La mémoire et l’histoire, voilà un couple récent. Relisez le beau classique d’Henri Irénée Marrou, De la connaissance historique [2] : il n’en est pas question. Et pour cause, le concept de mémoire est alors ignoré. La mémoire apparaît dans le champ historique à la fin des années 70 du siècle dernier. Cette apparition peut être datée précisément de l’article de Pierre Nora "Mémoire collective" dans La Nouvelle Histoire [3]où celui-ci pressent la fortune du thème : "L’analyse des mémoires collectives peut et doit devenir le fer de lance d’une histoire qui se veut contemporaine". Lui-même montre l’exemple en animant un séminaire qui sera la matrice des Lieux de Mémoire [4], livre qui met aussi en place le couple Histoire-mémoire.
L’intérêt des historiens pour la mémoire est inséparable d’un mouvement de société de dimension internationale, dont les principales expressions sont l’émergence de différentes minorités et la prise de parole de groupes jusqu’alors ignorés et méprisés, le cas le plus spectaculaire étant celui des femmes. Derrière cet appel à la mémoire, s’exprime la volonté d’un rapport direct, affectif avec le passé, un passé idéalisé où tout ce qui gêne est occulté. Car sans aucun paradoxe, l’oubli est constitutif de la mémoire et une mémoire se définit autant parce qu’elle exclut que parce qu’elle retient. L’histoire obéit à une logique différente : elle prend obligatoirement de la distance par rapport au sujet qu’elle étudie ; elle ne peut se permettre d’oublier des faits importants, même si elle est en droit de classer et de hiérarchiser. Pour paraphraser Paul Ricoeur, elle a un souci de vérité, alors que la mémoire a un souci de fidélité.
Dans un premier temps, cette émergence de la mémoire a conforté l’histoire : si nous avons gagné notre combat pour lé défense de l’enseignement de notre discipline mené pendant la décennie 1970, nous le devons certes au dynamisme de notre association [5] et aux appuis qu’elle avait alors su réunir, mais ce nouveau climat y a largement contribué. Les anciens se souviennent des difficultés à se faire entendre pendant le début des années 1970, suivies d’une écoute de plus en plus attentive de l’opinion publique.
Ensuite, dans les années 1990, la mémoire a partout remplacé l’histoire ; nos sociétés n’évoquent plus qu’un devoir de mémoire et désignent sous une même appellation de plus en plus floue des phénomènes de nature très différente. Peut-on confondre une mémoire anthropologique faite de traditions et de coutumes difficiles à dater et une mémoire historique qui se réfère à des événements et à des périodes précises ? A l’intérieur même de la mémoire historique, les souvenirs d’un témoin ou d’un acteur qui a vécu une expérience forte, sont bien éloignés de la mémoire institutionnelle d’un groupe, d’une religion ou d’une nation, soigneusement élaborée à travers différents lieux de mémoire, entre autres musées, récits fondateurs, commémorations dont le but est d’assurer la cohésion d’une collectivité et le sentiment d’appartenance de ses membres. Aujourd’hui, le professeur d’histoire se sent cerné par cette invasion mémorielle.
La première mémoire, celle des témoins, pose rarement de problème, les enseignants sont nombreux à l’expérimenter depuis longtemps et savent le bénéfice qu’en retirent leurs élèves, mais tout autant notre discipline. Pour les événements les plus tragiques, seule la force du souvenir des rescapés permet de comprendre l’indicible et l’incompréhensible. Au-delà de ces situations exceptionnelles, la mémoire fait entendre d’autres voix, révèle d’autres réalités que l’écrit ne transmet pas. Même les déformations, les erreurs, les oublis inhérents aux témoignages sont significatifs et peuvent être objets d’histoire. Inversement, la mémoire a tout intérêt à se soumettre au regard historique : c’est la garantie de sa survie. L’histoire a en effet vocation à dépasser les particularités et comme toutes les disciplines scientifiques, elle établit un langage universel qui transcende les époques et les espaces différents.
En revanche, les mémoires institutionnelles et particulièrement les mémoires nationales peuvent entrer directement en conflit avec le travail historique, ne serait-ce que parce qu’elles utilisent le récit historique dans une ambiguïté où se mêlent réalités et légendes. Dans les pays nationalistes et à plus forte raison totalitaires, l’instrumentalisation de l’histoire est la règle ; c’est l’une de leurs caractéristiques. Mais même dans nos pays, la tentation est réelle d’utiliser l’histoire comme moyen de renforcer l’adhésion à la Nation, au moins pour l’enseignement obligatoire, d’autant plus qu’en France, le professeur d’histoire-géographie a généralement en charge l’instruction civique. Pourtant il faut résister à cette tentation et conserver à notre discipline sa vocation d’une connaissance rigoureuse et scientifique du passé. C’est la meilleure façon de préparer les citoyens d’une nation démocratique à affronter la complexité du vingt-et-unième siècle.
Philippe Joutard, Historiens & Géographes n°412, novembre 2010, tous droits réservés.
Photo : source APHG Picardie, 27 novembre 2010.