Relevant à la fois des Brèves de comptoir, avec des portraits truculents d’une faune incroyable, et des études universitaires sur la cinéphilie, l’ouvrage s’inscrit dans un solide courant historiographique. Dans le prolongement de l’étude du « regard cinéphile » (Antoine de Baecque, 2003), tout en s’intéressant, dans la lignée de Jean-Marc Leveratto (2010), à celles et ceux qui regardent le cinéma, Jacques Thorens évoque les habitués du Brady, salle singulière qui étonne et qui détonne dans un pays qui se couvre de multiplexes. Le Brady est emblématique de ces lieux qui proposaient une double programmation pour un prix modeste. Si son histoire est aussi celle de nos cinémas, elle est surtout celle d’un public.
Un public patibulaire mais presque...
Au Brady, pas de tapis rouge même si l’auteur a croisé quelques noms connus du cinéma français, dont le propriétaire des lieux depuis 1994, Jean-Pierre Mocky. Mocky est un franc-tireur du septième art. Auteur de chefs d’œuvre absolus (comme À Mort l’arbitre), de satires féroces (Les Saisons du plaisir) et de métrages plus arides, Mocky incarne une autre manière de faire du cinéma et de le distribuer. Le rachat du Brady [1] lui permet de passer ses films, désormais associés à un des titres de la filmographie prolifique des années 70 et 80, étudiée notamment par notre collègue et ami David Didelot [2]. Le Brady est une salle hors du temps. Qui fréquente aujourd’hui les cinémas subit à la fois les sonneries de portable et les odeurs de popcorn cuit par kilos, vendus à un prix prohibitif qui avoisine les 35 euros le kilogramme... soit plus cher que le champagne ! Au Brady, l’ambiance est tout autre.
Car les nuisances olfactives, acoustiques et visuelles, n’ont rien à voir avec celles d’un multiplexe planté en banlieue. Au Brady, le spectacle est partout : devant la caisse, dans les toilettes, dans la salle, les couloirs. Le Brady, c’est un cinéma permanent. Le public est aussi bigarré qu’un casting d’Audiard : « clochards, chômeurs fatigués, attardés mentaux en errance, un SDF chinois, des retraités esseulés, de vieux homosexuels maghrébins et prolétaires, un exhibitionniste, deux jeunes prostitués algériens, des célibataires qui s’ennuient » (p. 9). Quant au quartier (Xe arrondissement) dans lequel la salle est installée, il est tout autant pluriel. C’est un Paris populaire que conte Jacques Thorens, le Paris des coiffeurs africains, des prostituées chinoises, des boutiquiers indiens ou des immigrés nord-africains, des petites gens, qu’il évoque avec tendresse. On trouve aussi dans cette faune des passionnés de cinéma et des égarés d’un jour. L’auteur n’en oublie pas pour autant le cinéma.
Une cinéphilie souterraine
Autant l’avouer immédiatement, le lecteur ne trouvera pas dans ces pages les titres analysés par les prescripteurs classiques. L’auteur évoque bien peu (et tant mieux) les blockbusters mondialisés et la manie des préquelles et autres séquelles qui réduisent le cinéma d’aujourd’hui à un clone aboulique. La programmation du Brady est nourrie, elle, au bon lait du bis et du bizarre. La liste de titres rappellera à certains la programmation de La Dernière séance, les fanzines qu’ils lisaient hier et qu’ils lisent toujours ou les titres de certaines chaînes du câble. Le Brady fait dans tous les genres, aussi bien dans la science-fiction, que dans la pornographie, ou dans les westerns. Mais Jacques Thorens ne fait pas dans la litanie. Il ose rapporter cette filmographie des « nanars » et des titres improbables à la production classique. Il révèle ainsi, dans des pages brillantes, la vanité et la vacuité de certaines de nos catégorisations culturelles. Les amateurs ne pourront qu’apprécier ce dynamitage de ces chapelles et de ces écoles qui polluent l’amour du cinéma.
En définitive, Jacques Thorens, dans un livre passionnant, qui se dévore comme un bon film, nous livre à la fois une étude sociologique et historique d’un espace, d’une population et d’un moment. Sans formatage, sans effets spécieux, Le Brady est un ouvrage rare et précieux.
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© Yohann Chanoir pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 7 août 2016.