Conférence de Cécile Vast : « Penser l’événement. 1940-1945 ». L’histoire des années 1940 à travers l’œuvre de Pierre Laborie – Lycée Faidherbe, Lille, 30 septembre 2019 Compte-rendu rédigé par Antoine Demessine, Khâgne Ulm, Lycée Faidherbe

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La conférence reviendra sur la carrière de Pierre Laborie en tant qu’historien, en insistant sur son parcours et son apport en matière d’historiographie de la Résistance.

Sa façon d’aborder et de pratiquer l’histoire amène à penser plusieurs points problématiques :
 L’historiographie spécifique à la période de la Résistance : comment écrire l’histoire de cette période, rendre compte de ce qu’elle a de spécifique, aborder les sources tant orales qu’écrites qui nous sont parvenues ?
 La possibilité de rendre compte des comportement collectifs qu’ont pu adopter les Français pendant la guerre, tout en gardant à l’esprit la diversité de ces comportements en fonction des catégories de population, des lieux.
 Aborder la manière de construire une recherche historique par l’exemple du travail de Pierre Laborie : Comment a t-il procédé dans l’analyse des sources, quelles approches spécifiques et nouvelles a-t-il mis en place ?
 Interroger les conditions nécessaires pour écrire l’histoire, dans la mesure où il définit lui-même la discipline historique comme un « savoir critique » : à quelle condition peut-on élaborer un tel savoir ?
 L’héritage scientifique : comment transmettre le travail d’un historien, permettre la compréhension de ce que son travail a de spécifique, faire en sorte que son travail continue de nourrir la recherche actuelle ?

Le travail de Pierre Laborie s’avère singulier ; dans la lignée de Marc Bloch ou de Lucien Febvre, il insiste sur la dimension émotionnelle de l’histoire, et permet ainsi de renouveler le regard que l’on porte sur la Résistance et d’autres phénomènes de l’Occupation, questionnant la manière dont les événements furent vécus. Ainsi, dans l’introduction de sa thèse de troisième cycle Résistants, Vichyssois et autres. L’évolution de l’opinion et des comportements dans le Lot de 1939 à 1944, il écrit : « L’histoire est inséparable de l ’émotion et il est vrai que ce travail s’est révélé passionnant ».

De même, son travail se caractérise par un intérêt pour toutes les périodes de l’histoire (son mémoire porte d’ailleurs sur la Révolution française et l’étude d’un journal de l’époque), et par une volonté de croiser l’histoire avec d’autres disciplines des sciences humaines.

I) Qui était Pierre Laborie ?

La conférence début par une approche biographique qui visent à rendre compte de certains aspects de sa personnalité et de sa vie, déterminants dans sa carrière et ses recherches.

 Un cursus et une carrière marquée par les fidélité envers des idées et des personnes.
Son cursus universitaire est marqué par la figure tutélaire de l’historien Jacques Godechot, Professeur à l’université de Toulouse depuis 1945, qui avait été révoqué sous Vichy du fait de sa confession juive.
Ce dernier sera son directeur de mémoire, puis de sa thèse de troisième cycle en 1978. Dans sa thèse de doctorat d’Etat, Pierre Laborie exprime sa gratitude envers lui. Il conserve de plus toute sa vie une copie rendue en troisième année d’université, corrigée par Jacques Godechot.

Il est possible d’aborder aujourd’hui son parcours grâce à des sources avant tout orales qu’il a pu laisser, comme les conversations avec ses collègues ou étudiants, des entretiens, ou encore de discrètes allusions biographiques dans ses ouvrages.
Deux entretiens en particulier sont disponibles et peuvent aider à comprendre son parcours et son œuvre :
 « Pierre Laborie, un historien trouble-mémoire » https://sms.hypotheses.org/1651
 « L’événement, c’est ce qui advient à ce qui est advenu... », Entretien avec Pierre Laborie, par Pascale Goetschel et Christophe Granger, sur Cairn. https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2011-2-page-167.htm

Aperçu global de la carrière de Pierre Laborie :
 A partir de 1963, il enseigne dans le secondaire (Cécile Vast fait remarquer que c’était à l’époque un début de carrière commun à tous les futurs professeurs d’Université).

 En 1968, l’inspecteur général Louis François (résistant et déporté durant la Seconde Guerre mondiale) le fait nommer professeur à l’Ecole normale (centre de formation des futurs enseignants, équivalent de l’ESPE / INSPE aujourd’hui), où il enseigne jusqu’en 1981, et lui propose d’entamer la rédaction d’une thèse en s’appuyant sur le Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale (CHSGM), créé en 1951, qui deviendra en 1979 l’Institut d’histoire du temps présent, affiliée au CNRS.

 Ainsi, il s’engage dès 1969 dans la recherche universitaire, au moment où le CHSGM tente de renouveler les approches historiques sur la Seconde Guerre mondiale, en s’intéressant aux récits des prisonniers de guerre et à la manière dont l’Occupation à été vécue et ressentie par les populations, à la collaboration, à la Résistance, aux aspects économiques, à la répression, etc et en soutenant des jeunes historiens tels que François Marcot, Jean-Marie Guillon ou Pierre Laborie, qui tentent alors de sortir d’une histoire exclusivement factuelle au profit d’une histoire des mentalités et des représentations. Cette nouvelle génération d’historiens permet une certaine émulation dans les recherches menées au CHSGM, dont se réjouit l’historien et secrétaire général du CHSGM Henri Michel (au demeurant ancien élève d’Alain !).
Les travaux de Pierre Laborie à l’époque sont donc marqués par la volonté de mettre le plus possible en lien l’histoire de la Résistance avec le contexte politique et social de la période, et de tendre aussi vers une histoire sociale de la Résistance et de l’Occupation.
De plus, le CHSGM entame à l’époque de nombreuses procédures pour tenter d’ouvrir les archives relatives à cette période, qui restent pour la majorité inaccessibles jusqu’à la loi de 1979 qui permet une plus grande accessibilité.

 Sa carrière universitaire se poursuit par la publication de son premier article en 1972, la soutenance de sa thèse de troisième cycle en 1978, sa nomination comme professeur à la faculté de Toulouse en 1981, et la soutenance de sa thèse de doctorat en 1988, sous la direction de Rolande Trempé, intitulée L’opinion publique et les représentations de la crise d’identité nationale, 1936-1944, qui concrétise ses recherches sur les thèmes historiques nouveaux que sont l’opinion et les représentations individuelles et collectives durant l’Occupation.

Il est de plus invité, en 1983 et 1994, dans des universités américaines en tant que « Visiting professor », preuve d’un impact de ses travaux au-delà du monde universitaire français.
Cette carrière, qui peut sembler classique, prend une dimension atypique si l’on considère que Pierre Laborie ne pensait pas à l’origine dédier sa vie à la recherche, dans la mesure où il déclarait lui-même avoir eu de la chance qu’on l’ait amené vers la recherche, alors que ce n’était pas son projet initial.

 En parallèle de son activité d’enseignant à Toulouse et de ses recherches au CHSGM, la suite de la carrière de Pierre Laborie est marquée par son travail à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), dans laquelle il est rapidement invité à des séminaires.
Son projet de développer une histoire des comportements collectifs et des sensibilités (qui ouvrira la voie à de nombreux autres historiens, notamment Alain Corbin) se développe par le biais de ce séminaire qu’il tient dès 1998 à l’EHESS avec l’historienne moderniste Arlette Farge, autour de la thématique suivante : « La construction de l’événement. Histoire sociale de la réception, XXe siècle. »
Ce séminaire donne par ailleurs lieu à un texte du même nom par Pierre Laborie, qui aborde la manière dont peut être penser un événement historique, texte qui ouvre l’ouvrage posthume Penser l’événement, 1940-1945.
Ce travail conjoint avec Arlette Farge, alors que cette dernière travaille sur une période historique bien antérieure à la sienne, confirme l’intérêt de Pierre Laborie pour toutes les périodes de l’Histoire et sa volonté de penser conjointement les différents champs d’études historiques, de décloisonner les disciplines en vertu d’un effort de réflexion générale sur ce qu’est l’Histoire.
(On peut par ailleurs lire le très bel hommage que rend Arlette Farge à son défunt collègue, sur le site de l’EHESS : « Il n’y avait rien de commun entre le siècle des Lumières et le régime de Vichy, pourtant nous nous sommes réunis (sur une idée de Nicole Loraux) avec l’intense conviction, qu’apprendre, c’est apprendre autrement. Avec Pierre Laborie, nous partagions semaine après semaine des regards croisés sur des interrogations communes, et des questionnements sur la manière d’étudier le passé ». ( https://www.ehess.fr/fr/hommage/hommage-darlette-farge-pierre-laborie ))

Son travail à l’EHESS est également pertinent pour aborder son œuvre car c’est pour lui le lieu de nombreuses rencontres et de convergences de multiples influences intellectuelles (par la rencontre et le dialogue avec d’autres historiens). De plus - et le fait que cette école ait été fondée par Fernand Braudel n’y est pas étranger -, l’EHESS est alors un lieu où le domaine de l’histoire sociale est en pleine émulation, de sorte que les travaux de Pierre Laborie s’inscrivent dans cette mouvance et participent à celle-ci.

Par ailleurs, l’ambition interdisciplinaire de l’EHESS, qui regroupe l’étude de tous les domaines des sciences sociales, permet à Pierre Laborie, tout en délimitant précisément ce qui relève ou non de la discipline historique, d’aborder d’autres disciplines en questionnant ce qu’elles peuvent apporter à l’Histoire. C’est le cas pour la linguistique, qui permet de comprendre ce que les mots qu’utilisent les Français pendant l’Occupation disent de la perception qu’ils ont eu des événements, et quels comportements induisent ces mêmes mots. Il s’agit pour lui d’être attentif aux mots qu’utilisent les contemporains, mais aussi, pour l’historien, de forger ses propres mots et concepts qui permettront de mieux penser la période. Cet apport de la linguistique à son travail se retrouve dans son ouvrage Les mots de 39-45 (Presses universitaires du Mirail, 2006) :
« Les mots avec lesquels nous parlons du passé ne sont pas réductibles aux mots qui viennent de lui, d’un passé que les historiens auscultent dans la langue et avec le regard du temps dans lequel ils vivent. C’est de là, de l’univers de leur présent, qu’ils avancent des notions et construisent des grilles de lecture pour donner un peu de cohérence au spectacle du chaos. » (p. 6).

On retrouve également dans son travail un intérêt pour l’ethnologie, l’anthropologie ou encore la psychologie, disciplines qui permettent de questionner la mémoire, donnée essentielle pour l’historien.
En effet, le travail de Pierre Laborie sur la Résistance a beaucoup consisté en l’analyse de sources orales, par exemple des appels téléphoniques des Français sous l’Occupation, qui sont accessibles aujourd’hui car Vichy les enregistrait et les conservait. Dès lors se pose la question du statut du témoin historique, du crédit que l’on peut lui accorder. Ces disciplines permettent de ne plus considérer l’historien comme un « enquêteur de police » chargé de traquer le faux et le mensonge dans le discours du témoin, mais amène à considérer ce dernier comme un individu singulier, c’est-à-dire ayant ses propres critères de vérité, et ses propres structures narratives qui se ressentent nécessairement sur le témoignage qu’il nous transmet.
Enfin, l’art, et notamment la littérature, est un domaine abordé de manière récurrente dans les travaux de Pierre Laborie, en tant qu’il permet de questionner le rapport et les oppositions entre l’Histoire et la fiction. Pour ce qui est des propres intérêts et influences littéraires de Pierre Laborie, il cite François Mauriac, André Malraux, Albert Camus et surtout Marcel Proust.

L’influence de l’anthropologie sur son travail s’incarne aussi sa rencontre avec Jean-Pierre Vernant, anthropologue et ancien résistant, alors professeur à l’EHESS. Il est invité en 2004 à un séminaire par Pierre Laborie, où il aborde les liens entre la belle mort, telle qu’elle est conçue durant la Grèce antique, et la résistance, qu’il développera dans son ouvrage La traversée des frontières, une réflexion qui marque beaucoup Pierre Laborie.

On peut par ailleurs aborder sa biographie sous l’aspect de l’enfance en temps de guerre. Cécile Vast précise qu’il s’agit d’un aspect plus énigmatique de sa vie, qu’il n’a que peu abordé dans ses ouvrages et entretiens, et dont les modalités sont donc moins certaines que celles de sa carrière.
Ainsi, dans l’un de ses ouvrages, on trouve une photographie intitulée « Les enfants de 1944 : les petits maquis ». Or on s’aperçoit aujourd’hui qu’il est lui-même sur cette photographie, sans qu’il ne le mentionne. De même, ses ouvrages posent de façon récurrente la question du rapport à l’enfance, et il écrit dans sa thèse de doctorat qu’il n’a pas travaillé sur cette période par hasard. Dans l’introduction de sa thèse de troisième cycle, il déclare : « Comme disait Georges Duby, l’histoire est émotion », ce qui laisse entendre que cette émotion peut être liée à un passé effectivement vécu par l’historien.

C’est dans le texte « Une enfance, la mort, l’Histoire », qui clôt l’ouvrage posthume Penser l’événement 1940-1944, que Pierre Laborie raconte avoir été témoin, en 1944, des représailles allemandes envers les maquis par la division Das Reich, dans son village natal de Bagnac-sur-Célé, près de Figeac, dans le Lot.
Il en fait le témoignage suivant :
« J’avais 8 ans et j’étais enfant de chœur.[...] Nous étions trois ou quatre au milieu d’un petit groupe, plus ou moins cachés par la végétation à l’arrière du cimetière, autour du curé Barbier qui voulait bénir les morts en urgence. Une fois les cadavres déposés à même le sol, la bâche fut soulevée.
Je me souviens de ces quelques minutes, ancrées dans ma tête avec précision, celle du moins que ma mémoire continue à porter et à affirmer, sans varier. Les corps emmêlés étaient noirs, repliés, mutilés, déformés par la souffrance et les jours d’abandon en bord de route. Mais, surtout, l’odeur, venue soudainement comme un souffle avec une violence inouïe, était abominable, insupportable. »

Ce témoignage montre que les jeunes enfants sont alors associés à la commémoration immédiate des événements, sont donc des témoins.
Il résonne de plus avec le texte d’André Malraux Les chênes qu’on abat, publié en 1971, qui témoigne également des représailles allemandes de 1944.

II) Epistémologie et écriture de l’Histoire : penser les événements de années 1930-1940.

L’œuvre de Pierre Laborie expose également une conception singulière du travail de l’historien, de sorte que son travail sur une période précise de l’histoire ne peut être dissocié d’une réflexion générale sur la méthode historique. Henri Michel a d’ailleurs bien perçu la singularité de son travail, en parlant à son sujet d’« histoire-problème ».
Pour Pierre Laborie, étudier une période historique revient à faire « un essai de méthode appliqué ».
Il définit également l’Histoire comme « un travail d’artisan » et « un dialogue entre théorie et terrain ». Il s’agit d’articuler les événements et les phénomènes avec les outils d’intelligibilité qui permettent d’appréhender une période et sa complexité. Il y ajoute un troisième aspect, les objets, c’est-à-dire le domaine délimité que l’on va étudier sur une période donnée. Dans le cadre de ses travaux, cela peut être l’opinion, les émotions ou encore le silence.
Ainsi, Pierre Laborie a développé un grand nombre de concepts qui servent d’outils d’intelligibilité, de catégories d’analyses qui permettent de comprendre des phénomènes historiques à une période donnée. On peut ainsi citer les concepts de « pensée-double », de « non-consentement », de « trouble-mémoire » et de « sauve-mémoire », de « mental-émotionnel collectif » ou encore celui d’ « événement élastique », c’est-à-dire d’événement qui dure dans le temps.
Ces concepts sont avant tout relatifs à son domaine de recherche privilégié, à savoir l’étude des opinions, des représentations et des mentalités.
Ainsi, ces concepts permettent d’aborder plusieurs questions relatives à ces thèmes : comment savoir l’opinion d’une population à une période donnée ? L’opinion, selon Pierre Laborie, ne se réduit pas à ses manifestations explicites ou aux sondages. Elle peut ainsi ne pas s’exprimer publiquement, être gardée silencieuse, ce qui pose la question de la connaissance historique que l’on peut en avoir.
De même le silence d’une population vis-à-vis de tel événement est une donnée signifiante historiquement en ce qu’elle manifeste une opinion, par exemple le silence des populations qui cachent les maquisards. Mais comment produire une connaissance historique du silence, qui ne se voit pas, ne se mesure pas, ne peut apparaître explicitement dans aucune source ?

Concernant les analyses qu’a produit Pierre Laborie sur l’opinion, elles consistent d’abord en la nécessité d’abandonner l’idée que les populations ont une opinion versatile, qui change d’un événement à l’autre (une idée reçue provenant peut-être d’une illusion induite par les sondages). Il s’agit au contraire d’inscrire l’opinion dans une durée historique, sans négliger toutefois ses possibles variations. Il pense de plus l’opinion comme ne répondant pas à une logique binaire, mais à l’inverse à une exigence de nuance, où des opinions en apparence contradictoires peuvent cohabiter au sein d’une même population. Il juge par ailleurs le terme même d’ « opinion » inadapté à la réalité historique, et préfère parler d’ « imaginaire social ».

En sus de ses nombreux travaux sur la résistance, le travail de Pierre Laborie apporte aussi des éclairages cruciaux sur la période qui précède la Seconde Guerre mondiale, par l’étude des représentations que l’on avait en France des événements qui conduiront à la guerre. Il met ainsi en lumière, dans les années 1930, un sentiment durable de perte de l’identité nationale, et une interrogation des Français sur la pertinence de leur système républicain, un thème que reprendra Alain Corbin dans son ouvrage Paroles de Français anonymes. Au cœur des années trente, paru en 2019.
Il examine également la perception qu’ont eue les Français de la guerre civile espagnole, comprise comme la crainte d’une menace extérieure.
Il y a eu, pour lui, un aveuglement du pacifisme qui aurait empêché les Français d’anticiper la guerre.
Il étudie de plus la représentation que les populations ont eu de l’effondrement de la République en 1940, qu’il met en lien avec un sentiment traumatique qui parachève la crise de l’identité nationale des années 1930. Cet événement est ainsi vécu comme traumatique dans la mesure où il relève de ce que Marc Bloch, dans L’étrange défaite, appelle déjà un « impensé », au sens où la population n’avait pas ne serait-ce qu’imaginé une possible défaite de la France.

Concernant la représentation des événements propres à l’Occupation, il les analyse sous l’angle émotionnel. Ainsi, jusque 1942, il observe une relative indifférence de la population vis-à-vis des rafles, expliquant que les Français étaient confrontés à un ensemble d’autres problèmes. Ce n’est qu’après la rafle du Vél’ d’Hiv, en 1942, qu’il constate un changement dans les mentalités de la population, du fait des récits rapportés qui commencent à parvenir sur le sort des juifs victimes des rafles. C’est ce revirement des représentations qui, pour Pierre Laborie, explique l’écho particulier qu’a eu la lettre de Monseigneur Saliège du 23 août 1942. Ainsi, la portée d’un événement est conditionné par les représentations de la population qui le vit, de là l’intérêt historique essentiel de l’étude de ces mêmes représentations.
De même, il aborde l’épuration en France d’après la perspective d’une histoire des sentiments : l’épuration doit ainsi être comprise comme un phénomène expiatoire, relatif à un puissant sentiment que ressentait les Français et qui conditionne les modalités de l’événement.

III) Une certaine idée de la transmission

La conférence se poursuit par l’exposé de l’héritage intellectuel qu’a laissé Pierre Laborie, et la manière dont ses travaux et archives ont pu être conservés.
Dans les dernières années de sa vie, entre 2013 et 2017, il travaillait conjointement sur quatre projets :
 Un recueil d’articles intitulé « Penser la résistance ».
 Une analyse de journaux personnels datant de l’Occupation, « Un passé égaré, les traversées du lac obscur ».
 Un projet d’essai sur la transmission du savoir historique et la difficulté pour les historiens de se faire entendre, étant concurrencés par d’autres types de discours (médiatique, politique etc), intitulé « Les miroirs du Prado. Essai sur l’événement ».
 Un témoignage sur la genèse de l’historien, qui prend son origine dans une enfance en temps de guerre, « Une enfance, la mort, l’Histoire ».

Dans le livre Penser l’événement, 1940-1945, il s’agit de regrouper des articles qu’il avait écrit, de les rendre publics, car ils n’ont été publiés que dans des actes de colloque, à peu d’exemplaires.

Se pose également la question du devenir des archives des chercheurs. Etienne Anheim, historien médiéviste, qualifie ce type d’archive d’ « histoire matérielle de l’universitaire au travail. » (Le travail de l’histoire)

Pierre Laborie décide de confier ses archives au musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon, et au soin de l’historien François Marcot, à qui il écrit une lettre évoquant le besoin de transmission, sa confiance et son amitié, ainsi que sa conscience de la valeur scientifique des textes que contiennent ses archives. Cécile Vast rend compte de la manière dont ces archives ont été lues, classées, de l’âme qui transparaît à travers ces papiers, en décalage d’ailleurs avec le vocabulaire et la méthode très technique des archivistes.
La lecture d’ouvrages est nécessaire pour se familiariser avec les archives, et notamment Le goût de l’archive, d’Arlette Farge ou encore Georges Duby, portrait de l’historien en ses archives (sous la direction de Patrick Boucheron et de Jacques Dalarun).

Dès lors, que nous apprennent ces archives ?
Elles témoignent d’abord d’une volonté de Pierre Laborie, dès le début de sa carrière, de conserver ses recherches. Elles permettent de plus de comprendre la généalogie d’un projet de recherche, de voir se dessiner les modalités de fonctionnement de la recherche collective, et d’en faire une historiographie (notamment grâce à sa correspondance).
Elles rendent visible des constantes dans son œuvre, mais aussi des doutes, des aléas de carrière, des projets inachevés. C’est le cas, dans les années 1990, d’un livre qui devait être édité au Seuil, Penser l’opinion, qu’il a abandonné alors qu’il rentrait à l’EHESS.