Le livre Apprendre. Archéologie de la transmission des savoirs (publié en juin 2020 aux éditions La découverte) permet d’approcher ces questionnements centraux aujourd’hui. Patrick Pion [2] et Nathan Schlanger [3] ont rassemblé les textes du colloque international « Transmettre les savoirs, archéologie des apprentissages » organisé par l’Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP) les 28 et 29 novembre 2017. L’ouvrage, de belle facture, propose 37 illustrations, et une bibliographie à la fin de chaque communication.
Ce recueil offre une approche transdisciplinaire pour éclairer et enrichir la réflexion sur ce que signifie « apprendre ». L’objectif principal est « d’étoffer le débat au-delà du cercle des spécialistes, en mêlant la voix singulière de l’archéologie, qui étudie la matérialité et la temporalité du passé à travers les traces des activités humaines » (p.15), et qui était restée jusqu’à présent peu audible sur ce sujet. Cet ouvrage est profondément pluridisciplinaire faisant intervenir aussi bien l’archéologie, que l’éthologie, l’anthropologie, l’histoire et la sociologie. L’ensemble des études présentées ont un point commun : l’importance de la matérialité même des informations, des savoirs et des savoir faire qui entraînent des changements et des transformations des conditions d’accès, économiques et psychologique à l’information, au savoir. Les contributions permettent également d’interroger sur des notions qui semblent évidentes aujourd’hui mais qui nécessitent une redéfinition : nature/culture ; acquis/inné ; expérience/science. Cet enrichissement de la réflexion se fait grâce à série d’études de cas permettant d’élargir l’horizon de la réflexion dans des contextes historiques, sociaux et culturels très variés, « car l’archéologie – tout comme l’anthropologie sociale et culturelle – s’avère un outil de décentrage et de défamiliarisation, en encourageant la connaissance de sociétés autres, soient-elles du passé ou du présent ». (p. 17)
Le livre est composé de quatre parties, dont une première introductive avec une préface de Dominique Garcia (Président de l’INRAP) et une introduction de P. Pion et N. Schlanger permettant de revenir sur les objectifs et la démarche de cet ouvrage.
Ensuite, il y a une ouverture de Christian Jacob [4] intitulée « L’économie sociale de la circulation des savoirs : perspectives anthropologiques ». Cette ouverture permet au lecteur non spécialiste de saisir les enjeux épistémologiques sur les questions de transmission, savoirs, et apprentissages. L’auteur propose une distinction entre les savoirs et ce qui se prête à la transmission à l’intérieur de ces mêmes savoirs. Il précise la dimension sociale des savoirs qui ont vocation à être partagés dans une société, amenant ainsi à une réflexion sur ce qu’est une économie des savoirs, puisque ceux ci possèdent une valeur, qu’elle soit marchande, symbolique ou culturelle. C’est parce qu’il y a cette valeur intrinsèque aux savoirs que se pose finalement la question de l’apprentissage et des modalités de celui-ci.
Après cette partie, le livre est divisé en trois parties abordant des thèmes complémentaires : Entre l’inné et l’intentionnel ; L’oral, l’écrit, l’image : diversité et complémentarité des supports ; et Apprendre et innover : stabilité et mutations des savoir-faire et des savoirs.
Dans la première partie plus théorique, Gaëlle Pontarotti [5] propose un article intitulé : « La distinction entre l’inné et l’acquis a-t-elle encore un sens ? ». Elle revient sur la distinction entre l’inné et l’acquis ancrée dans les traditions de pensée dans les sciences du vivant. Or, des recherches récentes mettent à mal cette opposition, pourtant souvent perçue comme centrale dans les processus d’apprentissage. G. Pontarotti analyse dans un premier temps les différents domaines où la dichotomie inné/acquis semble judicieuse, ensuite les éléments qui fragilisent cette distinction, pour enfin souligner la nécessité de dépasser cette opposition. Pour elle, il conviendrait plutôt d’utiliser la distinction entre « non appris » et « appris », voire même entre différents types d’ « appris » puisque le concept d’innéité est porteur de confusion tout en n’étant pas étayé d’un point de vue empirique.
Jean-Louis Dessalles [6] dans le deuxième article (« La transmission « naturelle » des savoirs » ») réfléchit sur les motivations de la transmission des savoirs dans l’espèce humaine, comportement au caractère contre-nature. La théorie darwinienne met à mal l’idée selon laquelle notre espèce produit des savoirs et les transmet dans l’optique de s’entraider. Pour expliquer cette opposition, l’auteur revient sur l’importance de la conversation spontanée comme source de savoir, et son caractère inattendu. L’objectif de ces conversations est de constituer un réseau social. Or, si de nombreux individus consacrent un temps important à l’apprentissage d’un savoir, d’un savoir faire c’est pour son utilité sociale, l’objectif étant de se distinguer. En donnant une information, on démontre que l’on détient cette information. Ainsi, Jean-Louis Dessalles met en valeur le rôle social de la transmission des savoirs plus que son utilité scientifique.
Blandine Bril [7] s’interroge, quant à elle, sur les savoirs et savoir-faire nécessaires à acquérir pour être expert dans un domaine précis, dans son article « Geste technique et apprentissage : une perspective fonctionnelle ». Elle revient tout d’abord sur les cadres théoriques dans les travaux des savoirs d’action et leurs apprentissages. Ensuite, elle analyse l’approche « cognitiviste » de ce processus, pour enfin s’interroger sur le rôle de l’environnement dans ce questionnement replaçant finalement l’homme dans un système plus large. L’ensemble de ces réflexions amène à se questionner sur la définition d’une tâche technique en termes fonctionnels, c’est-à-dire sa causalité.
Dans le quatrième et dernier article de cette partie, « Évolution de l’enseignement intentionnel », Anders Högberg [8] questionne l’évolution de l’enseignement intentionnel présent dans toutes les sociétés humaines. Mais cette compétence est très limitée, voire absente, chez les autres espèces. L’objectif est donc de s’interroger sur la part Homo docens de l’Homo sapiens. A. Högberg rappelle que l’enseignement intentionnel repose sur l’aptitude à saisir que quelqu’un d’autre ne sait pas comment faire telle chose, supposant donc la capacité à reconnaître des états mentaux. Ainsi, si l’enseignement non intentionnel existe chez d’autres espèces, la transmission culturelle de faits ou de concepts d’une génération à l’autre par le biais de l’enseignement intentionnel est unique à l’homme. Pour A. Högberg, le développement cognitif crucial lors de l’évolution humaine n’a donc peut-être pas été la fabrication ni l’usage d’outils (que l’on peut retrouver chez les chimpanzés), mais cette capacité à effectuer un transfert intentionnel de savoirs d’une génération à l’autre.
La deuxième partie de l’ouvrage, la plus longue, est constituée de neuf études de cas sur différentes aires géographiques, culturelles et historiques. Nous les présenterons donc rapidement, et nous insisterons sur l’utilisation possible pour le professeur d’histoire-géographie dans la préparation des programmes.
Olivia Rivero [9] ouvre cette deuxième partie avec son article « L’apport des analyses technologiques à l’étude des savoir-faire artistiques du Paléolithique ». L’objectif est de sortir de l’analyse artistique de l’art préhistorique, pour se concentrer sur l’étude de ces œuvres du point de vue de leur production et de ce qu’elles impliquent au niveau de l’individu, du groupe et de la société.
Ensuite, Maria-Iluminada Ortega-Cordellat [10] propose une étude intitulée « Niveaux de compétences et apprentissage de la taille du silex au Paléolithique supérieur : l’exemple des sites du Bergeracois ». Elle s’interroge sur les critères « vouloir-faire », « savoir faire » et « pouvoir faire » en synergie dans la taille du silex, production témoignant pour la première fois de l’existence de spécialistes.
Jean-Pierre Nguede Ngono [11] offre une analyse très intéressante sur « La transmission orale chez les Baka du Cameroun dans un contexte de mutations socio-environnementales ». Il revient sur l’utilisation de l’oralité pour transmettre les savoirs et savoir-faire dans les sociétés africaines, principalement chez les Baka, des Pygmés du sud-est Cameroun. Ces questions de transmission orale chez des peuples de chasseurs-cueilleurs, peuples dépendant écologiquement de leur environnement, se posent avec acuité dans un contexte de sédentarisation promulguée depuis 1955 et d’urbanisation grandissante. Cet article explique donc l’importance du milieu pour la transmission des savoirs dans un peuple. Il pourra intéresser le professeur préparant le programme de géographie en 1er pour le thème 4 : L’Afrique australe : un espace en profonde mutation, même si évidemment le Cameroun ne fait pas partie de l’Afrique australe, mais cela offrira un enrichissement de la réflexion sur les dynamiques actuelles en Afrique.
La quatrième article est celui de Patrick Johansson Keraudren [12] : « Le savoir et sa transmission dans la pictographie nahuatl, avant et après la conquête espagnole ». Il analyse dans cet article la question de la production, du maintien et de la transmission du savoir à l’époque précolombienne, ainsi que les conséquences de l’arrivée hispanique sur cette transmission à l’origine principalement orale et par l’image. Cet article est accompagné de très belles illustrations pour montrer l’évolution de ces pratiques.
Cécile Michel [13] propose, dans l’article « L’écriture cunéiforme au Proche-Orient antique : enseignement, apprentissage et acteurs », d’étudier les acteurs de l’apprentissage de l’écriture cunéiforme, c’est-à-dire, les maîtres et les élèves à travers un corpus de textes reconstituant des tablettes retrouvées.
Le sixième article est celui de Michel Bats [14] intitulé : « L’apprentissage de l’écrite en Gaule méditerranéenne protohistorique (VIe – Ie siècle avant notre ère) ». Cet article revient sur le développement de l’apprentissage et de l’utilisation de l’alphabet grec dans la langue gauloise à partir du IIIe siècle comme conséquence des échanges commerciaux autour de Massalia. Cet article permettra aux professeurs d’enrichir leur réflexion dans le cadre du programme de 2nd dans le thème 1 : Le monde méditerranéen, Chapitre 1 : La Méditerranée antique : les empreintes grecques et romaines. L’intervention de M. Bats offre un exemple de la construction d’un monde connecté par l’intermédiaire des connaissances, de la transmission des savoirs, et non seulement par la politique et les conquêtes.
Marc Smith [15] réfléchit sur l’évolution de l’apprentissage de l’écriture en France à travers les sources archéologiques dans son article « Les modèles d’apprentissage de l’écriture en France depuis la Renaissance ». L’intervention de M. Smith peut être utilisée par le professeur pour la préparation du chapitre « Renaissance, humanisme et réformes religieuses » du thème 2 du programme de 2nd. De fait, le programme invite à travailler sur l’imprimerie, les conséquences de sa diffusion et sur le nouveau rapport aux textes de la tradition. Cette intervention offre un exemple enrichissant sur la transmission du savoir et savoir-faire de l’écriture dans une France qui n’est pas encore majoritairement alphabétisée, mais dans laquelle l’écrit prend progressivement une place de plus en plus importante.
Gilles Bellan [16] conduit une analyse archéologique de l’école républicaine en France à la période contemporaine, offrant notamment des photographies d’écoles. L’article de G. Bellan peut être utilisé par le professeur pour compléter et alimenter sa préparation du chapitre « La mise en œuvre du projet républicain » du thème 3 en classe de 1er générale. Le programme invite à travailler sur le projet d’unification de la nation française autour des valeurs de 1789 et de ses modalités de mise en œuvre (symboles, lois scolaires). Cette analyse de l’archéologie scolaire constitue donc un parfait exemple de cette mise en œuvre de projet républicain à travers les symboles républicains que l’on peut retrouver dans les bâtiments scolaires, eux-mêmes représentatifs de l’évolution des politiques scolaires des différents gouvernements. L’unification de la nation passe également par une unification des modes de transmissions et d’apprentissages d’un projet commun.
Enfin, le dernier article de cette deuxième partie, est celui d’Aissa Kadri [17] « Transmissions des savoirs en situation coloniale : l’imposition du système d’enseignement français en Algérie ». Cet article passionnant enrichit clairement la réflexion du professeur d’histoire-géographie sur le processus multiforme de la colonisation de l’Algérie dans un domaine rarement abordé dans les programmes scolaires, celui de la transmission du savoir (ou non) dans le cadre colonial. Ce contrôle sur la transmission des savoirs fait partie intégrante des politiques mises en œuvre pour contrôler les populations sur place, c’est un aspect du colonialisme qu’il serait pertinent de faire travailler aux élèves de classe de 1er générale dans le chapitre « Métropole et colonies » du thème 3.
La troisième partie est composée de six articles portant sur la stabilité et les mutations des savoir-faire et des savoirs. Le premier article est celui de Valentine Roux [18] « Apprentissage et inventions : des individus qui font l’histoire ». Sont traitées dans cet article les questions de l’apprentissage et de la reproduction des tradition, ainsi que la relation entre apprentissage, expertise et inventions.
Joanna Sofaer [19] signe le deuxième article : « Créativité, apprentissage et « arts de faire » : une archéologie du quotidien à l’âge du Bronze à Százhalombatta-Földvár en Hongrie ». Elle revient sur les trois aspects du lien entre créativité et apprentissage, tels qu’ils sont accessibles dans les données archéologiques, afin de comprendre leur expression dans la vie quotidienne à l’époque de l’âge du Bronze.
La troisième contribution est celle d’Anne Lehoërff [20] « Savoir-faire métallurgique et savoir transmettre en archéologie ». Cet article s’intéresse aux traces laissées, volontairement ou non, par les hommes du passé, comme preuve pour pouvoir restituer la vie des sociétés. Or, ces traces sont le résultat final d’un processus beaucoup plus complexe, transmis au fil du temps à d’autres individus, conduisant à des évolutions. L’objectif est donc de s’interroger sur ces productions humaines, leur variabilité et les modalités d’apprentissage qui sont derrière.
Françoise Labaune-Jean [21] propose une étude sur les gestes de l’artisanat du verre durant l’Antiquité et le premier Moyen-Âge, le verre étant un des premiers matériaux de synthèse créés par l’homme. Les sources archéologiques récentes permettent de renouveler la géographie de cet artisanat, la connaissance des infrastructures, des techniques et donc de la transmission de celles ci.
Danielle Arribet-Deroin [22] signe le cinquième article de cette partie : « Appréhender les savoirs des travailleurs des grosses forges à fer de la fin du Moyen-Âge et de l’Époque moderne ». A travers l’exemple des travailleurs des grosses forges, elle s’interroge sur l’innovation de nouveaux savoir faire ou de savoirs pratiques tout en étudiant leur émergence et leur diffusion.
La dernière contribution à ce recueil est celle de Séverine Hurard [23], « Branle-bas de combat ! Apprentissage et préparation de la guerre de siège sous Louis XIV » à la suite de fouilles préventives en 2011-2012 du fort de Saint-Sébastien de Saint-Germain-en-Laye. Ces fouilles ont permis de révéler, aux archéologues comme aux historiens, un investissement dans la préparation à la guerre de siège, insoupçonnée jusqu’alors, permettant ainsi l’apprentissage de la guerre, mais aussi de l’altérité et de la vie en communauté.
En conclusion, Apprendre. Archéologie de la transmission des savoirs est un livre important pour remettre en perspective cette « société de l’information » dans laquelle nous vivons. Cet ouvrage montre au lecteur que les connaissances et les moyens d’y accéder ne sont pas une préoccupation récente. Il contextualise cette quête de la connaissance et du savoir très contemporaine dans un temps long, très long (3 millions d’années), et parfois même avant l’apparition de l’écriture qui n’est pas une condition nécessaire à la transmission des savoirs, contrairement à ce qui a été longtemps considéré. De plus, ces multiples études interrogent également sur la place de l’apprentissage, de la transmission de savoirs et savoir-faire dans l’identité humaine. La lecture de ces articles offre donc une réflexion riche et parfois émouvante au lecteur sur ce que signifie concrètement connaître et savoir, questionnement inhérent à tous. L’objectif du livre est rempli en démontrant l’intérêt incontestable de l’apport de l’archéologie dans ces études sur la transmission du savoir. Cet ouvrage s’inscrit également dans une des nombreuses missions de l’INRAP qui est la communication et la valorisation auprès du public de l’actualité des découvertes, ainsi que de leur analyse scientifique. Ainsi, cet ouvrage, en plus de présenter l’archéologie de la transmission des savoirs, participe également à son propre objet d’étude.
Cet ouvrage fait finalement écho au nouveau programme de spécialité HGGSP de terminale qui porte dans le thème 6 sur « L’enjeu de la connaissance ». La lecture de certains morceaux choisis de ces articles (notamment l’ouverture de Christian Jacob) avec la réalisation d’une fiche de lecture par les élèves ne pourra qu’enrichir leur réflexion personnelle et scientifique sur un thème central dans nos sociétés du XXIe siècle.
Ce questionnement touchera également les professeurs de toutes les matières, tant ces questions sont au cœur de leur activité quotidienne. En effet, le livre permet au professeur de s’interroger sur son rôle dans la transmission du savoir auprès des élèves : que se passe-t-il entre les deux parties ? Cette lecture entraîne donc un questionnement réflexif sur notre métier, nos pratiques et les dispositifs mis en œuvre en classe.
© Les services de la Rédaction d’Historiens & Géographes, 13/07/2020. Tous droits réservés.