Exposition Lyonel Feininger, l’arpenteur du monde du 18 avril au 31 août 2015 au Havre

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Exposition au MUMA, musée d’art moderne André Malraux, au Havre. Du 18 avril au 31 août 2015.

Par Françoise Debrébant [1]

En 1961 André Malraux, alors ministre de la Culture, inaugurait au Havre un bâtiment novateur de verre et d’acier, destiné à être une Maison de la Culture (la première en France) et un Musée. Ancré face à la mer, inondé de lumière, il est aujourd’hui uniquement le musée d’art moderne du Havre.

Ses collections sont constituées depuis 1845 par des achats, mais surtout par des dons : dons de marchands grands amateurs d’art et collectionneurs avisés, mais aussi legs de familles d’artistes. Toutes les œuvres (principalement des 19e et 20e siècles) exposées en permanence sont de très haute qualité, et l’on ne sait de Boudin, Renoir, Monet, Degas, Marquet, Valloton….et combien d’autres, qui retient le plus l’attention.

Le MUMA s’attache à faire découvrir par des expositions temporaires des artistes moins ou peu connus. Cette saison, c’est une collection d’œuvres de Lyonel Feininger, dont le possesseur veut rester anonyme. Il ne s’agit donc pas d’une présentation exhaustive de l’œuvre de cet artiste, mais d’un choix délibéré du collectionneur, qui porte essentiellement sur l’œuvre graphique : dessins, lithographies, eaux-fortes, et surtout bois gravés.

Si Lyonel Feininger est bien connu dans de nombreux pays, il l’est très peu, ou pas, en France. Le MUMA nous invite donc à suivre son parcours singulier, un véritable « destin du 20e siècle ». Lien vers le site internet ici.

1) Entre Etats-Unis et Allemagne

Lyonel Feininger est né à New-York, de parents allemands musiciens ; âgé de 16 ans, il vient étudier les Beaux-Arts en Europe, se formant à Hambourg, Berlin, Liège, et Paris. Là, il capte l’air du temps et des héritages : art nègre, cubisme, entre autres…Il se fixe en Allemagne.

D’abord caricaturiste (influencé par le grand écrivain et dessinateur Wilhelm Busch, 1832-1908, monument de la culture allemande) vite connu et reconnu, il travaille pour différents journaux, montrant avec une grande fantaisie la vie moderne trépidante des villes, avec des personnages souvent décalés, picaresques, surdimensionnés, habillés à la fin du 19e siècle comme à l’époque romantique ! (« Les Détracteurs » 1911).
La Première guerre mondiale survenant, il n’est pas mobilisé, car il est citoyen américain. Il la vit à l’arrière, avec ses difficultés.

Proche de Gropius et de Klee, il participe, en 1919, à la grande aventure du BAUHAUS, à Weimar, puis Dessau. Expérience qui va fortement marquer son œuvre, mais qui n’est pas exclusive. C’est lui qui illustre la couverture du manifeste du Bauhaus, avec « La Cathédrale ». La cathédrale est en effet, pour le Bauhaus, l’œuvre complète, réunissant les arts : architecture, peinture, sculpture, vitrail…..
Au Bauhaus, il est responsable de l’atelier d’art graphique, « maître de formes », accompagnateur des élèves plutôt qu’enseignant ; il refuse le rapport hiérarchique vertical maître / élève.

En 1923, les difficultés financières entraînent Gropius à pousser les artistes du Bauhaus à produire pour vendre. L’ambiance devient tendue et certains abandonnent l’aventure. Lyonel Feininger prend quelques distances et voyage, avec pour compagnons, Moholy-Nagy et Kandinsky. Il se met aussi (la cinquantaine dépassée !) à la peinture. Les années 1930 le voient exposer à Berlin, Londres et autres grands centres d’art. Il est pleinement reconnu en tant qu’artiste polyvalent.

Lyonel Feininger - Hopfgarten [1920]

Malgré l’arrivée des Nazis au pouvoir, il s’accroche à une idée de sa chère Allemagne très largement fantasmée, nourrissant envers le régime des sentiments vraiment ambivalents. Mais certaines de ses œuvres font partie de l’exposition « Entartete Kunst » : Art dégénéré. Devenu indésirable, il quitte l’Allemagne en 1937 et revient aux Etats-Unis, où il enseigne et travaille pour l’Exposition Universelle de 1939. Il vit ses dernières années à New-York. [2]

2) Une œuvre sans cesse relue

Une des constantes de l’œuvre de Feininger est la reprise, le réinvestissement, la réinterprétation , la relecture de créations anciennes, dont il fait des œuvres nouvelles. Les sujets varient peu :

 espaces urbains, des Etats-Unis ou d’Europe : « Hautes maisons », « Scènes de rue », portes de ville (celle de Ribnitz, tant de fois déclinée).

 campagne de Thuringe, où il fit de fréquents séjours, avec des églises de village, des moulins, maisons de fermes, hôtels de ville, ponts...

 paysages des bords de la mer Baltique, avec gros et petits bateaux, pêcheurs au travail ou au repos, flottes de guerre….

Tout cela est dessiné, gravé sur pierre (peu), cuivre, bois. Les très nombreux bois gravés des années 1918-1921 constituent vraiment le cœur de l’exposition, et en sont ses plus beaux moments. C’est là que les thèmes de prédilection de Feininger sont traités avec le plus de force.

Même si l’on y perçoit ici ou là des influences du fauvisme, du cubisme, de l’expressionisme, elles sont intégrées de telle sorte que la création est vraiment personnelle. On a parlé de « prisme cristallin » pour une série de gravures de l’après-première guerre ("maisons à Braunlage" et différents « paysages », 1919), qui rappellent à la fois Cézanne et Braque, mais sont réellement originales.

3) Un destin du 20e siècle

Lyonel Feininger est extrêmement représentatif du moment de l’Histoire qui fût le sien, de cette période particulièrement troublée :

D’abord dans son parcours de fils d’immigrés allemands aux Etats-Unis, revenu en Europe, puis reparti, qui fait de lui un « entre deux », même s’il passe la grande majorité de son existence (50 ans) en Allemagne .Cela permet de mieux comprendre la présence constante dans l’œuvre de tout ce qui est ou « fait » passage :la mer ,les bateaux, les ponts, les portes…

A l’inverse, ou en complément, la permanence, la stabilité, l’intemporalité du village.
Il faut aussi insister sur le caractère le plus souvent décalé des personnages : trop petits, ou trop grands, d’un autre temps, d’un autre style…comme s’ils ne trouvaient pas vraiment leur place.

Même s’il n’a pas été combattant, il a vécu les deux guerres mondiales, et on peut en deviner la marque dans le nombre important de paysages bouleversés, cahotiques, d’églises ou de portes bancales.

Sa formation d’artiste, son côté « arpenteur du monde », sa curiosité, sa polyvalence, son action pour décloisonner les arts, comme le prônait le Bauhaus, en font réellement un « moderne ». Il nous faut ici ajouter qu’il fût aussi grand amateur de photographie, qu’il pratiqua beaucoup lui-même, avec grand talent (un de ses fils, Andreas, fût un des plus importants photographes américains du 20e siècle). Ajoutons que fils de musiciens, et musicien lui-même, il fût aussi compositeur ; il semble néanmoins qu’il ait, dans ce domaine, moins réussi que dans les autres !

Si l’on compare les créations de Feininger à celles de certains de ses contemporains en Allemagne (là où il travailla le plus), elles paraissent moins engagées, moins violentes. Une sorte de douceur, d’atmosphère apaisante, rassurante corrige le plus souvent ce que le sujet peut avoir d’inquiétant, de dur. C’est ainsi que l’on a pu relever une contradiction entre ce parcours de vie plutôt « bousculé » et une œuvre qui constamment semble avancer vers plus de sérénité. Mais y-a-t-il contradiction ? Il nous semblerait plutôt que ceci explique cela.

Il faut saluer la démarche du MUMA, qui permet de découvrir Lyonel Feininger en cette saison de printemps-été 2015, d’aller au-delà des grands noms qui composent les collections permanentes, et de s’enrichir de la fréquentation d’une œuvre moins connue, en France du moins. Belle occasion !

Françoise Debrébant

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Les services de la Rédaction d’Historiens & Géographes, 13/06/2015. Tous droits réservés.

Illustration en "une" : Lyonel Feininger. Sailing board, oil on canvas. 1929. Source

Notes

[1Membre de la Rédaction d’Historiens & Géographes.

[2NB : Avant de quitter l’Allemagne, il confie une partie de ses œuvres à une connaissance du Bauhaus, qui les met à l’abri. Il aura, après 1945, les plus grandes difficultés à les récupérer .Un long procès, digne des scénaristes hollywoodiens, sera nécessaire….