanterre.