Café, coton et chocolat : 300 ans de négoce Le Havre, ville de négoce - Compte-rendu

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Du 22 novembre 2014 au 8 novembre 2015.

Par Françoise Debrébant [1]

Ce 24 mars 2015, la ville du Havre nous reçoit pour présenter cette exposition sur les denrées « exotiques », dont le négoce fit, en grande partie, sa fortune. Mais l’accueil de la presse est aussi un prétexte à faire meilleure connaissance de cette ville-port, souvent perçue comme « trop neuve » et boudée par les touristes. Il faut changer ce regard.

1) Le Havre : port maritime, enjeu stratégique

Sur la rive Nord de l’estuaire de la Seine, le Havre est une création du roi François 1er, qui voulait une porte ouverte sur la « mer océane », Honfleur et Rouen étant victimes d’ensablement.

 Port militaire, d’abord, à cause du voisinage de l’Angleterre, pas toujours pacifique.

 Port de pêche lointaine à la morue, qui lui apporta un début de fortune.

 Port de commerce, surtout, mais pas exclusivement, qui s’épanouit du 16e au 18e siècles ; s’il connut un très net recul pendant la Révolution et l’Empire (politique de blocus), les années 1830-40 le virent reprendre de plus belle ; il vécut son apogée de 1850 à 1914. Il est alors le deuxième port européen pour le café.

 C’est vers l’Amérique, via Southampton, sur la côte Sud de la Grande-Bretagne, que partent les paquebots de croisière, pour n’en citer que trois : le 1er « France », en service de 1912 à 1932, surnommé le « Versailles des mers » ; le « Normandie », lancé en 1935, qui eut une vie trop brève et devint un véritable mythe ; et le 2e « France » (1962-1974), rêvé par de Gaulle, à l’époque où l’avion régnait déjà sur l’Atlantique.

Ajoutons que le Havre, avec Cherbourg, fut un des grands ports français d’émigration vers le Nouveau Monde.

Comme beaucoup d’autres villes-ports, le Havre souffrit de son rôle stratégique pendant la Seconde guerre mondiale. Les 5 et 6 septembre 1944, il subit les bombardements alliés les plus destructeurs : la ville n’est plus qu’un tas de gravats .En 1945, elle est une des plus sinistrées d’Europe.

Le ministre Raoul Dautry confie alors sa reconstruction à l’architecte Auguste Perret, qui ne voulut, justement, pas reconstruire, mais faire une ville neuve, symbole de la France renaissante. Utilisant du béton de couleurs différentes, il recrée une ville peu élevée, à l’exception de quelques « phares » : église Saint-Joseph, porte océane ; ouverte sur la mer et le monde, très aérée, intégrant de nombreux jardins, vergers et forêts : c’est une des villes les plus vertes de France, où l’on a une belle qualité de vie, où l’on peut pratiquer de nombreux sports.

L’ensemble, un des plus cohérents de l’architecture du milieu du 20e siècle, a été inscrit par l’UNESCO en 2005 au « Patrimoine Mondial de l’Humanité ».

Situé sur un des axes maritimes les plus importants du monde, le Havre est aujourd’hui le premier port européen de conteneurs. On ne voit plus sur le port que des grues et des robots qui transbordent ces énormes « boîtes » ; peu de vie ! Le charme de la vie portuaire, que nous montrent photos et films jusqu’aux années 1960-1970 a fait place à une froide efficacité. Les anciens docks, quartier populaire, sont devenus quartier universitaire : autre temps, autre public. Mais le charme opère toujours quand on observe, de la côte, les immenses cargos chargés de conteneurs disparaitre derrière l’horizon.

2) Coton, Café et Chocolat

Revenons maintenant à ce qui a fait la prospérité de la ville aux époques précédentes.
L’exposition - lien ici - est répartie sur trois sites, les trois musées d’Art et d’Histoire de la ville, trois bâtiments (c’est rare ici) assez épargnés par les bombes, que l’on a pu remettre en état, et qui témoignent du passé havrais. Cette dispersion voulue a pour but d’attirer aussi l’attention sur leurs collections permanentes.

a) L’abbaye de Graville qui fut construite à flanc de coteau à l’époque de la christianisation de la baie de Seine. Guillaume Malet de Graville, qui participa à la bataille d’Hastings en fit une place forte. C’est un très beau témoignage de l’art roman normand (à l’exception du chœur, gothique). Remaniée au fil du temps, elle fut un centre intellectuel actif.

Elle offre une splendide vue sur le port, et abrite une des plus belles collections de sculptures médiévales qui soit en France. Une petite « princesse de cour », de la fin du 14e siècle vaut à elle seule la visite. Cette abbaye est flanquée d’un cimetière romantique, où plusieurs tombes ont, en guise d’épitaphe, des vers de Victor Hugo. On le retrouve aussi devant la tombe modeste de l’ancien bagnard qui servit de modèle à Jean Valjean.

Dans le grand espace d’accueil, plusieurs tableaux, du 19e siècle essentiellement (Gudin, Crépin, Fleury, Mols) montrent des « portraits » de bateaux, leurs entrées et sorties du port, les bateaux »pilotes », la tour François 1er, aujourd’hui disparue ; des maquettes, des figures de proue, souvent des têtes féminines.
Une des curiosités du musée : la collection (plus de 200) de maquettes de maisons du monde entier, fabriquées par un certain Jules Gosselin, qui ne quitta jamais la sienne, mais travailla à partir de documents qu’on lui faisait parvenir !

L’Hôtel du bocage - DR

b) L’Hôtel Dubocage de Bléville (17e s) : son propriétaire (1676-1727), navigateur et négociant, partit du Havre en 1707 pour y revenir en 1716, après un voyage qui lui fit passer le cap Horn et aller dans l’Océan Pacifique, où il découvrit Clipperton, toujours possession française. Armateur riche et collectionneur avisé, il fut un personnage influent, ce qu’exprime cette résidence. C’est ici surtout que nous prenons un contact concret avec :

- le Coton
Dessins et photos, échantillons d’emballage, certificats délivrés aux acheteurs, crocs de dockers montrent les diverses étapes de la filière : culture, récolte, mise en balle ; une ramasseuse de coton tombé (la « pouchetonne ») en retirera quelques sous ; pesage, échantillonnage…

Monsieur Martin, retraité, parle de son ancienne activité : réceptionnaire. Il recevait la marchandise pour les filateurs, la contrôlait, prenait des échantillons, et les classait selon la qualité. Une chambre arbitrale réglait les litiges entre acheteurs et vendeurs. Diverses professions gravitaient autour du coton, qui faisait vivre toute la baie de Seine : Bolbec, Rouen, et au-delà. On traitait encore 300000 t de coton en 1960 ;en 2014 : 10000. Il ne reste que 3 négociants en France : 1 au Havre, 1 à Paris, 1 à Lille.

- le Café
Au tour de Monsieur Masson de présenter son négoce : il dirige la seule maison de café encore existante au Havre, intégrée maintenant à un grand groupe. En 1980, il y en avait 35 ! Il nous raconte l’histoire de cette matière première hautement spéculative.
Le café arrive au Havre dans les années 1730-40, et son négoce croît très vite, le café devenant rapidement une boisson populaire. Les docks du café sont longtemps en plein centre ville. Aujourd’hui : à 25 kilomètres !

Le café voyage vert ; il faut le torréfier. La torréfaction est encore très présente ici.
Des torréfacteurs de tailles et formes diverses accompagnent les moulins (entre autres, les Peugeot frères que chaque grand-mère avait dans sa cuisine !), les cafetières, tasses et sacs de jute avec les noms des origines. Aux murs, des toiles, où sont peintes les « hirondelles de Rio », navires spécialisés dans le transport du café.

- le Chocolat
Sa présence dans l’exposition est plus discrète : la consommation(en chocolat liquide chaud) est longtemps restée un marqueur social fort, attribut de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie. De beaux objets : chocolatières en argent, où on remuait le liquide, services en porcelaine richement décorés, puis moules et boîtes quand on le consomme »solide ». Aujourd’hui, les chocolatiers restent très nombreux au Havre. Tradition encore vivante.

La maison de l’armateur - DR

3) La société négociante du Havre

Cette maison de l’Armateur, construite à la fin du 18e s dans l’axe d’une rivière souterraine, autour d’un puits de lumière, est, avant la lettre, une maison écologique, où l’eau de pluie est récupérée ; où la lumière joue en permanence ; où la température ne descend jamais en dessous de 12 degrés.

L’endroit est ravissant, à taille humaine, le décor est d’un goût subtil. Diverses familles de négociants l’occupèrent : en témoignent les cartonniers d’archives, la salle des cartes, le cabinet des maquettes…

Des tableaux de Tiepolo, Fragonard, et Roslin (peintre suédois qui portraitura de nombreuses cours d’Europe) ornent les murs de pièces essentiellement meublées en style Directoire et Empire : des petits lutrins portatifs, braseros de faïence, pendules (l’une d’elles est décorée « au verseur de café ») complètent cet ameublement . On voit dans les parquets en marqueterie de six bois différents la trace des relations des maîtres de maison avec les pays lointains.

On montre ici, avec un goût exquis, sans ostentation, une richesse assise ; cela donne confiance aux donneurs d’affaires ; on a du « répondant ».

Nos négociants havrais, comme ceux des autres ports de l’Atlantique, ont été acteurs du commerce triangulaire ; une salle d’exposition est consacrée à l’esclavage : des lettres, statuettes, de la vaisselle évoquent ce trafic sur lequel se sont établies et/ou consolidées de nombreuses fortunes. Une tasse en porcelaine est décorée (sujet rarissime !) d’un médaillon représentant un jeune Noir enlaçant une femme blanche.
Ces familles du négoce pratiquaient l’endogamie. Sont particulièrement présents ici les Foache et les Bégouen Demeaux.

Détentrices du pouvoir économique, elles l’étaient, aussi, du pouvoir politique : de 1789 à nos jours, tous les maires de la ville en sont originaires.

En ce début de 21e siècle, la part des coton, café et chocolat est réduite à peu de chose dans l’activité du port. Mais leur négoce continue à "marquer" la ville. Les descendants, nombreux, des familles liées à cette activité ont largement participé à l’exposition en prêtant des documents écrits et beaucoup d’objets. Et puis, le Havre regarde toujours vers le lointain, le grand large, sa physionomie en est imprégnée.

Si l’on y ajoute la lumière, si particulière ici, on saisit mieux l’attachement qu’ont eu pour cette ville les peintres (Monet , qui y vécut sa jeunesse, peignit là « Impression, soleil levant ») ; les écrivains (Flaubert, Maupassant, Sartre…) ; et les cinéastes (Carné y tourna « Quai des brumes », et A. Kaurismaki, « le Havre », tout simplement.

Françoise Debrébant

Les services de la Rédaction d’Historiens & Géographes, 13/06/2015. Tous droits réservés.

Notes

[1Membre de la Rédaction d’Historiens & Géographes