Les campagnes normandes dans l’économie Atlantique au 18e siècle
Depuis le Moyen Âge, les échanges maritimes jouent un rôle central dans l’économie de la Normandie. Chaque année des navires mettent les voiles pour se lancer à la conquête de l’océan Atlantique et rejoindre les côtes africaines ou américaines. Pour ces navigateurs et leurs armateurs, les objectifs sont clairs : profiter de l’essor du commerce international qui connecte pour la première fois les quatre parties du monde. Une certaine effervescence s’empare des quais des ports de Rouen, Le Havre, Honfleur et Dieppe lorsqu’un navire fait son retour chargé de marchandises issues de l’échange colombien. Tandis que les habitants découvrent de nouveaux produits ou des animaux jusqu’à lors inconnus, les villes connaissent une métamorphose urbanistique, religieuse et sociale.
L’euphorie qui anime les ports normands durant tout le 16e siècle est cependant de courte durée. Dès les années 1590, la Normandie n’est pas épargnée par les crises qui éclatent en Europe. Les fréquents retours de peste, les guerres de Religion, les conflits avec l’Espagne, la Révocation de l’Edit de Nantes ou encore la reprise des hostilités dans la mer du Nord et la Manche plongent le commerce maritime dans le brouillard. Il faut attendre près d’un siècle et le retour de la paix en Europe en 1713 pour que l’horizon s’éclaircisse à nouveau dans les ports normands. Au lendemain de la guerre, la fin de la guerre de course, la reprise des échanges commerciaux et la mise en valeur des colonies annoncent le début d’une nouvelle période qui va transformer en profondeur l’économie de la région. Quelles sont alors les conséquences pour les populations et en particulier celles des campagnes ? Souvent décrites par l’historiographie comme « isolées » ou « immobiles », ces dernières sont-elles restées en marge du processus de développement industriel et commercial soutenu par l’intégration croissante de la Normandie dans l’économie atlantique ?
La reprise des échanges et la croissance du commerce maritime [2]
Après des débuts balbutiants, les années 1720-1730 sont celles de la reprise et de l’intensification des échanges commerciaux avec l’Afrique, les Amériques et l’ensemble des pays Européens. Tout au long du 18e siècle, l’activité des ports normands connait ainsi une croissance sans précédent. A partir des états dressés par la Chambre de Commerce qui indiquent la valeur, les quantités, le pays de provenance ou de destination et la dénomination de chaque marchandise importée ou exportée par les ports de la Direction de Rouen, il est possible, en dehors des périodes marquées par les guerres, d’étudier la croissance des activités commerciales qui représentent près de 15 % du commerce extérieur français au 18e siècle (Figure 1) [3].
Au-delà de la forte croissance du commerce extérieur des ports normands, qui peut être estimée à près de 3 % par an, l’étude de ces sources confirme le rôle moteur joué par les échanges avec les colonies américaines. Cependant, la nature des échanges avec les colonies diffère de celle des ports de Bordeaux et de Nantes où le commerce de denrées coloniales (sucre et café) est au centre des activités commerciales (Figure2).
L’importation et la réexportation de denrées coloniales occupe en effet une place nettement moins prépondérante dans le commerce des ports normands. A la différence de leurs concurrents atlantiques, le commerce du Havre et de Rouen s’articule ainsi autour de trois activités majeures : l’importation de produits alimentaires pour les marchés parisiens et rouennais, de matières premières pour les manufactures de la région et surtout l’exportation de produits textiles manufacturés (Figure 3).
L’arrivée de nouveaux produits issus de la mise en valeur des colonies et la reprise des échanges au lendemain des guerres louis-quatorziennes modifient donc en profondeur les activités commerciales des ports et les habitudes des consommateurs urbains. En Normandie, parmi les nombreuses marchandises qui sont déchargées sur les quais ou exportées à travers l’Atlantique, plus que le sucre ou le café, c’est un autre produit qui transforme l’économie de la région et le quotidien de ses habitants : le coton.
L’arrivée du roi coton dans les campagnes
En l’espace de quelques années, l’arrivée de cette nouvelle fibre importée du Levant et des Antilles bouleverse l’activités des campagnes où la filature connait une progression fulgurante. Sous l’impulsion des marchands et des fabricants des centres urbains, les rouets à la filer le coton envahissent les chaumières des campagnes. Aux côtés des draps de laine et des toiles de lin ou de chanvre qui ont fait la renommée de la Normandie au Moyen Âge, au 18e siècle, les cotonnades normandes connaissent un franc succès sur les marchés internationaux. Ses productions industrielles, reconnues pour leur qualité ou leur bas prix, s’exportent dans toute l’Europe, en Afrique, et dans les colonies françaises ou espagnoles. En 1776, les exportations de produits textiles depuis les ports normands s’élèvent ainsi à plus de 14,5 millions de livres tournois et représentent près de 45 % de la valeur totale des exportations. A la veille de la Révolution française, la Normandie est l’un des principaux centres textiles français, et l’une des régions les plus industrialisées d’Europe (Figure 4).
La reprise des échanges et la forte demande sur les marchés internationaux stimulent l’industrie textile dont la production est presque multipliée par trois entre 1730 et 1776. Les ports et leurs arrière-pays ne sont cependant pas les seuls à bénéficier de l’intégration à la nouvelle économie atlantique qui se développe tout au long du 18e siècle. A l’image de la production lainière des siècles précédents, la majeure partie de la production textile est réalisée dans les campagnes. A titre d’exemple, dans le village d’Hautot-Saint-Sulpice, situé à plus de 40 km de Rouen dans le Pays de Caux, le sieur Le Métayer, marchand fabricant, entretient 250 métiers à tisser dispersés dans les campagnes des environs qui occupent plus de 2500 ouvriers et fileuses [4]. A Vimoutiers, au milieu du siècle, la production de « cretonnes », destinée à l’approvisionnement des colonies, occupe quant à elle plus de 5 000 métiers et 20 000 ouvriers [5]. Enfin, une carte réalisée à la fin du 18e siècle par les autorités municipales de Pont-Audemer témoigne de l’ampleur de la diffusion rurale de l’industrie textile en indiquant toutes les paroisses des alentours qui participent à la production (Figure 5) [6].
En l’espace d’un siècle seulement, l’industrie cotonnière, en partie soutenue par le commerce maritime, connait une croissance spectaculaire dont la valeur s’élève à plus de 45 millions livres tournois. D’après un inspecteur des manufactures, à la fin du 18e siècle, elle permet ainsi à plus de 180 000 individus d’assurer leur subsistance quotidienne, soit presque un tiers des habitants de la généralité de Rouen. Le « roi coton » n’est cependant pas la seule industrie à faire vivre les campagnes normandes qui sont bel et bien saturées d’industries.
Des campagnes saturées d’industrie
Au-delà de la production de toiles, bonnets, siamoises, un grand nombre d’industries, dont la production est loin d’être anecdotique, participent également à l’intégration des campagnes à l’économie atlantique. Les productions de l’industrie sidérurgique et métallurgique, de l’industrie du verre ou encore celle des poteries sont en effet indispensables pour le conditionnement et le transport des marchandises, l’outillage, ou encore la construction. Les productions de ces dernières, localisées pour la plupart dans les campagnes, ne sont cependant pas uniquement destinées à une consommation locale ou au marché national mais s’exportent dans toute l’Europe ou dans les colonies comme l’attestent les factures de marchandises des navires, les nombreuses découvertes archéologiques ou les archives du Bureau du Commerce.
Parmi la myriade d’activités réalisées dans les campagnes, deux d’entre elles sont indispensables au développement du commerce maritime : la verrerie et la production de céramiques. Au 18e siècle, le triomphe de la bouteille en verre et l’explosion de la demande de vins et d’eaux-de-vie en Europe et dans les colonies stimulent l’industrie du verre en Normandie qui occupe une place prédominante dans l’économie de la région depuis le 14e siècle. A la veille de la Révolution, les forêts normands abritent ainsi plus de 70 verreries d’importance et de taille variées, chacune employant entre 50 et 300 ouvriers (Figure 6). La verrerie du Lihut, située dans la forêt d’Eawy dans la généralité d’Alençon, produit ainsi plus de 300 000 bouteilles et 3000 paniers de verre plat par an. Une partie de la production est alors destinée à l’approvisionnement de Bordeaux dont la production locale ne permet pas de couvrir les besoins où à l’étranger pour le transport et le conditionnement des vins de Bourgogne et de Champagne.
L’industrie du verre n’est pas la seule à bénéficier de la croissance des échanges maritimes et des besoins qu’elle entraine pour le conditionnement et le transport des marchandises. Peu étudiée par les historiens, la production de céramiques a fait récemment l’objet de nombreux travaux réalisés par des archéologues qui permettent de saisir l’ampleur et l’importance de cette activité. Depuis le 13e siècle, la Normandie est, avec la région de Beauvais, l’une des principales régions productrices de poteries en grès dont la principale caractéristique est leur parfaite étanchéité. Ces poteries sont particulièrement utilisées pour le transport et le conditionnement du beurre, des liquides comme le cidre et les eaux-de-vie ou encore prisée pour la confection de tuyaux et canaux pour la conduite des eaux. D’autres terres argileuses sont également utilisées pour la production de tuiles et briques qui sont expédiés à Saint-Domingue pour recouvrir les toits de la ville, ou encore de céramiques indispensables pour le raffinage du sucre [7]. Dans les années 1770, ce sont ainsi plus de 3 millions de tuiles, de quoi couvrir plus de 46 000 m² de toiture, qui sont embarquées à bord des navires se rendant les Antilles et plusieurs dizaines de milliers de « formes à sucre ». Ces productions réalisées dans les espaces ruraux et destinées au conditionnement ou au transport de marchandises sont ainsi indispensables pour les échanges commerciaux. Le commerce atlantique joue donc un rôle indispensable dans l’industrialisation des campagnes normandes et l’augmentation de la production au 18e siècle. Cependant, même si leur intégration à l’économie atlantique s’accompagne d’une longue période de croissance et transforme le quotidien de nombreux individus en leur permettant d’assurer leur subsistance quotidienne, elle a, dans le même temps, scellé le sort d’une partie de la population à l’activité commerciale et aux vicissitudes de l’industrie textile.
L’intégration des campagnes normandes à l’économie atlantique
Au-delà de la croissance de la production et de la diffusion rurale des industries, l’importance de l’économie atlantique pour les campagnes peut être approchée lors des crises ou des guerres qui ralentissent les échanges atlantiques. La géographie des émeutes de subsistances qui éclatent à diverses reprises au cours du 18e siècle s’explique avant tout par la présence d’une intense activité textile (Figure 7 et 8).
En Normandie, le problème central n’est pas tant le prix des grains que la question des salaires et la conjoncture industrielle ou commerciale dans laquelle se trouve la province. Lors des émeutes de subsistances du printemps 1752 dans les environs de Rouen et d’Yvetot, déclenchées par une baisse du prix des marchandises textiles et l’interdiction qui est faite aux fileuses de vendre leurs fils de coton à d’autres qu’aux fabricants, ce sont les ouvriers de l’industrie textile qui sillonnent les campagnes à la recherche de grains. Parmi les individus arrêtés et condamnés, plus de la moitié déclarent travailler dans l’industrie textile. Une lettre des membres du Parlement de Normandie, rédigée à l’intention du roi au milieu de la crise de 1768 suite à une hausse des prix du coton et le défaut de commandes illustre l’importance que revêt l’emploi industriel dans la province :
« Les manufactures ont éprouvé une langueur et un dépérissement sensibles, c’était la principale ressource des sujets de cette province, sans elle, il n’y a plus de travaux des habitants de nos villes et de nos campagnes […]. La manufacture du coton est l’objet principal du travail de la généralité de Rouen […]. Quel que soit le prix et la qualité du pain, il vaudra toujours une valeur qu’il est impossible au peuple d’acquérir et de présenter s’il manque de travail » (Arch. Dép. Seine-Maritime, 1 B 286, lettre du 5 mai 1768).
L’augmentation quantitative des émeutes de subsistances, entre le début et la fin du 18e siècle apparait donc directement liée à l’industrialisation, à la montée du salariat qui l’accompagne, et à la relation de dépendance de plus en plus forte entre l’activité industrielle et la conjoncture commerciale. En effet, lors d’une période de crise, quand les ventes de produits textiles diminuent suite à l’arrêt temporaire des échanges ou du fait d’une envolée des prix du coton, les premiers touchés sont les fileurs et les fileuses des campagnes qui sont forcés par les fabricants d’accepter une baisse de salaire ou un chômage temporaire.
Le degré d’intégration des campagnes normandes à l’économie atlantique est particulièrement visible lors de la crise qui éclate à la veille de la Révolution française suite à la signature du traité d’Eden-Rayneval entre la France et l’Angleterre en 1786. Destiné à maintenir la paix par le commerce, ce traité met un terme à la politique prohibitive et mercantiliste en vigueur depuis 1713 en instaurant pour la première fois un système concurrentiel de part et d’autre la Manche. En diminuant les droits de douanes sur de nombreux produits manufacturés, et en particulier textiles, il transforme les relations commerciales entre la France et l’Angleterre. Le coton et la laine, produits indispensables pour les manufactures normandes sont alors exportés en Angleterre, tandis que les produits textiles de l’industrie britannique arrivent en quantité sur les quais des ports de Rouen et du Havre. La mise en concurrence des industries provoque une crise sans précédent dans les années 1787-1788. En l’espace de quelques mois, suite à l’augmentation des prix du coton et au bas prix des produits anglais, les fabricants ralentissent la production et les faillites s’enchainent mettant au chômage de nombreux ouvriers faute d’ouvrage. A l’automne 1788, dans la ville d’Elbeuf, les autorités municipales déclarent que sur les 16 000 ouvriers employés en temps normal, 6 000 sont désormais sans emploi. Les conséquences du traité de commerce ne se limitent pas cependant aux centres urbains et à leurs alentours. Une enquête ordonnée par l’Assemblée provinciale demandant à chaque municipalité d’indiquer le nombre de personnes sans activité permet de saisir l’ampleur des conséquences du traité dans les campagnes. Les autorités municipales de Barentin déclarent ainsi « qu’il est impossible de remplir cette colonne [celle indiquant le nombre d’ouvriers sans travail] qui augmente tous les jours, vu la diminution des cotons, qui est le seul travail et occupation de ladite paroisse » [8].
A la veille de la Révolution, la crise dans laquelle se trouve la Normandie est sans précédent et dès le début de l’année 1789, lorsque le prix de grains augmente sur les marchés, de nombreuses émeutes de subsistances éclatent. A l’image des crises précédentes, les ouvriers de l’industrie textile sont au cœur de la foule et n’hésitent pas détruire les nouvelles mécaniques à filer le coton introduites pour soutenir la concurrence anglaise comme à Argentan, Falaise et Rouen (Figure 10).
Conclusion
Au début du 18e siècle, le développement des échanges maritimes et l’arrivée du « roi coton » fait ainsi entrer les campagnes normandes dans une nouvelle ère : celle de la révolution industrielle. Cependant, même si l’intégration de ces dernières à l’économie atlantique s’accompagne d’une longue période de croissance et transforme le quotidien de nombreux individus en leur permettant d’assurer leur subsistance quotidienne, elle a, dans le même temps, accru leur dépendance et leur sensibilité à l’égard de l’activité commerciale et industrielle. Si certains espaces ont été transformés en profondeur par le développement industriel et commercial, d’autres en revanche, sont restés plus à l’écart de ce processus. Mais au-delà de ces disparités, tout au long du 18e siècle, les campagnes normandes, trop souvent perçues comme immobiles et étrangères à tout changement, sont loin d’être restées « immobiles » et en dehors de la nouvelle économie atlantique qui émerge.
© Paul Maneuvrier-Hervieu pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 24/09/2022.