« Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan » Une rencontre avec Romain Bertrand organisée par l’APHG NPDC, le 27 août 2020.

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Par Appolline Bienaimé et Samy Bounoua [1].

Romain Bertrand, spécialiste des dominations coloniales européennes en Asie du Sud-Est et figure de l’histoire connectée, s’était déjà attelé à dépasser l’européocentrisme en saisissant l’historicité des mondes extra-européens, notamment avec son livre L’Histoire à parts égales, paru aux éditions du Seuil en 2011. C’est dans ce sillage qu’il a publié cette année Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan, ouvrage historique qu’il nous a présenté lors du café-histoire organisé par l’APHG Nord-Pas-de-Calais le 27 août dernier.

Pour commencer la conférence, Romain Bertrand est revenu sur la genèse du projet. Celui-ci puise ses racines dans une enquête commencée en 2012, consacrée à la première affaire de sorcellerie jugée par les autorités espagnoles aux Philippines. Cette enquête a conduit l’historien à s’intéresser à une multiplicité de sources, qui lui ont inspiré l’idée suivante : pourquoi ne pas écrire une sorte de biographie ou d’« anti-biographie » de Magellan, en accord avec les renouvellements historiographiques relatifs au monde malais, à l’Insulinde et aux « grandes découvertes » ? Il nous a donc retracé son voyage au travers des archives, européennes (archives nationales de Lisbonne) et asiatiques (archives de l’Insulinde), voyage qui l’a conduit à consulter des sources extrêmement diverses (anthologies documentaires espagnoles, écrits de Pigafetta, sources asiatiques, etc.) L’histoire connectée fait sens lorsque l’historien évoque son recours aux sources asiatiques, et notamment à celles de l’Insulinde, afin de satisfaire sa volonté de compréhension des sociétés rencontrées par les Européens. Par ailleurs, le croisement des sources européennes est nécessaire pour pallier la rareté des documents sur Magellan. La chronique de Pigafetta, particulièrement hagiographique, ne peut plus être prise pour argent comptant comme au temps de Humboldt, l’un des constructeurs de ce qu’on pourrait appeler le mythe de Magellan. Romain Bertrand insiste par ailleurs sur la nécessité de dépasser la figure du grand découvreur pour s’intéresser « aux petits peuples » des marins, des intermédiaires et des représentants des sociétés croisées chemin faisant.

Dans un deuxième temps, il nous a fait part de ses interrogations concernant la manière d’écrire cette « anti-biographie ». Après plusieurs années de réflexions, et la parution de plusieurs ouvrages ayant trait aux « grandes découvertes » et à l’art de la description (Le détail du monde, 2019), l’édition 2019 du festival littéraire « Le Banquet », organisé par les éditions Verdier à Lagrasse fut l’événement déclencheur de la rédaction. En effet, il lui a été demandé de narrer l’histoire de la première circumnavigation sous la forme d’un « feuilleton » se déclinant en cinq épisodes. C’est cette première scénarisation du récit, associée à des savoirs scientifiques solides, qui a contribué à la naissance de Qui a fait le tour de quoi ?

Étant donné le contexte dans lequel l’ouvrage a pris forme, celui d’une lecture publique, Romain Bertrand a rappelé l’importance de l’oralité dans le style qu’il a décidé d’employer : le texte doit se prêter à la déclamation et non seulement à la lecture intérieure ; pour capter l’attention, il revêt même les atours du conte. Entendons-nous bien : notre invité ne se prétend pas écrivain et ne recherche pas un effet de style qui se suffirait à lui-même. Si la littérature, qui créa en grande partie le mythe de Magellan, est explicitement convoquée, c’est pour être mise à distance par le jeu de l’ironie et du pastiche : le mythe perd ainsi son pouvoir d’illusion et une histoire rigoureuse peut être écrite.
En effet, Romain Bertrand est avant tout un historien en quête d’exactitude et de précision. C’est pourquoi il affirme avoir voulu recréer le plus fidèlement possible les décors et les paysages d’un Sud-Est asiatique qui lui est familier : Brunei, l’îlot de Mactan où Magellan a perdu la vie, la vieille ville portugaise de Malacca sont en quelque sorte rendus présents par la plume. Il s’agit de montrer à quel point l’exploration de cette région du monde fut difficile pour les explorateurs. Ces derniers durent tâtonner pour cartographier les lieux et il leur fallait rester constamment sur leurs gardes pour ne pas tomber dans les embuscades. Ce souci de la juste description se conjugue avec celui de la juste mesure : l’auteur nous a avoué avoir eu des scrupules au moment de donner à voir des endroits qu’il n’a pas vu lui-même.

De même, pour retracer la « vie majuscule » de Magellan et les « vies minuscules » qui l’ont accompagné, Romain Bertrand est resté tributaire de ses sources. Celles-ci lui ont permis d’entrevoir des destins que l’histoire des grands hommes n’a pas retenus, mais qui n’en sont pas moins historiques dans la mesure où ils donnent de l’épaisseur à notre représentation de l’expédition. L’auteur nous a ainsi fait rencontrer Francisco et Martin, deux mousses originaires du village Ayamonte, ayant voyagé jusqu’en Asie où ils furent capturés par les Portugais à Malacca. Il nous a fait croiser le chemin de Juan Negro, esclave africain embarqué sur la Victoria, dont l’aventure s’est terminée par un naufrage. Il n’a pas omis de mentionner le parcours d’Enrique le Malais, esclave de Magellan qui fut peut-être le premier homme à avoir fait le tour du globe : acheté à Malacca en 1511, il suivit son maître jusqu’à la mort de ce dernier, puis rentra probablement sur la terre qui l’a vu naître. L’auteur se garde bien de céder à l’imagination : il ne fait que reprendre une hypothèse, restée longtemps inaudible en raison du caractère traditionnellement européocentré de l’historiographie, mais désormais reconsidérée par les approches globalisantes de l’histoire des « grandes découvertes ». Du reste, il souhaite moins utiliser la figure d’Enrique le Malais pour « provincialiser l’Europe », selon l’expression célèbre de Dipesh Chakrabarty, que pour faire découvrir un monde malais à la culture complexe, connaissant l’écrit et étroitement connecté aux civilisations extérieures.

Romain Bertrand nous a ainsi présenté, avec passion et érudition, un ouvrage original, renouvelant un sujet somme toute très classique. Il nous a aussi livré des réflexions stimulantes sur le style et le ton de la narration historique, et plus généralement sur l’écriture d’une histoire susceptible de toucher le plus grand nombre. La lecture de Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan devrait donc ravir les professeurs, les curieux et les amateurs d’histoire.

© Appolline Bienaimé et Samy Bounoua, pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 25/09/2020.

Notes

[1Professeurs d’histoire-géographie, membres du bureau de la régionale APHG Nord-Pas-de-Calais ; Appolline Bienaimé enseigne au lycée Marguerite de Flandres de Gondecourt (59) et Samy Bounoua au lycée Jules Mousseron de Denain (59)