Par Christine Guimonnet [1].
En dialogue avec Mickaël Girardin, contributeur du livre, Pierre Savy insiste sur le côté profondément collectif de cet ouvrage, qu’il a co-dirigé avec Katell Berthelot et Audrey Kichelewski.
Le temps et l’espace
Vaste, mais limité à 80 dates, le projet nécessitait de faire des choix : en dire le plus possible, sachant qu’il était impossible de tout y mettre. Les bornes chronologiques (de 1207 avant notre ère à 2015) ont pu faire débat. Sans limite géographique, les 586 pages rédigées par une équipe de soixante-dix chercheurs, abordent tous les thèmes, répartis en trois parties. La première, "Le Temple et l’exil : des origines au VIIe siècle", est coordonnée par Katell Berthelot, la deuxième, "Persécutions et enracinement : du Moyen Age à l’émancipation" par Pierre Savy, Audrey Kichelewski ayant piloté la section contemporaine, "Emancipation et désastres", depuis 1791.
Ce n’est pas un livre à thèse, les auteurs ayant souhaité collecter le meilleur de la recherche, sans se limiter au diasporique, à la persécution ou à l’idéal sioniste. Il ne s’agit pas non plus d’une histoire victimaire (l’historien Salo Baron est hostile à la perception lacrymale et s’en méfie), mais d’un équilibre nécessaire, tenant compte de l’existence de périodes tragiques et d’autres plus calmes, avec la conscience que les souffrances des populations juives sont plus importantes que celles d’autres peuples. L’ouvrage montre l’existence d’interactions heureuses, perceptibles même dans les ghettos du Moyen Age, car il n’y a pas de bloc persécuteur, mais des situations bien plus nuancées qu’on pourrait le croire. L’approche complexe a donc été privilégiée. L’Occident latin allie ainsi la tolérance (dans le sens où on accepte ce qu’on réprouve), le rejet, des violences que les papes essayent de calmer. Parmi les dates choisies, on note l’année 1096, avec les massacres de la vallée du Rhin au cours de la première croisade (Elsa Marmursztejn) ; en 1242, le Talmud est brûlé à Paris et en 1391, les massacres en péninsule ibérique annoncent un durcissement du sort des Juifs (Claire Soussen) ; la fin du XVe siècle est marquée par les statuts de la pureté du sang en Espagne en 1449 (Jean-Frédéric Schaub), l’affaire du meurtre rituel imputé à Simon de Trente en 1475 (Pierre Savy), l’exclusion des Juifs d’Espagne en 1492 (Maurice Kriegel). Les ghettos sont donc des « solutions douces » permettant d’éviter les expulsions et aussi de protéger des populations. Le premier ghetto est créé en 1516, à Venise, dans le sestere du Canareggio (article de Donatella Calabi), suivi de celui de Rome (analyse de l’abolition du prêt juif et des réseaux de la société des ghettos par Serena Di Nepi) et de Vérone (les Juifs font la fête). Les ghettos sont une sorte de guet, par lequel on se sépare des chrétiens, tout en maintenant des liens avec ceux qui se sont convertis au christianisme (liens familiaux qui perdurent). S’il n’y a pas de politique globale anti-juive exterminatrice, ni de volonté des empires polythéistes d’exterminer les monothéismes, la domination est explicite, ce qui entraîne une position d’incertitude et d’infériorité juridique (dans l’Occident latin, les Juifs ne peuvent pas accéder à des charges publiques, ni employer une nourrice chrétienne).
Déjà peu favorable aux Juifs, la situation se dégrade donc à partir des XIVe, XVe siècles, avec l’émergence de l’Etat-nation et la législation sur la pureté du sang. La date de 1290, avec l’expulsion des Juifs d’Angleterre ouvre sur les autres expulsions : celle de 1396 n’a pas fait disparaître les Juifs du royaume de France, qui s’est d’ailleurs agrandi, faisant ainsi entrer de nouveaux groupes de Juifs sur le territoire français.
Pierre Savy explique qu’on a pu leur reprocher l’absence de références aux Sicaires, aux Esséniens, Sadducéens, à la Kabbale. A certaines dates très attendues, l’ouvrage donne une autre perspective : si 1935 est l’année des lois de Nuremberg, c’est aussi celle de l’ordination de Régina Jonas, la première femme rabbin. Née en 1902 à Berlin, elle mourut assassinée à Auschwitz le 12 décembre 1944. En 1938, l’Italie adopte une législation antisémite, événement préféré à celui très connu du pogrom connu sous le nom de Nuit de cristal. Abordée à travers trois dates du XXe siècle (la conférence de Wannsee en 1942 présentée par Christian Ingrao, l’insurrection du ghetto de Varsovie en 1944 par Audrey Kichelewski et le retour des déportés survivants en 1945 par Anne Grynberg), la Shoah est très présente, mais pour lui faire davantage de place, il aurait fallu multiplier les dates et donc en supprimer d’autres.
L’ouvrage permet à partir de chaque article, d’ouvrir vers d’autres lectures, grâce également aux références bibliographiques. La question du choix, des absences fut une préoccupation constante : qu’enlever et par quoi remplacer ? Il y a des rendez-vous incontournables, comme la destruction du Temple, 1948 et la fondation d’Israël (Denis Charbit) mais les auteurs ont également voulu insérer des surprises.
Le choix se défend parfaitement. N’ayant pas de vocation encyclopédique, le livre ne se substitue pas à des sommes qui existent déjà, permet des mises au point scientifiques, tout en offrant des éclairages sur des périodes ou zones géographiques parfois peu connus : pour la période médiévale, citons le royaume juif d’Himyar, face à l’Éthiopie au VIe siècle, les récits de la Genizah du Caire au XIIe, le gaonat de Palestine dans l’Égypte fatimide en 1127 ou encore le voyage de Benjamin de Tudèle à Bagdad en 1168. Le libre répond à un besoin, permet de clarifier, d’enrichir de façon accessible.
L’ouvrage rappelle opportunément qu’en 212, l’édit de Caracalla, qui accorde la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l’empire concerne également les Juifs. Parmi les agréables surprises, la place faite aux femmes : en 1602, c’est la publication, à Venise, des poèmes spirituels de Debora Corcos Ascarelli, une juive romaine à laquelle ses enfants avaient été arrachés pour être baptisés. En 1690, Glückel von Hameln (Glikl bas Judah Leib, 1646-1724), une femme d’affaires de Hambourg, deux fois veuve et mère de quatorze enfants, rédige son autobiographie, qui est un des tous premiers écrits de la littérature yiddish, à la fois témoignage de la précarité des Juifs en terre germanique mais aussi document unique sur la vie quotidienne de ces populations vivant du commerce et de l’artisanat. Le veuvage est paradoxalement une sorte d’opportunité qui libère les femmes du patriarcat ; à l’image d’autres femmes juives, Glückel gère ses affaires comme un homme, marie ses enfants, constituant un réseau familial et économique à travers l’Europe. On ne peut pas ne pas penser, à travers l’espace et le temps, à Gracia Nasi, absente de l’ouvrage, mais présente en écho !
Au cours du XIXe, la notion d’émancipation irrigue le monde juif, de 1791 en France, à l’Autriche-Hongrie en 1864, et l’Algérie, avec le décret Crémieux adopté en 1870.
Dès la présentation, Pierre Savy assume qu’il puisse y avoir des manques, des oublis à réparer dans une prochaine édition, avec une quinzaine de dates supplémentaires. S’il y a une notice consacrée à la conférence de Czernowitz sur la langue yiddish en 1908, il en manque une sur l’hébreu moderne et Ben Yehuda.
Une version italienne est en cours de préparation, avec des dates liées à l’Italie (on ignore souvent l’importance de la présence juive au sein du Risorgimento). Une vingtaine de maisons d’édition étrangères sont intéressées et le livre risque fort de partir en voyage … autour du monde !
© Christine Guimonnet pour Historiens & Géographes, tous droits réservés, 08/07/2021.