Pierre Combet-Descombes, Les Hauts Fourneaux de Chasse (triptyque), 1911, Huile sur toile, Panneau droit. © Musée Paul Dini, Villefranche.
Comment le travail a-t-il été choisi pour thème par le Musée des Beaux-Arts de Caen pour cette édition 2020 du festival « Normandie impressionniste » ? Et comment avez-vous délimité l’aire et l’étendue chronologique de l’exposition ?
La manière dont la thématique du travail a été ressaisie par les artistes entre 1870 et 1914 est restée peu explorée au cours des deux dernières décennies, depuis la parution du catalogue de l’exposition organisée à Dunkerque, Pau et Evreux en 2001, intitulée Des plaines à l’usine : Images du travail dans la peinture française de 1870 à 1914. Si le cadre chronologique est le même, le prisme choisi pour Les villes ardentes est cependant différent. Le thème du travail ne surgit certes pas dans la peinture à partir des années 1870 (il suffit de songer au Cheminot de Gustave Courbet, daté de 1845, ou de ses Casseurs de pierres quatre ans plus tard). Cependant avec le premier capitalisme, les modalités du labeur connaissent des mutations profondes, notamment dans les villes, à jamais transformées par l’industrialisation, la mécanisation et l’urbanisation. La vision du travail urbain tel qu’il s’observe en bas de chez soi, au coin de la rue, dans une attention aux horizons proches, ordinaires, a guidé la sélection des œuvres et la composition du parcours. Le choix a été fait, en outre, d’enraciner l’exposition dans la révolution impressionniste - la première à affirmer le principe d’une co-présence de l’artiste au monde réel -, pour mieux l’ouvrir à la mouvance naturaliste, tout autant qu’à la génération post-impressionniste, éclairant ainsi la manière dont la thématique du travail traverse les représentations, d’une sensibilité à l’autre et du champ des beaux-arts à ceux de l’affiche, du dessin de presse ou de la carte postale photographique.
Camille Pissarro, Le Pont Boïeldieu à Rouen, soleil couchant, temps brumeux, 1896. Huile sur toile. © Musée des Beaux-Arts, Rouen (d.p.t du musée d’Orsay)
Alors que l’impressionnisme et le post-impressionnisme sont la plupart du temps associés aux paysages et aux loisirs, l’exposition montre que les ouvriers furent, comme pour les réalistes ou les naturalistes, un thème important pour ces artistes, au-delà des représentations des fumées industrielles ou de l’activité des quais, plus souvent exposées. Comment les nouveaux motifs industriels contribuent-ils à renouveler la manière des peintres ?
En quête de sujets non pas simplement neufs mais modernes, ouverts sur la modernité économique et sociale de leur temps, les artistes impressionnistes et post-impressionnistes se sont attachés à dépeindre les faubourgs industriels, les forges, l’animation des ports ou des chantiers urbains (en lien, notamment avec le développement du réseau ferroviaire ou la construction du métropolitain), tous lieux marqués par la dynamique du capitalisme, que caractérise une production ininterrompue, servie par l’homme autant que par la machine. Lorsque Camille Pissarro se rend à Rouen en 1883, 1895, 1896 et 1898, c’est pour y chercher, à dessein, des « motifs de ville ». La proximité du port industriel et de la ville lui inspire des séries entières. Sous son pinceau, cependant, la figure du travailleur, quand elle est présente, se mêle volontiers à celle du badaud. Relativement rares sont alors les représentations d’ouvriers, observés par Gustave Caillebotte (Les Peintres d’enseigne, Les Raboteurs de parquet), Armand Guillaumin (Le Cribleur de sable), Claude Monet (Les Coltineurs), Alfred Sisley (Les Scieurs de long) ou Edgar Degas (Repasseuses), avant que la génération néo-impressionniste, Maximilien Luce et Alexandre Steinlen en tête, ne s’y attarde résolument, achevant de consacrer la naissance de l’art d’un regard social.
Armand Guillaumin, Le Cribleur de sable, 1891, Huile sur toile. © Association des Amis du Petit Palais, Genève.
Des peintres déjà très connus (Pissarro, Luce, Guillaumin…) fournissent plusieurs toiles de l’exposition mais celle-ci réserve également une place importante à Gaston Prunier, l’une des belles découvertes de la visite. Pouvez-nous le présenter et nous dire quelques mots de ce peintre havrais et de ses œuvres ?
Gaston Prunier (1863-1927) est un artiste – surtout un dessinateur et un aquarelliste – post-impressionniste que l’histoire de l’art a un peu oublié, alors qu’il était parfaitement intégré, de son vivant, aux sociabilités qu’on disait « indépendantes », puisqu’il exposait au Salon des Cent, au Salon des indépendants et à la Société nationale des beaux-arts, au côté d’artistes fauves tels que Matisse, Derain, Marquet ou Vlaminck. Natif du Havre, il cultivait une grande curiosité pour les sujets portuaires ; proche de Jaurès et sans doute socialiste lui-même, il s’intéressait aussi aux mondes du travail, de l’usine, des chantiers et des docks, qu’il a énormément peints dans le sillage du fauvisme. Grâce au cinéaste Nicolas Eprendre qui a localisé le fonds d’atelier de l’artiste, nous avons pu donner à voir une belle sélection d’œuvres de cet artiste dont les grandes aquarelles n’ont pas été montrées au public depuis plusieurs décennies.
Gaston Prunier, Le Caisson de la Cité, 1905-1906, Graphite et aquarelle sur papier. Collection particulière.
Des cartes postales photographiques dialoguent très régulièrement avec d’autres œuvres de l’exposition. Alors que les cartes postales représentant un lieu et des ouvriers au travail ne doivent pas être produites avec les mêmes intentions que celles d’un piquet de grève, quels étaient leurs différents objectifs ? Comment cette confrontation permet-elle d’enrichir la réflexion des visiteurs ?
C’est l’un des choix forts de l’exposition que de montrer ponctuellement des cartes postales photographiques d’usines, d’ouvriers et d’ouvrières ou de grèves, en regard des tableaux. Ces rapprochements permettent de voir ce qui rapproche et ce qui différencie ces deux types de représentations, leur circulation et leur porosité. Les cartes postales sont le fruit de la collaboration d’un éditeur commanditaire et d’un photographe (local ou envoyé spécial) qui joue en quelque sorte le rôle de reporter d’images. Le premier s’adresse au second pour qu’il lui fournisse des images de lieux (les usines) ou d’événements (les grèves et les manifestations ouvrières) destinées à être vendues au public le plus large possible. Il s’agit donc de diffuser les images d’une actualité ou d’une réalité économique et sociale, où d’autres acteurs sont également présents, parfois en sous-main, comme les syndicats (pour les images de grèves) ou les patrons d’industrie (qui veulent valoriser leur outil de production : les bâtiments, les équipements, les machines, le travail à la chaîne…). De son côté, le peintre est beaucoup plus libre. Il choisit ses sujets en fonction de ses propres motivations – qu’elles soient politiques ou esthétiques. Il plante son chevalet où bon lui semble, fait des croquis préparatoires à ses œuvres d’atelier là où le mène son inspiration. Les usines, à la flexion des XIXe et XXe siècles, ne sont pas toujours accessibles. Mais certains artistes ont réussi à y entrer et à en rapporter des œuvres naturalistes, visant à montrer les conditions de travail du monde ouvrier, entre héroïsation et dénonciation. Parfois, il est évident qu’ils ont aussi utilisé une documentation photographique (ou qu’ils l’avaient en tête) pour élaborer leurs sujets : les cartes postales qui, à la Belle Epoque, ont fondé une culture visuelle de masse, ont parfois joué ce rôle.
Les femmes sont omniprésentes dans l’exposition, témoignant de l’essor du travail salarié féminin mais aussi de sa diversité et de sa pénibilité. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre travail sur ce thème (sélection et organisation des œuvres, arbitrages éventuels ?)
L’augmentation de la population active féminine constitue un fait majeur de l’évolution du travail au XIXe siècle. L’exposition ne cherche pas tant à illustrer la diversité des métiers féminins qu’à privilégier quelques secteurs d’activité, autour du soin du linge (repasseuses) et de l’industrie textile (trieuses) notamment, afin d’éclairer la manière dont le labeur féminin, sortant du champ du travail isolé, dit « en chambre », pour rejoindre la concentration manufacturière, ouvre une rupture sociétale majeure : pour la première fois, le travail de la femme s’exporte hors du foyer. Si la mécanisation accélère l’embauche massive des femmes, les tâches manuelles restent pourtant nombreuses. La Scène de triage peinte par Joseph Gueldry en 1913 illustre la double réalité du travail des femmes : celles-ci accèdent en nombre à l’usine, mais aux emplois les plus subalternes, et pour un salaire moyen 43 % inférieur à celui des hommes. Rare témoignage du travail dans les manufactures textiles, la toile est présentée en regard des Tailleuses de faux-diamants de Jules Adler, qui constitue un regard unique sur un atelier proto-industriel, où les ouvrières sont maintenues à leur poste de travail, littéralement vissées à la machine.
Ferdinand Joseph Gueldry, Filature du nord, scène de triage de la laine, 1913. Huile sur toile. © La Piscine - Musée d’art et d’industrie André Diligent, Roubaix.
Jules Adler, Atelier de taille de faux-diamants au Pré- Saint-Gervais (intérieur d’usine), 1893, Huile sur toile. © Collection MAHB – Musée d’Art et d’Histoire Baron Gérard, Bayeux.
Si l’exposition comporte nombre d’œuvres particulièrement fortes, comme le triptyque de Pierre Combet-Descombes (Les Hauts-Fourneaux de Chasse – 1911) ou celui de Léonie Humbert-Vignot (Un jour de grève – 1910), une toile conservée au Musée de Saint-Etienne s’avère particulièrement intrigante, celle d’Ernest-Georges Bergès, Visite à l’usine après une soirée chez le directeur – 1901 : connaissons-nous son histoire (commanditaire, intentions….) ? Comment l’interprétez-vous ?
Exposée au Salon de 1901, achetée par la ville de Saint-Etienne trois ans plus tard, la toile d’Ernest-Georges Bergès représente la visite du directeur et de ses invités aux forges de l’Adour. Implanté en 1881 à Boucau, en aval de Bayonne, le vaste complexe sidérurgique reçut de nombreuses visites de grands personnages en villégiature à Biarritz, dans la tradition d’un tourisme industriel dont un journal local, Le Courrier, témoigne dès 1883 : « la visite des Forges de l’Adour devient aujourd’hui pour les nobles étrangers qui viennent se fixer sur nos plages un but d’excursion des plus agréables. » Si les conditions de la commande du tableau de Bergès restent mystérieuses, il est difficile de ne pas y déceler un regard acerbe, la traditionnelle visite du directeur, prétexte à une célébration convenue, se transformant en une risible montée au balcon, comme à l’opéra, d’hommes et de femmes en grandes tenues, venus au spectacle tant de la matière maîtrisée (la grande coulée, envahissant tout l’espace de sa masse incandescente) que de l’homme asservi (les ouvriers au torse nu, dont l’un, au premier plan, aide une femme à gravir l’escalier).
Ernest-Georges Bergès, Visite à l’usine après une soirée chez le directeur, 1901, Huile sur toile. © Musée d’Art moderne et contemporain, Saint-Etienne Métropole.
L’exposition présente quelques petites terres cuites de Jules Dalou, sculpteur particulièrement connu des étudiants et professeurs d’histoire-géographie. Quel était ce projet de monument au travail pour lequel elles avaient été créées ?
A la fin du XIXe siècle, Dalou qui était un ancien communard, auquel l’amnistie générale de 1880 avait permis de revenir de Londres à Paris, a décidé de concevoir un Monument au travail, qui était en fait un monument aux travailleurs – à tous les types de travailleurs : ouvriers, artisans, paysans, mineurs… Pour ce faire, il a produit des dizaines de petites esquisses naturalistes modelées en terre, dans lesquelles il a étudié les postures, les gestes et les outils de chacun de ces types caractéristiques. Faute de commanditaire et alors que se multipliaient les grèves, à l’aube du XXe siècle, Dalou n’a pas pu mener son projet à terme. Les pouvoirs publics qui, un temps, avaient montré une forme d’intérêt pour son projet monumental, voyaient désormais d’un œil plus circonspect l’érection dans l’espace public d’un monument dédié aux travailleurs, au moment même où la CGT les fédérait massivement et commençait à les organiser en entité vindicative et protestataire.
Jules Dalou, Terrassier chargeant, entre 1889 et 1898, Terre cuite, Petit Palais. © Musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, Paris.
Beaucoup des artistes exposés sont proches des anarchistes, des libertaires ; c’est notamment le cas de Steinlen et Grandjouan, au rôle particulièrement essentiel dans la dernière section (« la grève et les manifestations »). Comment mobilisent-ils leur art au service de la cause ouvrière ? Ces combats ont-ils, en retour, une incidence sur leur production ?
Des artistes ont été, en effet, acquis à la cause ouvrière. Ils appartenaient souvent aux courants libertaires ou anarcho-syndicalistes. Dès la fin du XIXe siècle, certains d’entre eux ont illustré des brochures anarchistes de Jean Grave, produit des affiches pour des journaux très ancrés à gauche. C’est souvent par l’illustration que ces artistes – Camille Pissarro et ses fils, Jules Grandjouan, Maximilien Luce, Bernard Naudin… – ont initialement mobilisé leur art, en répondant à des demandes de militants, d’organisations, d’éditeurs ou de patrons de presse engagés. Mais, pour certains, ils ont aussi nourri leur peinture de ces sujets, en y trouvant un moyen d’augmenter l’audience de leurs préoccupations puisqu’ils cherchaient ainsi à toucher les amateurs d’art, les visiteurs des Salons et les collectionneurs, et en voulant aussi renouveler le vieux genre dévalué de la peinture d’histoire, par des sujets modernes susceptibles de montrer la réalité sociale et économique de leur époque, c’est-à-dire là où ils estimaient que se tenaient désormais les combats et que devaient se livrer les batailles.
Maximilien Luce, Le Drapeau rouge ou La Bataille syndicaliste, 1911, Affiche. © Collection Dixmier
La présentation de l’exposition sur le site du Musée des Beaux-Arts de Caen
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