Après avoir présenté les sources utilisées, nombreuses mais disparates et dispersées, l’auteur a d’abord souligné à quel point Jean Moulin est un héros national, peu connu à l’étranger.
Il a ensuite précisé la chronologie et la spatialisation du souvenir du souvenir de ce personnage. Première constatation, qui contredit la thèse d’Henri Rousso, elle se construit dès 1945, et jusqu’en 1951, dans les lieux qu’il a fréquenté, comme le lycée Henri IV à Béziers ou la ville de Chartres. Une des premières promotions de l’ENA prend son nom. C’est aussi l’époque des procès de Hardy, ce qui réactive sa mémoire. Si on observe ensuite une pause dans les inaugurations, c’est dès 1954 que sa panthéonisation est évoquée. Sa réalisation, en 1964, est à l’origine d’une deuxième vague qui se poursuit jusqu’à nos jours et se transforme parfois en véritable déferlante commémorative, surtout après 1981 : plus de 1.000 rues et 400 établissements scolaires portent son nom aujourd’hui. La spatialisation s’élargit à tout le territoire même si les « buttes-témoins de la mémoire », c’est-à-dire les lieux qu’il a fréquentés, sont plus souvent touchés.
Se pose ensuite la question des réseaux qui ont œuvré à cette mémorialisation de Jean Moulin. Michel Fratissier en observe plusieurs : il y a d’abord la place essentielle de sa sœur Laure et de son amie Antoinette Sachs, bien introduite dans les milieux artistiques et politiques parisiens. Les préfets ont toujours œuvré pour la mémoire de Jean Moulin, sans doute parce qu’à lui seul il a racheté l’honneur d’une corporation souvent discutable lors des années sombres. Des hommes politiques de bords différents, enfin, se sont engagés dans ce combat. Dès l’après-guerre, le général de Gaulle signe pour Premier combat la seule préface qu’il ait jamais écrite. Bidault, Chaban, Mitterrand y participent aussi. Intéressant cas que celui de Moulin, qui infirme totalement la présentation scolaire de la construction du « résistancialisme » : la mémoire communiste n’existe pas pour Moulin, et il n’y a pas de clivage politique dans une construction mémorielle produite par des réseaux. Vraie au niveau national, cette situation se retrouve au niveau local : ce sont des hommes politiques héraultais de droite comme de gauche qui sont à l’origine de la panthéonisation, initiative collective infirmant les propos d’Henri Rousso la présentant comme phagocytée par les socialistes. Les francs-maçons participent aussi au financement de monuments comme celui de Salon, même si Jean Moulin n’a jamais été l’un des leurs.
S’agissant des vecteurs de la mémoire, force est de reconnaître qu’ils sont innombrables, depuis deux timbres jusqu’à un aviso, en passant par une pièce de deux francs, des plaques ou des stèles à profusion. Beaucoup sont illustrés par la même célèbre photographie, où on le voit avec son écharpe. Prise en octobre 1939 et donc bien avant qu’il ait essayé de se trancher la gorge, elle prend la force d’une véritable icône à partir de 1964, même si elle était connue avant. Mais la particularité de Moulin tient à la vigueur des commémorations qui l’entourent. Si la panthéonisation a souvent été synonyme d’oubli selon Mona Ozouf, il n’en a pas été de même pour lui, en partie grâce à l’inoubliable discours de Malraux, où Jean Moulin résistant incarne « le visage de la France ». Depuis 1983, une cérémonie officielle y a lieu tous les 17 juin, pour rappeler le premier acte de résistance de Moulin, arrêté à Chartres et torturé pour avoir refusé de signer un document accusant les troupes sénégalaises de viol. Surtout, elle a été régulièrement réactivée par des polémiques autour du héros trahi, notamment lors des procès de Hardy ou de la publication de pseudo-enquêtes qui ont fait de lui tantôt un espion communiste, tantôt américain. La multiplication des travaux scientifiques lancée par les recherches de Daniel Cordier à partir de la fin des années 1980 a cependant permis de faire taire petit à petit les polémiques. Enfin, les années de sa naissance ou de son arrestation constituent « les carillons de la mémoire ».
Depuis lors, on se réclame de lui, en multipliant les anachronismes et en oubliant totalement ce qu’il fut, à l’image de Nicolas Sarkozy. Il devient un mantra destiné à guérir ce qui va mal ou à faire oublier ce que l’on fait de mal.
Les échanges avec la salle ont permis d’éclairer quelques points : en-dehors de marques récentes à Béziers, Jean Moulin, membre des cabinets ministériels du Front Populaire, a toujours été jugé irrécupérable par l’extrême-droite. Surtout, si des politiques ont pu vouloir instrumentaliser la mémoire du personnage à certains moments, ils ne sont nullement à l’origine stricte de sa construction.
En résumé, passionnante de bout en bout, cette conférence fut une leçon de méthode pour les lycéens et étudiants de classe préparatoire venus y assister, un enrichissement réel pour les enseignants du secondaire, un plaisir partagé pour tous les curieux qui avaient fait le déplacement. Un grand merci encore à Michel Fratissier.
© Christophe Benoit et Jean-Philippe Coullomb pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 19/03/2017.