Durant huit longues années, la guerre d’Algérie mobilisa près de deux millions de soldats français, appelés, réservistes, professionnels. Ces hommes constituent la dernière grande génération du feu. Cette expérience leur laissa une mémoire généralement douloureuse. C’est ce traumatisme que Jean-Charles Jauffret analyse grâce à un millier de témoignages directs recueillis au cours des vingt dernières années, témoignages recoupés avec les archives militaires, des fonds privés, des souvenirs publiés, des films.
L’ouvrage suit les hommes depuis leur incorporation jusqu’à leur libération. Toutes les phases préalables sont présentées, le conseil de révision, les sursis, les charivaris, les classes, les entraînements spécialisés. Des oppositions ponctuelles au départ sont enregistrées, notamment en 1955 et 1956 ; certains appelés se disent « déportés en Algérie ». Puis vient le départ en bateau, souvent dans des cales surchauffées. La découverte de l’Algérie, littorale et intérieure, le choc dû au dépaysement et à la beauté de la nature, aux senteurs inconnues, inspirent de belles pages. Les relations humaines avec les pieds noirs et les musulmans sont bien caractérisées. Les combats, comme l’embuscade de Palestro ou la bataille d’Alger, les péripéties politiques, telles le 13 mai 1958 et la semaine des barricades, font l’objet de développements précis. L’auteur accorde une attention toute particulière au vécu des hommes, à l’expérience militaire associant archaïsme et modernité, au baptême du feu, aux méthodes de l’adversaire, aux relations avec les civils et au rôle des instituteurs mobilisés.
Dans un chapitre intitulé « La pacification fait rage », il étudie les violences commises par les deux camps, tortures infligées par l’ALN ou par l’armée française, viols, en remarquant que la barbarie des uns n’excuse pas celle des autres (p. 142). Il n’oublie pas le cas des soldats insoumis ou objecteurs de conscience. Il décrit aussi l’isolement des hommes dans des cantonnements plus ou moins précaires : « le poste tient à la fois du bidonville, du retranchement et du camp scout » (p. 171). Il évoque la sociabilité masculine, l’argot en usage, le climat psychologique, même le sentiment religieux et la sexualité. Le retour s’effectue sans fanfare ; la réadaptation à la vie civile se révèle souvent difficile et certains ne parviennent pas à surmonter le traumatisme infligé par une guerre sans nom.
Le livre de Jean-Charles Jauffret se signale par la richesse des informations qu’il offre. C’est plus qu’une simple relation de la vie quotidienne stricto sensu car il comporte nombre de réflexions de fond sur les implications et le sens d’une telle guerre dans le contexte culturel de l’époque. Il faut aussi louer l’équilibre et l’honnêteté de l’étude qui ne cède jamais au manichéisme. La conclusion, en forme d’égo-histoire, apporte une délicate note d’émotion. Une réussite.
© Ralph Schor pour les services de la Rédaction d’Historiens & Géographes, 09/01/2017. Tous droits réservés.