Le Livre des 9 000 déportés de France à Mittelbau-Dora Compte rendu / Histoire contemporaine / Actualité

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Le film Colette vient de remporter, le 26 avril 2021, l’Oscar du meilleur court métrage documentaire. Il retrace la quête de Colette Marin-Catherine, sur les traces de son frère, résistant déporté en Allemagne en 1943. Elle est accompagnée par Lucie Fouble, bénévole et historienne à la Coupole d’Helfaut. Laurent Thiery, qui dirige les recherches à la Coupole sur les déportés à Mittelbau-Dora, a publié un livre-somme de 2.500 pages dont la revue Historiens & Géographes a publié le compte rendu en novembre dernier (ci-dessous, en ligne, rédigé par Emmanuel Menetrey). Un café histoire a également été organisé par l’association.

Laurent THIERY (dir.), Le livre des 9 000 déportés de France à Mittelbau-Dora. Camp de concentration et d’extermination par le travail, Préface d’Aurélie Filippetti, ancienne ministre de la Culture, Le cherche midi, avril 2020, 2 414 pages, illustrations, glossaire/lexique, index, bibliographie, 49 euros.

Les noms des 9 000 de Dora sont recensés et identifiables par un moteur de recherche sur le site de la Fondation pour la mémoire de la déportation

Fruit d’un travail de recherche initié en 1998, Le livre des 9 000 déportés de France à Mittelbau-Dora est le résultat d’une enquête collective de plus de 70 contributeurs : historiens, professeurs, documentalistes, responsables de musées ou d’associations... Elle donne naissance à un véritable monument de papier de plus de 2 400 pages.

L’image du monument n’est pas liée qu’à la dimension matérielle exceptionnelle de l’ouvrage. Elle renvoie à son ambition mémorielle, tout particulièrement liée au rôle tenu par l’Amicale Dora-Ellrich dans la naissance du projet.

Le préambule de l’ouvrage remettra utilement en perspective la formation et les évolutions progressives de cette institution et fournira un intéressant cas de départ à l’étude de certaines des mutations mémorielles traversées par la société française.

La farouche volonté des déportés à Dora de voir naître, dès octobre 1945, une amicale spécifique, notamment séparée de celle de Buchenwald, dont Dora fut un kommando jusqu’en septembre 1944, conduira à mettre en exergue les multiples spécificités de ce qui finit par devenir, en novembre 1944, le « complexe de Dora », regroupant à cette date 33 000 détenus. Sa structuration progressive est très précisément rappelée dans l’introduction : elle indique que le projet mémoriel de l’ouvrage s’adosse à une volonté scientifique mais aussi à une ambition pédagogique.

Ce programme s’articule particulièrement autour de l’approche prosopographique qui structure et définit le travail d’enquête. Un de ses objectifs majeurs était en effet de combler les lacunes « nées principalement du manque et de la destruction des archives issues du système concentrationnaire » pour « mettre en exergue des mécanismes jusque-là inexplicables » en multipliant « les parcours individuels par 100, par 1 000 » (p. XIII). À l’origine et au fil de la démarche se trouve donc l’individu. Dans le cadre d’une microhistoire démultipliée s’affirme la volonté de « rendre un visage » (p. XXII) aux déportés mais aussi, à partir du cas spécifique de Dora, « d’accroître la connaissance du système concentrationnaire » (p. XIII).
L’ouvrage tient remarquablement ces promesses.

Bien que particulièrement volumineux, il se révèle relativement maniable pour l’enseignant, par le classement alphabétique des notices biographiques ainsi que par l’index de "l’ origine des déportés à Mittelbau-Dora en fonction de leur lieu de résidence au moment de leur arrestation" (p. 2 379-2 401). Celui-ci est ordonné par départements français (selon la carte administrative en vigueur dans les années 1940) puis par pays d’origine. Chaque notice s’ouvre sur le nom et le prénom du déporté, en incluant le cas échéant son pseudonyme, en une référence fort explicite à la vie en clandestinité née de l’action résistante. Le matricule reçu à Mittelbau-Dora est ensuite reporté. Il précède la notice biographique en tant que telle, conclue par la mention des sources qui en ont permis la rédaction, occasion d’une intéressante réflexion pédagogique sur les méthodes et enjeux de la construction d’un savoir scientifiquement étayé. La grande précision des notices biographiques est éclairée par la présence d’un glossaire et d’un lexique réunis en fin d’ouvrage (p. 2 367 et suivantes). Ils sont complétés d’une liste des camps mentionnés (p. 2 375) et d’une carte des principaux centres du systèmes concentrationnaire nazi (p. 2 377). Lorsque cela a été possible, les notices sont complétées d’une photographie. Loin d’être cantonnées au rôle d’illustration, elles participent pleinement de l’ambition mémorielle du projet. Elles ont aussi l’immense intérêt historique et pédagogique d’incarner aux yeux des élèves le parcours de ces déporté.e.s. Elles sont enfin une très symbolique expression de la foisonnante réalité révélée par l’ouvrage. A ce titre, il est à noter que l’architecture éditoriale retenue échappe à l’écueil d’une apparente uniformité, non seulement par l’extrême diversité des parcours évoqués mas aussi par l’implication de l’équipe des rédacteurs. Tout en poursuivant un objectif commun et en se tenant à une démarche scientifiquement rigoureuse, ils et elles ont su apporter à l’ouvrage une diversité stylistique et narrative qui enrichit l’intérêt de sa lecture. La liste de ces auteurs, dont il convient de saluer le travail, est présentée à la fin de l’ouvrage (p. 2 409 et suivantes).

Il n’en reste pas moins que la masse considérable d’informations prodiguées a de quoi tétaniser au moment d’en concevoir les possibles usages pédagogiques. Les angles d’analyse retenus gagneraient certainement beaucoup à s’ancrer d’abord dans une approche locale et individuelle. Sa première qualité peut être de susciter l’attention du public scolaire par l’évocation de réalités spatialement proches de son vécu quotidien. Convenons cependant que le défi initial de l’enseignant sera de sélectionner au préalable les notices qui lui paraîtront les plus pertinentes au regard de ses objectifs et en fonction du public scolaire concerné. Sans nécessairement s’y limiter, l’approche locale pourra aider à circonscrire un panel de biographies tout en évitant le sentiment décourageant de ne pouvoir se repérer dans le flot de connaissances proposé par l’ouvrage. À défaut, et en dépit des outils de recherche offerts par l’ouvrage (noms, motifs d’arrestation, lieux de résidence...), on se heurterait de façon évidente à l’extrême difficulté de sa maniabilité pour un public scolaire. Elle peut d’ailleurs faire regretter qu’un outil numérique, par exemple doté d’un moteur de recherche multicritères, adossé à l’ouvrage, ne soit accessible aux lecteurs, et notamment aux plus jeunes d’entre eux.

Par-delà cette réserve pratique, on ne peut que se réjouir de la multiplicité des champs pédagogiques proposés : étude des modalités des déportations, analyse des formes de résistances à l’occupant et à ses collaborateurs, réflexion sur leurs pratiques de répression et de persécution... Autant de pistes conjointes permettant de rendre à l’analyse de ces notions toute la complexité qui les caractérisent et que les usages quotidiens de ces termes ont parfois tendance à ignorer.

L’ouvrage nous invite ainsi à constater la diversité des origines, des parcours, des actions, des engagements mais aussi des motifs d’arrestation puis de déportation : appartenance à une organisation de résistance, tentative de franchissement d’une frontière pour échapper au STO ou rejoindre les FFL, persécutions antisémites ou encore représailles collectives... L’épreuve de la déportation et de l’internement pourra ainsi faire l’objet d’une étude approfondie et respectueuse de la mise en exergue de réalités complexes, dans le cadre général du système concentrationnaire mais aussi à l’échelle des spécificités du camp de Dora. Identifier et expliciter ces nombreuses particularités pourra conduire, par une analyse comparative, à une réflexion plus globale sur le système concentrationnaire nazi. En ce sens, l’enjeu majeur de la réflexion sur la notion de déportation, affirmée dans l’introduction de l’ouvrage (p. XXVII) pourra être considéré.

Seront abordés « en miroir » et en synergie mécanismes et objectifs de l’appareil répressif et persécuteur nazi et de ses collaborateurs : conditions et motifs d’une arrestation méthodes d’internement, itinéraires des déportations, discipline concentrationnaire, conditions sanitaires, travail forcé, transports et évacuations, « marches de la mort »...

De par l’importance numérique des contingents de détenus politiques et d’opposants, l’utilisation de l’ouvrage pourra réserver une place particulière à l’étude de la geste résistante : origines sociales, formations professionnelles, motivations idéologiques, philosophiques ou religieuses, parcours politiques ou syndicaux, organisations, actions diverses, complexités de l’engagement individuel ou collectif …

L’ouvrage se révélera un outil très utile à la préparation du Concours National de la Résistance et de la Déportation. Il offrira aux candidats et aux professeurs les accompagnant une multiplicité d’exemples qui soutiendront de façon très pertinente leurs recherches et leurs démonstrations. À ce titre aussi, il peut donc trouver toute sa place dans nos établissements.

© Emmanuel Menetrey pour Historiens & Géographes n° 452, novembre 2020. Tous droits réservés.