Entretien avec Isabelle Surun, "Autour de l’Atlas historique de l’Afrique" (Autrement, 2019) Par Sihem Bella

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Isabelle Surun, spécialiste de l’Afrique, est Professeure d’histoire contemporaine à l’Université de Lille. Entretien réalisé à l’occasion d’un café histoire de la régionale Nord-Pas de Calais, le 11 décembre 2019 à la Brasserie de l’Empire à Lille.

Par Sihem Bella. [1]

Comment êtes-vous venue à l’histoire, et plus particulièrement à l’histoire de l’Afrique ?

Je suis entrée en classe préparatoire littéraire pour ne pas choisir trop tôt ; j’étais aussi intéressée par la philosophie et les lettres. J’ai eu un professeur en hypokhâgne qui m’a décidée à choisir l’histoire. Ma rencontre avec l’Afrique s’est faite de manière plus aléatoire : j’ai eu l’occasion de faire un voyage au Niger entre l’hypokhâgne et la khâgne, alors que j’étais plutôt tentée par l’histoire grecque initialement, et plus particulièrement la période archaïque. En licence, j’ai choisi des cours d’histoire de l’Afrique à la Sorbonne, l’une des rares universités à l’époque à dispenser un enseignement spécifique en histoire de l’Afrique médiévale et moderne. A l’époque, seule l’histoire pré-coloniale était enseignée, non pas par évitement du colonial mais parce qu’il semblait à nos professeurs qui avaient accompagné le mouvement des décolonisations qu’il fallait rendre à l’Afrique une histoire qui ne se réduisait à celle du contact avec les Européens. Il s’agissait de restituer une histoire de l’Afrique sur le temps long, avec des sources européennes mais aussi des sources arabes, notamment des géographes. A l’époque, j’avais pour ambition d’utiliser les sources arabes du Moyen Âge sur l’Afrique subsaharienne, mais c’était une entreprise présomptueuse, il m’aurait fallu dix ans pour maîtriser cette langue ! Je suis donc allée vers des sources plus européennes, en travaillant sur l’histoire de l’exploration. J’ai effectué un tournant vers l’histoire de la colonisation plus tardivement, au moment des polémiques sur l’article 4 de la loi du 23 février 2005. Les questions coloniales étaient au cœur d’un débat public, et nous étions plusieurs à nous dire qu’il fallait en faire quelque chose comme historiens. Nous sommes ainsi passés d’une histoire des savoirs sur l’Afrique à une histoire des sociétés africaines dans la période coloniale, avec la volonté de répondre à une demande sociale sur la colonisation, d’intégrer les points de vue des colonisés, y compris la part non coloniale de leur histoire dans la période coloniale. Il s’agit aussi de s’intéresser à la manière dont ces sociétés subsistent en dehors du champ colonial proprement dit, en échappant à l’emprise coloniale.

Sur quoi portent les recherches que vous avez effectuées dans le cadre de votre thèse, qui a été publiée l’année dernière sous le titre Dévoiler l’Afrique ? Lieux et pratiques de l’exploration (Afrique occidentale, 1780-1880) [2] ?

Ma thèse porte sur l’exploration de l’Afrique depuis la fin du XVIIIe jusqu’à la fin du XIXe siècle, soit un grand siècle avant la conquête. Mon idée était de faire une histoire des savoirs géographiques sur l’Afrique avec les sources des explorateurs, ancrée dans les institutions de savoirs comme les sociétés de géographie qui naissent au début du XIXe siècle ou avant elles l’African Association à Londres, qui envoyait des explorateurs à l’intérieur de l’Afrique. Au-delà d’une histoire des savoirs vue à travers les institutions savantes, ce qui m’intéressait était la rencontre de terrain par les explorateurs. Cela correspondait une période de renouvellement de cette histoire dans les années 1990 : on commençait à s’intéresser plus aux pratiques davantage qu’aux discours en termes de savoirs. Il s’agissait de faire une histoire sociale de l’exploration, de montrer que les explorateurs, contre le mythe de l’explorateur solitaire confronté à la nature, ne pouvait rien faire sans les populations qu’ils rencontraient et qui les accueillaient. Il leur fallait en effet demander aux autorités africaines, aux chefs, la permission d’entrer dans certains territoires. L’histoire des explorateurs en Afrique n’est pas celle de Blancs qui arrivent en pays conquis. Il s’agissait aussi de mettre en évidence la place des intermédiaires africains dans la transmission du savoir. Les Africains eux-mêmes ont un savoir géographique très large puisqu’ils parcourent l’Afrique en pratiquant le commerce à longue distance, ce qui faisait d’eux les meilleurs informateurs possibles pour les explorateurs. Il s’agissait aussi de comprendre ce que les géographes faisaient des savoirs récoltés par les explorateurs – comment ils étaient traduits, transcrits dans des publications en direction d’un plus large public. C’est toute une culture de l’exploration qui sert de tremplin à la culture coloniale, mais ces savoirs ont été co-construits avec des intermédiaires africains qui étaient souvent oubliés dans les restitutions et qui magnifiaient le rôle de l’explorateur. L’épilogue de la thèse est le passage à la conquête, qui se traduit par un changement des pratiques de déplacement en Afrique. Ce ne sont plus quelques Européens solitaires mais des troupes entières qui participent à un mouvement de pénétration militaire à l’intérieur de l’Afrique, et la rencontre avec les populations africaines en est bouleversée. Les troupes ne résident plus dans les villages, ne demandent plus l’hospitalité. La nature des interactions change. Quelles sont les cartes produites avec tous ces savoirs ? Comment ces savoirs sont-ils validés ? Comment vérifie-t-on que ces explorateurs ne sont pas des affabulateurs ? Ces questions figurent parmi celles que je me suis posées.

Dans quelle direction s’orientent vos recherches actuellement ?

Après mon travail de thèse sur l’exploration, je me suis intéressée aux espaces de la conquête coloniale et à la transition entre la période de l’empire informel (avec une présence européenne discontinue, uniquement sur les côtes) à la fin du XIXe siècle où la conquête reterritorialise l’intérieur de l’Afrique. Les cartes sont désormais établies par des relevés topographiques systématiques, par des militaires qui accompagnent des colonnes de conquête. Il s’agit toujours d’une histoire des savoirs géographiques et des pratiques de cartographie mais aussi de tout ce qui pouvait accompagner ce passage de l’empire informel à l’empire territorialisé : les relations avec les chefs, les traités signés entre chefs africains et Européens m’ont intéressée, notamment dans mon espace de prédilection qui est l’Afrique occidentale. Il faut aller contre un mythe, selon lequel les chefs africains qui les signaient ne comprenant rien aux traités. Les interactions politiques étaient beaucoup plus complexes : certains chefs pouvaient avoir intérêt à passer alliance avec des Européens. Les traités eux-mêmes sont ambigus dans leur formulation et encore plus dans leur traduction. Autre question sur laquelle j’ai ensuite travaillé, celle de la délimitation des frontières, inter et intra impériales, en revenant aussi sur l’idée reçue de frontières totalement artificielles de l’Afrique coloniale. Récemment, je m’intéresse à des questions plus juridiques, comme celle du pluralisme juridique en situation coloniale. A côté du droit colonial subsistent en effet dans certains domaines comme le droit de la famille un droit coutumier, ou un droit musulman, voire les deux. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment les Africains (notamment au Sénégal et au Mali actuels) se débrouillent avec ces droits. Certains par exemple cherchent à faire rejuger leur cas dans plusieurs instances, cela pouvant créer des conflits de juridiction. L’administration est amenée à s’emparer de ces questions : qui doit juger de quels types de cas ? J’exploite pour cela des archives récemment trouvées à Dakar.

Que pensez-vous de la présence de l’histoire de l’Afrique dans les programmes scolaires du secondaire, alors qu’est souvent décriée la réduction de l’histoire du continent à la traite négrière, au couple la colonisation-décolonisation ou encore au faible développement en géographie ?

Je regrette la courte période où avait été rétablie en classe de cinquième un chapitre sur les grands empires africains au Moyen Âge. Cela avait été l’occasion pour des spécialistes de l’Afrique de produire des ouvrages de vulgarisation afin d’aider les professeurs à s’emparer de ces questions beaucoup moins connues du grand public et même des historiens de formation, car elles ont été peu enseignées à l’université. Concernant la période contemporaine, il y a toujours un biais qui demeure : c’est le début et la fin de la colonisation qui sont abordées mais pas le cœur de la période coloniale, alors qu’il y a eu un renouvellement de cette histoire, qui étudie la complexité des rencontres culturelles en situation de domination, en dehors de la conflictualité qui accompagne la conquête et la colonisation. De même, la période coloniale ne voit pas la conflictualité cesser, il n’y a pas de paix impériale au cœur de la période coloniale. Ce que je regrette également, c’est la réduction de l’histoire coloniale aux représentations des colonies, aux discours coloniaux, à l’imagerie coloniale. La grille d’analyse des contemporains, qui leur permettait de légitimer la colonisation, est bien sûr à connaître, mais il ne faut pas s’en tenir au regard des métropolitains. Je regrette également, en France, la réduction de la décolonisation au seul cas algérien, qui est pourtant exceptionnel. Il s’agit de la seule vraie colonie de peuplement de l’Empire français, et il faut l’étudier en tant que telle. On pourrait d’ailleurs la comparer davantage à d’autres colonies de peuplement comme l’Afrique du Sud, la Rhodésie du Sud ou les hauts plateaux du Kenya pour l’Empire colonial britannique. Mais il ne faut pas faire de l’Algérie une sorte de paradigme alors que presque partout dans le reste de l’Empire colonial français, il n’y a pas de colons. Cette distorsion contribue à forger une image faussée de la conquête coloniale telle qu’on l’étudie dans le secondaire. Aujourd’hui, les étudiants en histoire accèdent à des cours où leur est dispensée une histoire plus complexe de la colonisation, mais pour la plupart des gens, on en reste à des pans isolés d’un contexte plus large qui est souvent mal connu. Je défends, au-delà de l’histoire africaine, une histoire comparée des colonisations. Nous avons beaucoup à gagner à étudier ce qu’il se passe dans l’Inde britannique par exemple.

Puisque vous avez évoqué la nécessité des ouvrages de vulgarisation en histoire de l’Afrique, venons-en à l’Atlas historique de l’Afrique qui vient de paraître et que vous avez co-dirigé [3]. Quelle est la genèse de ce projet d’atlas ?

Il s’agit d’une commande de l’éditeur Autrement. Il manquait celui-ci, sous cette forme maniable. Il y avait un atlas des colonisations, un autre des traites, mais pas d’atlas historique de l’Afrique. François-Xavier Fauvelle a souhaité m’associer à cette entreprise, ce dont je le remercie. Il s’agissait de s’appuyer sur le renouvellement des savoirs sur l’Afrique, en particulier sur l’Afrique ancienne dans le sillage des travaux antérieurs de François-Xavier Fauvelle mais aussi au renouvellement de l’histoire de la colonisation. Réussir à parler de l’histoire de l’Afrique en 96 pages de la préhistoire à nos jours, c’était une gageure.

Vous avez choisi une périodisation en cinq périodes : l’Afrique ancienne (préhistoire au XVe), l’Afrique moderne (XVe au XVIIIe), l’Afrique souveraine au XIXe, l’Afrique sous domination coloniale aux XIXe et XXe, et enfin l’Afrique des indépendances jusqu’à nos jours. Pourquoi ce choix, qui ne reflète pas une périodisation canonique en histoire de l’Afrique ? A-t-elle été l’objet de débats au moment de l’élaboration de l’ouvrage, et peut-elle s’appliquer pour tout le continent africain de la même façon ?

Les périodisations en histoire africaine sont multiples, complexes et superposées. Il ne faut prendre ces césures comme des manières de dessiner des périodes étanches entre elles, il y a évidemment des continuités. Nous voulions nous affranchir autant que possible des découpages chronologiques auxquels on est habitués, c’est-à-dire ceux établis à partir de l’histoire européenne. Nous avons évacué notamment la notion de Moyen Âge, considérant que l’histoire de l’Afrique ancienne, suivant les travaux de François-Xavier Fauvelle, allaient de la préhistoire au XVIIe siècle. Nous avons tout de même parlé de période moderne. La césure entre ancienne et moderne est un phénomène extérieur au continent africain proprement dit - l’arrivée des Européens sur les côtes - mais comme nous ne voulions pas faire une histoire eurocentrée, nous avons mis cela en perspective avec ce qu’il se passait à l’intérieur du continent. Il fallait attribuer une place particulière à l’Afrique sous domination coloniale, mais nous avons aussi choisi un focus sur le XIXe siècle précolonial pour lutter contre l’idée selon laquelle le XIXe siècle n’était que colonial. D’autant plus qu’en réalité, c’est surtout de la fin du XIXe siècle que date véritablement la domination coloniale de l’Afrique. Il y a des espaces de souveraineté au XIXe siècle que l’on connaît bien, par des sources européennes mais aussi par des sources écrites endogènes, produites par des Africains, notamment en langue arabe mais pas seulement. Cela permet de rappeler que les sources écrites ne viennent pas que d’Europe, et que les sources africaines ne se réduisent pas à des sources orales. La césure au moment des décolonisations s’imposait aussi, c’est le moment où l’Afrique retrouve une souveraineté, même si le poids et la place de la période coloniale est débattue par des historiens, y compris en Afrique, avec l’idée que la période coloniale pourrait s’apparenter, comme le disent certains, à une « parenthèse coloniale ». Les travaux actuels tendent à se placer aux césures : montrer des continuités entre précolonial et colonial, entre colonial et indépendance. Dans un souci d’exposition il faut périodiser, mais dans les faits il y a toujours des chevauchements.

En quatrième de couverture figure en évidence l’expression d’histoire-monde. En quoi est-ce important de raccrocher la démarche qui guide cet atlas à une histoire globale, une « histoire-monde », et en quoi la démarche de cet atlas et votre positionnement historiographique diffèrent-ils de celle d’autres atlas historiques de l’Afrique ?

L’histoire globale est entrée dans l’historiographie et a renouvelé notre vision de l’histoire du monde en contestant nos représentations par aires culturelles étanches, qui auraient leurs spécificités, leurs essences. Cette histoire globale conduit à insister sur les circulations, les connexions. L’Afrique n’échappe pas à ces mouvements de mise en relation des territoires à l’échelle mondiale, à travers les contacts côtiers mais aussi à l’intérieur de continent. Dans le chapitre de Catherine Coquery-Vidrovitch sur les reconversions économiques africaines, nous avons choisi une carte présentant l’Afrique équatoriale d’une côte à l’autre pour montrer que les espaces de l’Océan Indien et de l’Océan Atlantique sont connectés non seulement par la voie maritime mais également par l’intérieur du continent. Il y a une autonomie des acteurs africains qui s’inscrivent dans les réseaux mondiaux en reconfigurant leurs propres réseaux à l’intérieur du continent, comme le montre l’exemple des pistes transsahariennes. Il s’agissait de réinscrire l’histoire de l’Afrique dans l’histoire du monde pour échapper à une forme de description de l’Afrique comme un isolat, qui a été exprimée très fortement par les géographes du XIXe siècle, en particulier les géographes allemands comme Carl Ritter pour qui l’Afrique était un monstre géographique. Il décrivait le continent comme massif, avec un plateau central homogène, et l’absence de circulation par voie fluviale empêchait selon lui le commerce, expliquant ainsi un « retard dans la civilisation » comme on le disait au XIXe siècle. En réalité, l’Afrique était connectée à l’intérieur – d’ailleurs il n’y a pas qu’une Afrique, mais des Afriques – ce qui ne veut pas dire non plus qu’il s’agit d’un continent fractionné.

Les cartes et donc le format de l’atlas sont particulièrement adaptés pour étudier les questions de spatialité et de territorialité en Afrique. Vous connaissez bien les cartes pour vous les avoir beaucoup étudiées dans vos recherches. Quelles précautions supplémentaires prenez-vous, en tant que chercheuse spécialiste de telles sources, lorsque vous êtes vous-mêmes dans la situation de produire un atlas ?

Nous avons donné quelques indications aux auteurs responsables de chaque double-page, mais ils avaient toute latitude pour effectuer leurs propres choix cartographiques. Ce qui explique les réticences des historiens à tracer sur une carte des flux ou encore des frontières, c’est parce que lorsque l’on place un trait à un endroit précis, cela donne l’impression que l’on sait exactement où passent ces flux et ces frontières, alors que ce n’est pas toujours le cas. La question des frontières internes à l’Afrique précoloniale est un vaste sujet. Nous avons longtemps cru qu’il n’y avait pas réellement de frontières en Afrique avant la colonisation, mais c’est plus compliqué que cela : il y avait des territorialités qui pouvaient être enchevêtrées, superposées avec des zones de marche, des États tampons, ou bien des sociétés organisées de manière segmentaire qui ne pouvaient être perceptibles qu’à des échelles plus précises. Nous avons parfois été bien embarrassés pour représenter des frontières, d’où l’adoption de formes patatoïdes qui correspondant à des frontières fluctuantes, floues. Nous assumons cette idée de frontière floue : par exemple, dans sa double-page sur le royaume du Buganda, Henri Médard adopte dans la légende la mention des « approximations linéaires des frontières ». Cela n’empêche pas que des États aient des territorialités complexes s’organisant en régions centrales périphériques, en zones concentriques, en gradients de souveraineté. C’est une des limites de l’exercice : il s’agit de déjouer les effets de lecture de la carte, ne pas laisser croire que ce sont que l’on représente est inscrit sur le terrain de manière précise. Parfois, nous avons employé des hachures, représenté des poches avec des zones peu peuplées où la question de la souveraineté ne se pose pas partout de la même façon… Nous avons discuté avec Christian Grataloup, auteur du récent Atlas historique mondial [4], qui maîtrise bien cette question de la sémiologie des cartes. Il insiste sur la question du type de tracés : par exemple, une flèche pour représenter un flux, ce n’est pas un tracé précis. Une flèche vectorise un flux et permet de montrer un espace de dissémination avec des lignes fortes. Les flèches qui montrent des flux de migration ne prennent pas la même forme que lorsque l’on représente une ligne de chemin de fer… Un autre embarras que l’on a pu rencontrer est lié aux frontières des États. Nous avions besoin du tracé des frontières actuelles, que l’on a utilisées en fonds de cartes pour toutes les introductions de parties, afin que le lecteur puisse rapporter les espaces anciens à la carte géopolitique actuelle. Mais il ne s’agit pas de donner une antériorité à ces tracés frontaliers, et de réduire la carte de l’Afrique à la carte politique de l’Afrique actuelle : c’était un jeu compliqué entre la référence connue des lecteurs et ce que nous voulions dire.

Vous avez choisi l’œuvre d’un Africain pour illustrer l’atlas, une sculpture d’Ousmane Sow. Quelles sont les raisons de ce choix ? Cette œuvre, même si elle est récente, peut évoquer les débats récurrents autour du retour des œuvres d’art africaines en Afrique et des choix muséographiques européens relatifs aux œuvres africaines. Comment l’étude de l’histoire de l’Afrique peut aider à comprendre les enjeux de ces débats ?

Nous avons voulu éviter de choisir un masque africain pour éviter le cliché primitiviste de l’intemporalité de telles œuvres, des masques sortis de leurs contextes, souvent cultuels, rattachés à une seule ethnie et essentialisant cette ethnie. Sans compter la manière dont les masques africains ont pu entrer dans l’histoire de l’art européen en inspirant des artistes du XXe siècle. Nous voulions aussi éviter le wax, qui aurait réduit l’Afrique à une décoration. Nous voulions une œuvre d’un Africain, et avons tout de suite pensé à Ousmane Sow. Ce travail de choix de l’illustration de la couverture avec l’éditeur a été long. Ousmane Sow était sénégalais, connu à l’étranger notamment par ses sculptures exposées sur le Pont-neuf à Paris. Il s’inspire dans son œuvre de sujets qui ne sont pas uniquement sénégalais ; ici, il s’agit d’un guerrier du Soudan. Ousmane Sow a aussi produit des œuvres en relation avec les Indiens d’Amérique, ou encore une grande et magnifique statue de Toussaint Louverture qui se trouve au musée d’histoire naturelle de La Rochelle. Une fois le choix de l’œuvre effectuée, nous avons été confrontés à un problème : un premier cliché de ce guerrier Nouba nous été proposé avec un autre cadrage. Tout son torse était visible, avec les bras dans le dos ; or nous ne voulions pas que ces mains dans le dos renvoient à l’esclavage, auquel, à nouveau, nous ne voulions pas réduire l’histoire de l’Afrique. Pour éviter l’ambiguïté, nous avons demandé un recadrage, en évitant les couleurs rouge, noire ou chocolat. Finalement, nous sommes contents du résultat ; il y a une harmonie des couleurs, le cadrage de l’œuvre met bien en évidence l’œuvre, un visage qui incarne l’Afrique.

Les œuvres africaines qui sont présentes en grand nombre dans les musées européens sont arrivées dans un contexte de conquête coloniale, d’expéditions ethnographiques qui prenaient de grandes libertés avec le droit des artistes pour s’accaparer des œuvres, lesquelles avaient souvent une fonction cultuelle. Ces œuvres avaient une fonction de trophées saisis à l’ennemi, notamment les regalia comme le trône de Béhanzin au Dahomey. Il y a beaucoup de travaux récents qui permettent de documenter les contextes de ces prises, de mieux identifier les objets. Des musées comme le quai Branly ont évolué sur ce point : au début, ils rapportaient les objets à des ethnies, et les cartels étaient très minimalistes dans la description des objets. Ils reconnaissent aujourd’hui la nécessité de retracer le parcours des objets de leurs collections via une banque de données, notamment consultée par Bénédicte Savoy et Felwine Sarr pour leur rapport qui préconise la restitution des œuvres d’art africaines . Ce rapport reconnaît qu’un musée comme le musée du quai Branly a fait un travail d’identification des objets, ce qui n’était pas évident dans la culture des conservateurs de ces musées. Ces musées sont conçus comme des musées des arts primitifs, ou premiers – « premiers » n’étant qu’un euphémisme pour dire la même chose que « primitifs », ce qui continue à poser problème. Des assurances ont été données récemment par le président de la République pour lancer un processus de restitution qui doit se faire attentif aux demandes des États africains, sans puiser dans le registre éculé de l’argumentation selon laquelle il vaut mieux que les objets restent en Europe pour leur sécurité puisqu’on ignore les méthodes de conservation sur place. Mais d’une certaine façon, cela ne nous regarde plus, et surtout – c’est en cela que le rapport a jeté un pavé dans la mare - cela permet en Afrique une prise de conscience de ce patrimoine qui n’était plus là et qui manquait. Il y a des musées en Afrique, mais ils sont assez pauvres ; il s’agit donc de créer un intérêt renouvelé des Africains pour ce patrimoine dont ils avaient perdu la trace, dont ils n’étaient pas conscients. Bien souvent d’ailleurs, les objets se trouvent dans les réserves des musées européens et ne sont jamais montrés. Ce sujet ne concerne pas uniquement la France, l’Allemagne a engagé un processus de restitution des œuvres, et avant cela des restes humains. En Belgique, le musée royal de l’Afrique centrale a fait l’objet d’une longue rénovation avec un résultat sur lequel les avis divergent. La question est double : comment montre-t-on ces objets en Europe ? Comment fait-on pour en restituer une partie, les faire circuler en Afrique, et susciter un intérêt renouvelé des États africains et des Africains eux-mêmes pour s’engager dans des démarches qui puissent aboutir à des restitutions ? A Dakar vient d’être inauguré un musée des civilisations africaines qui pourrait être un écrin pour ces œuvres. Nous sommes dans une dynamique qui permet de faire circuler ces objets dans un autre sens. Il ne faut pas en avoir peur.

"Atlas historique de l’Afrique De la préhistoire à nos jours". Cartographie : Guillaume Balavoine. Éd. sous la direction de : François-Xavier Fauvelle, Isabelle Surun. Paris, Autrement, 02/10/2019.

© Sihem Bella, pour Historiens et Géographes, tous droits réservés, 22/12/2019.

Notes

[1Professeure agrégée d’Histoire, enseigne au lycée Jean-Moulin de Roubaix.

[2Isabelle SURUN, Dévoiler l’Afrique ? Lieux et pratiques de l’exploration (Afrique occidentale, 1780-1880), Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018

[3François-Xavier FAUVELLE et Isabelle SURUN (dir.), Atlas historique de l’Afrique, Paris, Autrement, 2019

[4Christian GRATALOUP, Atlas historique mondial, Paris, Les Arènes, 2019