J’aimerais commencer mon intervention par une citation de la pièce d’Alexis Michalik, Le porteur d’histoire, qui me semble s’imposer pour le sujet qui nous réunit :
Au début de la pièce, l’Homme dit :
« D’abord qu’est-ce que l’Histoire ? Avec un grand H ? (avec sa grande hache, dirait Perec).
L’Histoire c’est notre mémoire commune, notre identité.
C’est ce qui nous définit en tant qu’êtres humains.
Pour nous tous, l’Histoire est concrète, écrite, immuable.
Il y a des dates ou des événements dont on est parfaitement sûr.
On les a apprises à l’école… (…)
Chaque historien est avant tout un homme.
L’Histoire ne peut donc pas être absolument objective,
elle est mouvante, elle évolue, s’estompe et s’enrichit.
Notre identité, notre passé,
tout ce qui nous définit n’est qu’un récit. »
Les élèves aiment les récits et l’Histoire est mise en récit : l’apprentissage de l’Histoire passe par le fait de savoir organiser, mettre en relation des faits, dégager des causalités et des conséquences.
A cet égard, la maîtrise de la chronologie est indispensable, et le retour à ses vertus souligné : qu’elle apparaisse sur les murs des classes comme repère visuel, qu’elle soit à faire construire par les élèves avant le cours en préliminaire ou après le cours en guide de révision/ vérification de la maîtrise de repères temporels.
Dans le cadre d’un cours chronologique, sur le temps « long », l’enseignant apprend à distinguer des dates charnière, des moments clés, peut-être factices sur le temps long, mais nécessaires pour dégager des évolutions. Il s’attardera sur certains moments d’Histoire, des moments référence.
C’est le cas du chapitre inaugural du programme de Terminale L-ES-S d’Histoire, intitulé « L’Historien et les mémoires de la guerre », avec au choix de l’enseignant « les mémoires de la Seconde guerre mondiale ou de la guerre d’Algérie » : chapitre complexe, qui vise à prendre du recul sur deux sujets encore brûlants.
Mais qui doit permettre de faire comprendre aux élèves ce qu’est le métier d’historien, par un cours qui montre :
- la construction, devrais-je dire « la fabrique » de l’histoire, une histoire qui n’est pas figée. C’est un chapitre qui présente quelques repères historiographiques majeurs aux élèves.
- que le travail de l’historien dépend de sources, pas toujours accessibles selon les époques mais s’appuie aussi sur des témoins et des mémoires, fragiles, subjectives, partielles ; que la mémoire n’est pas l’Histoire, mais que celle-ci peut en faire des objets d’histoire ;
- qu’il faut savoir critiquer les sources : il s’agit donc de faire travailler les élèves sur le document, et pour ce faire, apprendre à croiser les sources et prendre en compte la multiplicité des points de vue ;
- que le contexte n’est pas neutre et qu’il convient de l’éclairer ;
- enfin que l’Histoire peut être instrumentalisée…
Il s’agit donc de développer l’esprit critique des élèves, prendre du recul sur des documents, les mettre en perspective : tâche ô combien difficile, exigeante, mais nécessaire à la formation du futur citoyen qui va voter, et pour certains élèves de Terminale, participer à l’échéance présidentielle de cette année.
Alors comment ?
Peu d’expérimentation en Terminale : le cours reste souvent magistral, parfois dialogué, mais laisse bien aussi place à la mise en autonomie des élèves. Il s’agit de leur apprendre à réagir en historien et se poser les questions de l’historien :
- par exemple, leur faire élaborer le questionnement sur un document, ou plus délicat construire la « consigne » sur le modèle de l’actuelle épreuve du bac.
- ou encore : les faire s’interroger sur le cinéma comme reflet des mémoires d’un conflit.
- rencontrer les témoins encore vivants, les confronter au témoignage oral, autre « matériau » de l’historien ; ce sont parfois les élèves qui proposent ces témoins : tel ce père d’élève de première qui a connu le siège de Sarajevo ; ou sur une Histoire en cours : ainsi ce témoignage d’une réfugiée syrienne.
- les rendre enquêteurs (sens premier de l’Histoire – les Enquêtes d’Hérodote) de leur Histoire familiale : les reconnecter à l’Histoire, en leur faisant rechercher des traces de la seconde guerre mondiale (ou la première) dans les archives familiales. Recomposer un récit, en interrogeant parents et aïeux, dresser l’arbre généalogique de la famille, et, à partir d’un objet, de sources primaires, leur demander de raconter ce récit. Les élèves sont friands de ce type de recherche, encore en lycée, et se sentent valorisés.
- les confronter au récit de fiction historique : romans, bande dessinée ou roman graphique, mangas en lien avec des thématiques des programmes.
- les faire lire aussi des témoignages écrits ou des récits d’historiens…
Et puis, il y a un autre rôle de l’enseignant d’Histoire : leur faire comprendre aussi qu’ils sont dans l’Histoire en réagissant à l’actualité. Un devoir délicat, plus ou moins bien assumé et géré, après les attentats du 7 janvier 2015 et du 13 novembre, face auxquels les enseignants ont fait de leur mieux dans l’urgence d’une situation inédite, mais qui a soulevé un besoin de formation.
Il était possible de faire faire aux élèves le récit des événements, afin de vérifier ce qu’ils ont compris, ce qu’ils ont retenu, de façon anonyme, sans pression ; voir leurs réactions (ce qu’ont fait aussi des collègues de Lettres) ; de leur faire lister des questions qu’ils se posaient (et préparer les réponses, tout ne peut être spontané) ; puis dans le cadre de l’EMC par exemple d’organiser un débat mouvant autour de quelques questions. A noter qu’il en est ressorti un besoin de davantage d’enseignement du fait religieux, du moins de mon expérience personnelle.
Enfin, enseignant en classes européennes, je suis amenée à ouvrir à d’autres Histoires, et donc croiser les regards, en cours de DNL, en utilisant des sources étrangères, mais également par des projets transnationaux :
- un projet de regards croisés franco-allemands sur la Grande guerre dans le cadre du Centenaire et d’un projet Comenius, avec des lycéens de Rhénanie du Nord Westphalie (les élèves français ont accueilli et guidé à travers un circuit leurs camarades allemands autour d’un circuit sur les traces de la Grande Guerre à Lille et autour de Lille, occasion pour eux de présenter la situation particulière de Lille, mais aussi de voir l’Histoire dans le paysage et de faire une lecture des lieux, tandis que les élèves Allemands ont quant à eux expliqué le sort de la Ruhr pendant et après le conflit)
- un autre projet en cours, toujours dans le cadre du Centenaire, sur les représentations interculturelles d’élèves français et tasmaniens, avec l’élaboration d’un abécédaire franco-australien de la Grande Guerre.
Cette pédagogie de projet est encouragée par le programme Erasmus+ , qui incite les enseignants à créer des projets historiques ou géographiques à plusieurs mains, avec des enseignants de différents pays européens.
Décentrer le regard donc... Saluons les entreprises de manuels transnationaux.
Pour finir, je souhaiterais annoncer que l’association à laquelle j’appartiens, l’APHG, associée à Euroclio, un réseau européen d’enseignants d’Histoire, prépare l’organisation d’une conférence internationale en avril 2018 à Marseille, sur les « Dialogues méditerranéens », dans une perspective d’Histoire de l’Europe et de la Méditerranée, avec à l’appui des ateliers pédagogiques de différents pays et des conférences, visant là aussi à croiser les regards.
© Ann-Laure Liéval, 1er mars 2017. Tous droits réservés.
Illustration en "une" : Yves Poncelet et Ann-Laure Liéval, Centre d’Histoire de Sciences Po, 1er mars 2017. APHG - DR.