Ceux et celles qui considèrent le football comme une activité indigne d’intérêt pourraient craindre que l’IMA n’ait cédé aux sirènes d’un populisme sportif en organisant l’exposition « Foot et monde arabe – La révolution du ballon rond ». Ce serait là faire fi du travail exceptionnel réalisé par les commissaires, entouré d’un comité scientifique de qualité. Qu’on le dise immédiatement sans détour, il s’agit ici d’une exposition majeure et incontournable, dans la mesure où elle interroge avec intelligence et délicatesse le phénomène total que représente ce sport dans le monde arabe.
Le visiteur est accueilli dans un sas où se mêlent une chronologie, qui rappelle l’origine britannique de ce sport moderne et le processus de sa diffusion dans le monde arabe, et quelques pièces soulignant le contexte commercial et colonial de son introduction sur les rives méridionales et orientales du bassin méditerranéen. Immédiatement, on est confronté à des objets propres au football, qu’il s’agissent de ballons de la dernière coupe du monde, de trophées de compétitions régionales ou continentales, ou de maillots d’équipes nationales signées par les joueurs, relique suprême s’il en est pour les amateurs. Cette mise en appétit préfigure plusieurs thèmes sur lesquels revient l’exposition : l’héritage de la colonisation, la construction nationale, l’appropriation culturel, l’enthousiasme populaire, l’intégration dans une mondialisation,…
Le personnage de Larbi Ben Barek, à qui est consacrée la première salle et que l’affiche de l’exposition met à l’honneur, constitue un exemple important de la complexité coloniale et post-coloniale. Sportif très médiatisé au milieu du XXe siècle, au point que plusieurs publications lui soient consacrées à une période où les récits biographiques de footballeur sont plutôt rares, celui qui fut surnommé « la Perle Noire » reste aujourd’hui le joueur possédant la plus longue carrière en équipe de France dans laquelle il évolue pendant presque seize ans (1938-1954), sans n’avoir jamais eu d’autre nationalité que marocaine. Si Pelé le considère comme le dieu du football, il n’en termine pas moins ses jours dans le plus grand dénuement et dans l’oubli.
Moins de quatre ans après le dernier match international de Larbi Ben Barek, ce sont d’autres footballeurs de l’Empire français qui occupent la une des journaux. Le 14 avril 1958, des joueurs algériens évoluant dans le championnat de France disparaissent et rejoignent Tunis pour s’engager dans le combat politique et former l’équipe du FLN. Par les crampons et sur de nombreux terrains à travers le monde, judicieusement cartographiés, ces footballeurs « entre deux rives » font œuvre de propagande et combattent à leur manière jusqu’à ce que l’indépendance de l’Algérie transforme cette formation en sélection nationale. Si un gros plan est fait sur Rachid Mekhloufi, il est particulièrement émouvant de trouver à cette occasion le dernier maillot de Mustapha Zitouni en équipe de France, lui qui, comme titulaire et presque trentenaire, sacrifie là, sous la pression sans doute, sa carrière internationale à deux mois de la Coupe du monde en Suède.
Le Nejmeh SC constitue un excellent cas d’étude pour ceux qui cherchent à comprendre le Liban contemporain. Une semaine avant l’attentat à ʽAyn al-Rummaneh et le début de la longue guerre civile, le club voyait Pelé évoluer sous ses couleurs à l’occasion d’un match de gala. Dirigé par l’industriel Omar Ghandour de 1969 à 2003, il fut longtemps préservé des divisions communautaires, avant de passer aujourd’hui sous la coupe d’un parti sunnite.
Avant de revenir sur la fréquente porosité entre le football et le politique, sous d’autres formes, sous d’autres cieux, en d’autres temps, l’exposition replace le ballon rond au centre du terrain par une prouesse méthodologique. Loin d’être une anecdote destinée à ne satisfaire que les amateurs de beau jeu, en très peu d’objets et très peu d’images, les commissaires parviennent à muséographier le geste technique, et quel geste, puisqu’il s’agit de « la Madjer ». Si, pour ce type d’exploits, le football se regarde, avec délectation, l’exposition rappelle aussi qu’il se dit. Une cabine permet aux commentateurs en herbe (et aux plus grands) de s’exercer au difficile art du récit en direct, avant d’être éblouis par deux magnifiques surprises. Nous n’en dirons aucun mot pour ne pas spoiler la fin du match, mais à elles seules, ces deux pièces méritent que le plus grand nombre de visiteurs viennent découvrir cette exposition qui se poursuit par des gros plans originaux autant qu’insoupçonnés pour ceux qui ne connaissent guère le football.
Ainsi, la place que ce sport tient au Caire et plus généralement en Egypte, « entre passion et déraison », est soulignée. Dominant le football régional, le pays vibre au rythme des matchs de football, et particulièrement du derby cairote entre Al Ahly et le Zamalek Sporting Club. Les plus jeunes seront ravis de retrouver là un zoom sur Mohamed Salah ou les gants du gardien de but éternel Essam El-Hadary.
Dans de nombreux pays de la région, le football apparaît comme un moyen d’émancipation pour les femmes, pour qui la pratique de ce sport fut longtemps limitée. La Jordanie occupe par exemple une position pionnière, alors que son équipe nationale féminine, créée en 2003, fut l’une des premières à voir le jour dans le monde arabe. La même année, une sélection équivalente voit le jour en Palestine, avec Honey Thaljieh comme capitaine charismatique.
La Palestine occupe justement une partie importante de l’exposition. Les œuvres exposées disent toutes l’omniprésence du mur dans le football pratiqué dans les territoires occupés. L’œuvre de Khaled Jarrar, Football, un ballon de béton reconstitué provenant du « Mur de l’Apartheid », et la vidéo, Concrete, qui l’accompagnent disent cet enfermement auquel font face les joueurs palestiniens, ce que résument les photographies d’Amélie Debray ou de Julien Goldstein et symbolise le grillage sur lesquelles certaines pièces sont accrochées.
De l’autre côté du grillage est disposé l’espace consacré aux Ultras, souvent parqués ainsi dans les stades. Leur rôle parfois annonciateur des les révolutions de 2011, en Égypte comme en Tunisie, est mis en avant. Cet engagement d’un supportérisme militant peut s’avérer dangereux comme le montre le drame de Port-Saïd, au cours duquel plusieurs dizaines de personnes trouvent la mort en février 2012. Les Ultras d’Al Ahly sont alors accusés et vingt et uns d’entre eux sont condamnés à mort en 2013.
Le football peut également servir les ambitions de puissance de pouvoirs qui comprennent la dimension globale de ce sport. Le Qatar investit ainsi depuis plusieurs années sur le ballon rond au point d’en faire un élément de soft power pour le petit État du Golfe. La prochaine Coupe du monde masculine y sera organisée en 2022 et les maquettes des stades qui seront construits pour l’occasion sont rapidement présentées. Cette ambition qatarie explique le choix d’investir à partir de 2011 sur le Paris-Saint-Germain, parmi d’autres clubs nourris de pétrodollars. Au-delà du vestiaire et du terrain, le PSG est ainsi devenu une marque destinée à un public élargi.
L’exposition s’achève par une démarche interactive fondée sur un jeu de mots que saisiront aisément les amateurs de football. Dans l’organisation conçue par les commissaires, on se situe là dans le onzième et dernier espace. Il s’agit donc de composer son « XI… de légende ».
Ce « Foot et monde arabe » est une réussite à plus d’un titre. Elle satisfera petits et grands, enfants et adultes, néophytes et spécialistes. On ne peut qu’espérer que l’audace de l’IMA de construire une telle exposition, comme celle que le Louvre-Lens avait eu avec l’exposition « RC Louvre » en 2016, ouvre la voie à d’autres initiatives. Le football, phénomène social total, a aussi sa place dans les musées, non pas uniquement pour satisfaire la nostalgie d’amateurs mais parce qu’il est bien, comme l’affirmait Jack Lang, président de l’IMA, sur les antennes des Matins de France-Culture le 9 avril dernier, « le miroir des régressions comme des émancipations ».
© François da Rocha Carneiro pour Historiens & Géographes, 14 avril 2019.