Marat « L’ami du peuple » Compte rendu / Révolution française

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Par Michel Cadé. [1]

Serge BIANCHI, Marat « L’ami du peuple », Paris, Belin, collection Portraits, 2017, 410 pages, illustrations, documents, notes, bibliographie, 25 euros.

Encore une biographie de Marat dira-t-on et l’on aura tort, car celle-ci, sans bouleverser totalement le sujet le renouvelle et, sans décevoir l’érudit, le met à la portée de l’étudiant ou du simple curieux. Reprenant le dossier, Serge Bianchi, en bon spécialiste de la Révolution française, veut porter le regard le plus objectif possible sur un personnage à la fois adulé et violemment décrié de son vivant et globalement victime, après sa mort, d’une de ces damnatio memoriae dont notre histoire a le secret. Certes, il ne tient pas tout à fait la promesse de construire une biographie de Jean-Paul Marat centré sur les documents et les sources, ce retour aux sources étant essentiellement fondé sur la lecture de L’ami du peuple complétée par le dépouillement des nombreux ouvrages consacrés au personnage, dont sa connaissance intime de la période l’amène à opérer un dépassement créatif.

Dix chapitres, deux sur la formation, au sens large, cinq sur le journaliste et le politique, les deux étant inséparables, trois sur le destin post mortem et l’historiographie du plus singulier des acteurs de la Révolution. Le projet est clair, tenter de dissiper les brumes, le plus souvent inquiétantes, qui empêchent de donner, aujourd’hui encore, à la figure de Jean-Paul Marat sa place dans l’histoire de la tempête révolutionnaire.

L’auteur commence par faire litière de la représentation d’un Marat, médiocre braconnier de la science de son temps. Ayant reçu une bonne éducation, médecin, parlant plusieurs langues, il est un digne représentant des milieux savants de la deuxième partie du XVIIIe siècle. Il se trompe parfois, toutes ses recherches n’aboutissent pas, et son goût de la polémique n’arrange pas les choses, mais il participe de l’esprit du temps. La publication des Chaînes de l’esclavage en Angleterre en 1774 montre une singulière maturité en matière politique. Il ne craint ni d’attaquer les idoles, Voltaire en 1777, ni de proposer des remèdes radicaux aux incohérences de la justice avec son Plan de législation criminelle proposé la même année, tout en publiant en médecine et en science, avec parfois des partis-pris erronées. A la veille de Révolution, Marat, qui a connu bien des déceptions, a derrière lui des ouvrages divers et de valeurs diverses, mais une véritable pratique de la réflexion politique et philosophique. Loin d’être le charlatan souvent décrit, il est un des hommes les mieux armés pour comprendre le nouveau monde qui prend forme à partir de l’été 1789, bien plus qu’un Danton, un Robespierre ou un Saint-Just.

Le Marat révolutionnaire est d’abord, pour Serge Bianchi, un journaliste, celui de L’Ami du Peuple, le plus politique des journaux de la période. Refusant de laisser distraire son lectorat par plaisanteries grossières, anecdotes ou conseils quotidiens, Marat, seul rédacteur de L’Ami du Peuple, son avatar, son double, entend être le guide du peuple au milieu des chausse-trappes de la Révolution. Imprécateur et prophète, il est, à travers son journal, un véritable agent d’influence refusant toute compromission et créant le journalisme d’opinion. Cette fougue sans compromis fait de Jean-Paul Marat un personnage souvent pourchassé, obligé de se cacher, de fuir en Angleterre. De retour en France, en avril 1792, il continue d’être, même pour des révolutionnaires de premier plan, difficilement fréquentable, il ne fait jamais bon refuser la langue de bois et le politiquement correct. Il est cependant élu député à la Convention. Montagnard, en bute à la détestation de la Gironde, qu’il a, dirait-on aujourd’hui, bien cherchée, menacé, diffamé, accusé devant le tribunal révolutionnaire, il fait preuve dans une certaine mesure de modération et se rapproche de Danton et Robespierre, rompt avec les Enragés, est acquitté par le tribunal révolutionnaire. Après avoir joué un rôle moins important que d’autres dans l’arrestation des Girondins, il tombe, le 13 juillet 1793, sous les coups de Charlotte Corday, l’émotion populaire est immense. Dans toute cette partie l’auteur expose les pièces du dossier. Citant des analyses et des jugements d’historiens contradictoires, il prend son lecteur à témoin, tout en lui indiquant une direction, un parti pris plus net eût peut-être été nécessaire. D’une certaine façon le chapitre consacré aux relations de Marat avec ses contemporains apporte un éclairage plus net à sa personne et le replace dans le mouvement de l’époque. La succession de chapitres diachronique et de chapitres synchroniques est habilement menée et ne gène pas la lecture tout en montrant dans la composition de l’ouvrage la même hésitation que l’on trouvait dans la formulation d’un avis personnel sur le personnage de Marat.

Les trois derniers chapitres, très instructifs et documentés, sont consacrés à Marat après Marat. L’histoire immédiate d’abord : se développe, après sa mort, un culte de Marat martyr de la liberté, que résume en un raccourci de génie La mort de Marat de David. Puis se met en place une diffusion à travers l’image, la chanson, le théâtre, l’onomastique, d’une geste de l’Ami du peuple. Paradoxalement cette abondance de manifestations d’un hommage républicain à Marat culmine avec sa panthéonisation, décrétée par les thermidoriens en un acte d’apaisement du mouvement sans-culotte d’un cynisme étonnant. L’analyse de l’événement est particulièrement bien venue mais eût mérité un approfondissement. Quatre mois après son entrée au Panthéon, Marat fut dépanthéonisé. Vient le temps des mythes et des légendes, le plus souvent à charge, mais, plus l’on s’éloigne du moment révolutionnaire, à décharge aussi, érudits, historiens, romanciers, auteurs de théâtre, cinéaste, peintres, chacun y va de son interprétation sans oublier la contre-légende de Charlotte Corday. Ce chapitre est passionnant en ce qu’il amène le lecteur à s’interroger sur son propre regard sur Marat. Un dernier chapitre fait retour sur l’histoire débarrassée-mais est- ce possible ?- de toute trace mythologique. Revenant sur le journaliste, le penseur social, l’intellectuel engagé à personnalité complexe, Serge Bianchi consent enfin, avec prudence, à dresser son portrait de Marat pour, en conclusion, nous offrir une dynamique de l’homme et de son œuvre.

L’ouvrage de Serge Bianchi fait, à la fois, le point sur la connaissance que l’histoire nous propose de Marat, dans des versions souvent contradictoires, et essaie d’en esquisser un horizon ici et maintenant. C’est un ouvrage précieux pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la Révolution française, pour ceux qui l’étudient un guide pour aller plus loin.

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© Michel Cadé pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 18/01/2018.

Notes

[1Professeur émérite à l’Université de Perpignan. Président de la Cinémathèque Euro-régionale – Institut Jean Vigo, archive membre associé à la FIAF (Fédération Internationale des Archives du Film). Membre du Conseil Scientifique pour le Mémorial de Rivesaltes- Mémorial de l’internement administratif en France.