La démarche de la collection Que sais-je dépend depuis 1941 d’une gageure, soit sa capacité à produire un savoir de type encyclopédique sur un sujet majeur, dans un format étroit et invariable. Les choix de l’auteur relèvent donc de cet exercice périlleux qui doit combiner précision, concision et une certaine forme d’exhaustivité. Ce petit livre sur la Colombie n’échappe pas à cette règle mais peut être considéré comme un ouvrage essentiel et très personnel sur un pays-clé pour la compréhension pluridisciplinaire de l’Amérique latine.
Si les présentations physique et humaine liminaires sont classiques et fluides, elles laissent rapidement place à la dimension dominante de cette étude, celle de l’histoire politique. Le projet se dévoile ainsi dès la première page, de façon littéraire. Rappelant l’origine du nom de Colombie, adopté par Francisco Miranda au début du XIXème siècle, l’auteur précise alors : Derrière le nom de Colombie, il n’y avait pas seulement la référence à l’amiral, il y avait aussi un projet politique nouveau, pas encore républicain et déjà révolutionnaire. L’histoire de la Colombie venait coïncider, à ce moment précis, avec une géographie faite de promesses et d’obstacles. Une démarche chronologique structure ce qui suit, non sans oublier en final des analyses économiques, développementales et socioculturelles, plus thématiques. Plus spécifiques et ébauchant le modèle actuel du « jaguar », elles dressent l’image d’une Colombie dynamique (qui a récemment choisi la Corée du sud comme « un point d’appui stratégique » de son développement), en voie d’apaisement mais encore fragile. La périodisation proposée est d’ailleurs construite en grande part autour du rôle et de la nature de la violence dans chacune de ses phases, l’une d’elles étant traditionnellement dénommée la Violencia (de l’assassinat du Leader libéral Jorge Eliécer Gaitan en 1948 au seul coup d’État militaire colombien au XXème siècle, celui du général Rojas Pinilla en 1953).
Pour autant, il s’agit bien ici de dresser un modèle étatique et culturel. Il s’est construit dans les souffrances de sa société et de son cheminement politique, mais il s’identifie à une originalité duale, porteuse d’optimisme. Celle-ci relève autant d’une forte épaisseur historique que d’un potentiel singulier dans la mondialisation actuelle, à la croisée des chemins. On en retiendra l’idée que ce pays, comme d’autres, s’est construit dans la durée, sur la juxtaposition de plusieurs paradoxes. Parmi ceux-ci se dégage le fait que la culture juridique (voire le légalisme), omniprésente jusque dans certaines guérillas, fait face à des radicalismes de tous ordres qui gangrènent et contestent le système politique, tout en le parasitant. Si la colonisation espagnole a durablement structuré ce monde en constant devenir, c’est bien le tournant de l’indépendance qui a forgé les problématiques colombiennes contemporaines. Le passage du livre qui concerne l’accession à l’indépendance (entre 1810 et 1821) et sa gestion compliquée est, à cet égard, très clair. Á travers l’alliance et la confrontation entre Bolivar et Santander s’entrecroisent les débats entre civilisme et pouvoir militaire, centralisme et pouvoirs locaux, peuple et notables, panaméricanisme et nationalisme. La figure fondatrice de l’histoire colombienne, le Libertador Simon Bolivar, est aussi rappelée comme celle d’une épopée et d’un destin exceptionnels, à la conclusion dramatique.
Entre civilisation et excès, ce pays apparaît bien ici comme un eldorado culturel et politique, laboratoire des expériences politiques latino-américaines. L’analyse de ses spécificités doit démêler l’écheveau des stéréotypes (la brutalité de la société, la dépendance à l’égard des États-Unis …) pour dégager les traits structurants d’une démocratie ancienne et toujours hésitante. De ce point de vue, cet ouvrage est largement réussi car il clarifie les évolutions tout en les simplifiant.
Pour sacrifier à l’autel des critiques, on peut regretter le manque de documents cartographiques illustratifs, pour un pays dont la diversité géographique est fondamentale. Elle est toutefois prise en compte, par exemple, dans la richesse des genres musicaux colombiens (avec le tour de force d’une synthèse sur ce sujet en deux pages, pp.108-109 !). De même, la focalisation du propos sur le politique et le droit a écrasé, de fait, certaines des réalités humaines les plus typiques. Évoquées dans les premières pages, la culture indienne ou la composante levantine (les turcos) auraient ainsi mérité une autre place. Le format éditorial en a probablement décidé différemment.
En dehors de ce qui a été mentionné, les lignes de force de l’ouvrage lui donnent son relief intellectuel. Cette histoire d’abord politique met en évidence l’existence et la spécificité d’un libéralisme colombien et latino-américain. Partiellement hérité des Lumières et de la Révolution française, il se dégage des schémas occidentaux par sa diversité (allant de mouvements locaux tournant au communisme en 1949 à un pacte national avec les conservateurs en 1957), et par sa capacité à structurer et faire évoluer la gouvernance colombienne. Pour être synthétiques, les passages concernant le domaine socioculturel sont extrêmement intéressants. La mise au point sur le système d’enseignement colombien est abordée très … pédagogiquement. Elle rend bien compte d’une richesse que Jean-Michel Blanquer a rencontrée lors de sa découverte de la Colombie en tant que chercheur-coopérant de l’Institut Français d’Études Andines en 1989, à Bogota. Le jeune constitutionnaliste y a construit une partie de sa culture politique, juridique et historique, bien avant d’occuper la présidence de l’Institut des Amériques (jusqu’en mai 2017). Dans ce sens, ce Que sais-je, écrit pour l’essentiel au printemps 2016, fournit quelques clés de l’inspiration de la réforme de l’enseignement français que le ministre de l’Éducation nationale met actuellement en œuvre. C’est une autre raison de lire cet ouvrage synthétique, entre les lignes.
Le moment du tinto, ce petit café colombien qu’on prend entre les cours, dans les universités colombiennes comme la Nacional ou l’Externado, se reflète dans ce texte. C’est le temps de la discussion, libre, entre étudiants et enseignants, celui de l’approfondissement d’un apprentissage collégial, tourné vers le décryptage des structures, au sens le plus politique du terme.
© Jean-Marc Fevret pour Historiens & Géographes, 15/03/2018 - Tous droits réservés.