Conversation avec un métis de la Nouvelle-Espagne Un compte-rendu du dernier livre de Serge Gruzinski (Fayard, 2021)

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Par Rémi Mustacchi [1].

Historien, directeur de recherche émérite au CNRS et d’études à l’EHESS (CERMA), Serge Gruzinski enseigne également aux États-Unis (Princeton) et au Brésil (université du Pará, Belém). Ancien résident de l’École française de Rome et de la Casa de Velázquez, ses recherches portent sur la mondialisation ibérique aux XVIe-XVIIIe siècles et nombre de ses ouvrages font référence. L’historien a fortement contribué au développement et au renouvellement historiographique de l’histoire de l’Amérique coloniale comme en témoignent La colonisation de l’imaginaire [2] ou La pensée métisse [3] qui tracent une histoire des mentalités dans l’espace méso-américain à l’heure de la conquête et de la colonisation ibérique, ou encore Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation [4] qui inscrit ses travaux dans le cadre d’une histoire connectée. Ses travaux pionniers d’histoire globale sont récompensés en 2015 par le Prix international de l’Histoire. Ses différentes fonctions d’enseignement et de recherches s’accordent avec son projet d’histoire globale et transnationale. Cela se traduit dans ses ouvrages, où les sources mobilisées sont extrêmement diversifiées, tant par leur nature que par leur langue. C’est par le décentrement du regard de l’historien qu’une histoire connectée peut prendre forme.

Son dernier ouvrage, Conversation avec un métis de la Nouvelle-Espagne, ne fait pas exception et s’inscrit ainsi dans la continuité de ces travaux. Il présente néanmoins une particularité majeure qui ne manque pas de surprendre le lecteur : l’auteur converse avec Diego Muñoz Camargo, un métis du XVIe siècle, de la région de Mexico-Tenochtitlan. Dès la préface, l’auteur met en garde : « l’historien est […] contraint. Et son audace ne vaut que par les garde-fous qui l’entourent. » (p. 11), s’il prend « une liberté avec les règles de l’histoire académique » (p. 19) en rendant la parole à un contemporain de l’époque de Michel Montaigne, il mobilise en fait un corpus documentaire et n’invente pas les réponses de Diego Muñoz Camargo, d’ailleurs il se plie à la « règle universelle de probité » chère à Marc Bloch qui consiste, pour un historien, « s’il emploie un document, [d’en] indiquer le plus brièvement possible la provenance, c’est-à-dire le moyen de le retrouver » (Apologie pour l’histoire, p.60) [5]. Le directeur d’études à l’EHESS vient réagencer les écrits, en mettant en lumière les questions qu’il se pose en tant qu’historien et les réponses que proposent les textes. Il s’agit par ce procédé de « briser la succession linéaire de ses écrits, les confronter à d’autres passages, [ce qui] apporte parfois des éclairages inédits ou inattendus » (p. 20). Plus qu’une simple réorganisation d’un corpus, S. Gruzinski s’appuie sur ces échanges pour inscrire la réflexion dans un ensemble plus large. Le changement régulier de focale permet de dégager des axes de réflexion en partant de cet échange fictif – i.e. en partant des écrits de Diego Muñoz Camargo (paradigme indiciaire) –, la démarche de l’auteur s’approche ainsi de celle de la microstoria bien qu’elle s’en distingue par la forme. « Diego nous entraîne au cœur d’un double processus : la construction de la première société coloniale de l’Europe moderne – le Mexique – et l’essor de la mondialisation ibérique » (p. 18). Cette réflexion apparaît comme un résumé du projet de l’auteur. L’ouvrage est organisé de manière thématique et structuré en trois parties qui se dessinent en creux.

La première partie (chapitres 1 à 4) est principalement contextuelle. Ainsi, l’historien commence par nous présenter cet « Américain de la Renaissance » (p. 15). Né vers 1530 en Nouvelle-Espagne, fils d’un père espagnol et d’une mère indienne, la vision du monde de ce métis est bien particulière du fait de sa position filiale et sociale. Bien intégré dans la hiérarchie coloniale, les écrits de Diego Muñoz Camargo proviennent d’une relation au roi de 1583. Philippe II, souverain unissant les couronnes de la péninsule ibérique, désire mieux connaître ses possessions américaines et ses richesses. Une grande enquête est donc réalisée, dans la province de Tlaxcala ; c’est notre scripteur métis qui est sommé de rendre des comptes au monarque. Développant à outrance les réponses, digressant et s’écartant des demandes initiales, il rédige un livre Historia de Tlaxcala. C’est cette source principale (en fait scindée en raison de la perte du manuscrit original mais qui subsiste à travers des retranscriptions multiples) que l’auteur utilise pour travailler cet ouvrage et élaborer cette conversation fictive emplie de détails précis et originaux, fréquemment mis en perspective. Cette contextualisation vient dessiner des questions liées à l’ethnicité (p. 50), qui apparaît alors secondaire et peu déterminante par rapport à la position dans la hiérarchie sociale. La colonisation a engendré des transformations de l’ordre social établi : les métissages, les conversions, le travail forcé, les épidémies, les faillites et enrichissements ont conduit à un profond bouleversement des sociétés amérindiennes. L’organisation nouvelle, associant une hiérarchie locale à une hiérarchie coloniale, vient complexifier ces rapports de domination protéiformes et met en avant une diversité de situations propres à la structure des sociétés coloniales de la Nouvelle-Espagne. L’accent est mis sur l’importance des relations familiales, cléricales et séculaires. La force de Diego Muñoz Camargo repose en partie sur ses relations qui lui permettent d’acquérir un rôle central de traducteur et de pivot entre les cultures. L’importance de la culture dans ces sociétés américaines est mise en avant à plusieurs reprises. Culture issue du continent mais aussi de l’Ancien monde. Les textes des auteurs européens arrivent jusqu’en Amérique et prennent vie dans les écrits des scripteurs locaux si bien qu’on pourrait y entrevoir une extension précoce de la République des Lettres. Le métissage du scripteur de la Nouvelle-Espagne est donc avant tout culturel, bien qu’il se revendique à de multiples reprises comme Espagnol.

Ce métissage culturel est mis en avant dans la seconde partie de l’ouvrage (chapitres 5 à 7). L’auteur questionne l’importance pour le métis de Tlaxcala d’écrire l’histoire de la région, et questionne également le récit qui est fourni par celui-ci. Si le point de départ du projet éditorial du Tlaxcaltèque est la réponse à l’enquête de Philippe II, l’objectif de Diego Muñoz Camargo dépasse ce simple enjeu et réside dans la volonté de devenir un représentant majeur de Tlaxcala. L’histoire de cet espace, présentée par le scripteur indien, est emplie d’éléments liés aux mythes. L’historien laisse largement place aux écrits du métis américain présentant les débuts de l’occupation de l’espace, les vagues migratoires (etc.) avant de contextualiser et d’interroger la place du mythe dans la construction de l’identité méso-américaine et les transformations de ces mythes pour faire face à l’Inquisition. On peut en partie regretter le parti pris de l’auteur qui fait le choix de présenter et critiquer la pensée des Amérindiens du XVIe siècle sur les mythes fondateurs, au détriment d’une réflexion sur la réalité historique de cette histoire pluriséculaire de l’occupation des espaces américains. Bien que ce choix s’inscrive dans la démarche de S. Gruzinski, le lecteur curieux est frustré face à la seule vison mythifiée de Diego Muñoz Camargo sur l’histoire méso-américaine. Cette mythification est néanmoins contextualisée par l’historien, qui met en perspective l’usage des mythes et le métissage de l’auteur, ainsi que ses connaissances historiques et religieuses. Le métis de la Nouvelle-Espagne est doté de larges connaissances, ses propos font régulièrement référence de manière directe ou indirecte à des auteurs antiques européens voire à des éléments évangéliques. L’importance accordée à cette culture, à la croisée de deux civilisations, amène progressivement l’historien à axer sa réflexion sur la globalisation.

La globalisation est ainsi l’objet de la dernière partie de l’ouvrage (chapitres 8 à 12). « Diego est attentif aux transferts sans précédents qui commencent à proliférer à l’échelle du globe. Pour sa génération, celui-ci est devenu accessible dans sa totalité » (p. 146). L’auteur, en mobilisant Diego Muñoz Camargo, met en avant la diversité de formes que prend cette globalisation. Au XVIe siècle, l’Amérique devient le champ des rivalités entre les puissances européennes, le spectre des ambitions coloniales anglaises et françaises est régulièrement agité. C’est en lien avec la distance qui existe de fait, mais la nécessité d’être présent pour marquer son territoire dans des possessions coloniales éloignées, que se développe la « propagande » de Philippe II (p. 172).
La question des images devient centrale alors qu’un nouveau rapport au monde se développe. Amérindiens et Européens voient leur monde connu s’élargir, l’appropriation de celui-ci est croissante. Pour se faire, images et représentations occupent une place majeure. Ce point développé par l’auteur fait écho à un autre de ses ouvrages, La guerre des images de Christophe Colomb à « Blade Runner » (1492-2019) [6]. La globalisation se traduit à l’échelle locale, l’approche multiscalaire est donc essentielle, c’est en substance la thèse de cette troisième partie. Le massacre de Cholula (massacre d’un groupe amérindien par les conquistadors en octobre 1519, prémices des violences de la conquête du Mexique) est présenté comme un événement transocéanique majeur, qui vient illustrer cette association entre un événement local dont la cause et les conséquences sont globales. L’interconnexion entre les cultures se traduit par une pluralité de réalités tangibles ; la conversion des Indiens, des métissages, ou encore une littérature et culture à la croisée des civilisations. L’étude des textes et de la phraséologie de Diego semble acter une « colonisation de l’imaginaire » et des mœurs, néanmoins l’auteur souligne le fait que Muñoz Camargo s’adresse au roi et tente donc de correspondre à l’image qu’il souhaite renvoyer. L’agentivité des acteurs est donc peu mise en avant, du fait de cette relation au roi, où l’auteur métis gagne à passer sous silence certaines pratiques. Comme souvent dans la recherche historique, les silences en disent long et sont analysés par l’historien. Cependant un des exemples d’agency qui apparaît dans L’histoire de Tlaxcala concerne la monnaie. Des Amérindiens refusent d’utiliser la monnaie de cuivre sans aucune valeur à leurs yeux, pourtant imposée par la couronne, et obtiennent gain de cause (p.138). Quelques paragraphes de cette partie apparaissent comme un manifeste de l’auteur en faveur de l’histoire globale, qui n’est pas une histoire des empires mais bien l’interaction entre les échelles et les espaces. Certains processus ne peuvent se comprendre qu’à l’échelle locale, ce qui justifie la démarche de l’ouvrage de S. Gruzinski. Enfin, le dernier chapitre est axé sur l’écrivain métis de la Nouvelle-Espagne. Ce chapitre est plus réflexif, l’historien tend à montrer que Diego Muñoz Camargo est lui-même l’objet de cette tension entre local et global.

Si la forme de l’ouvrage a de quoi surprendre le lecteur, habitué aux règles académiques des ouvrages de l’historien, le fond est peu affecté par cette expérimentation. L’avantage majeur est que la part-belle est laissée aux sources, traduites de l’espagnol par l’auteur. Cela peut s’avérer particulièrement intéressant pour construire un corpus documentaire dans le secondaire. L’auteur indique systématiquement les références des extraits mobilisés, qui constituent les « réponses » de Diego Muñoz Camargo, le lecteur (enseignant de DNL espagnol par exemple) peut donc aisément retrouver en ligne l’extrait en question, en version originale.

Les programmes du secondaire, lorsqu’ils invitent à traiter de la conquête de l’Amérique par les Européens et/ou de l’Amérique coloniale, mettent l’accent sur l’importance que cela revêt dans le cadre de l’accomplissement d’une première mondialisation. Cet ouvrage approfondit cette idée, « une mondialisation peut se mesurer à l’échelle humaine et individuelle, et donc forcément sur un plan local, même si en même temps elle se manifeste à travers des processus intercontinentaux » (p.18). Ce livre offre à l’enseignant nombre d’exemples précis pour inscrire le thème 3 du programme de Cinquième dans une démarche inductive partant des acteurs locaux. Il en est de même pour la Seconde (thème 2, chapitre 1), car l’ouvrage présente la mondialisation par le bas tout en traitant des questions relatives à la constitution d’empires coloniaux, la circulation économique entre les espaces, les progrès de la connaissance du monde et le devenir des populations des Amériques, qui sont évidemment des points majeurs évoqués dans cette Conversation avec un métis de la Nouvelle-Espagne.

Serge Gruzinski, Conversation avec un métis de la Nouvelle-Espagne, Paris, Fayard, 2021, 286 p. : présentation sur le site de l’éditeur

©Rémi Mustacchi pour Historiens & Géographes, tous droits réservés, 15/07/2021.

Notes

[1Professeur d’histoire-géographie, APHG Nice

[2Serge Gruzinski, La colonisation de l’imaginaire. Société indigène et occidentalisation dans le Mexique espagnol, XVIe-XVIIIe s.,Paris, Gallimard, 1988.

[3Serge Gruzinski, La Pensée métisse, Paris, Fayard, 1999.

[4Serge Gruzinski, Les quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière, 2004.

[5Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1960 (1re éd. 1949).

[6Serge Gruzinski, La guerre des images de Christophe Colomb à « Blade Runner » (1492-2019), Paris, Fayard, 1990.