Un livre, une histoire, l’Histoire
Tout livre, même dessiné, a une histoire. Celui-ci encore plus que les autres. En 2010, dans un lycée parisien, sont retrouvées des lettres et des photographies appartenant à une ancienne élève, Louise Pikovsky. Arrêtée le 22 janvier 1944, transférée à Drancy avec ses parents, elle est déportée à Auschwitz, d’où elle ne reviendra pas. Le destin de Louise et de sa correspondance épistolaire avec sa professeure de latin-grec est en soi déjà émouvant. Mais il l’est davantage encore par la suite. Retrouvées, les lettres sont lues, mises en valeur dans le lycée de Louise, où une plaque commémorative sur les élèves déportés a pu être posée. Elles ont servi ensuite à nourrir un webdocumentaire réalisé par Stéphanie Trouillard en 2017, auteure que nos lecteurs connaissent bien avec son très beau livre Mon oncle de l’ombre, sur son grand-oncle exécuté en 1944 par les Allemands. Elles sont devenues aujourd’hui une bande dessinée. On retrouvera d’ailleurs quelques-unes de ces lettres et photos à la fin de l’album.
La vie d’une jeune lycéenne parisienne
Née en 1932, Louise est une élève dont la maturité surprendra plus d’un lecteur. Non seulement par la beauté de son raisonnement, par son souci des autres, mais aussi par sa prescience en 1944 que son destin est scellé et qu’elle accepte avec une incroyable résolution. Louise est cependant une jeune fille, comme bien d’autres, avec ses amitiés, ses inimitiés. Elle est aussi une de ces élèves, toujours trop rares, qui saisissent la beauté d’un texte, qui s’accaparent l’enseignement donné, le questionnent, le transforment et lui donnent une plus-value. De fait cet album est aussi celui d’une rencontre, entre une élève et son enseignante. La classe n’épuise pas évidemment la vie de Louise. On plonge dans son quotidien, les repas avec la famille, les chamailleries avec les sœurs et son frère. Le dessinateur a su rendre le caractère spartiate du logement par les couleurs plutôt ternes (seuls les rideaux rouges sous l’évier cassent la palette chromatique). Il a su également l’enrichir par une foule de petits détails, ces « effets de réel » dont parlait Roland Barthes : le torchon qui enveloppe le pain (p. 23), le seau pour les détritus (p. 19) etc. Le sérieux du propos n’exclut pas l’humour. Nos lecteurs attentifs retrouveront le clin d’œil à Hergé et aux aventures de Tintin, une allusion référentielle typique de l’école belge.
La guerre en arrière-plan
Drame singulier en même temps qu’expérience collective subie par des millions de personnes, le destin de Louise n’est pas décontextualisé. Par petites touches, à la manière d’un impressionniste, le dessinateur place des éléments de contexte dans les planches. On y découvre un Paris bien sûr occupé, avec la présence de soldats allemands, un Paris déjà martyrisé par les bombardements (p. 49) mais aussi une capitale où la mort sociale de la population juive est mise en œuvre, avec le dessin bien connu d’une pancarte dressée devant un parc à jeux réservé aux enfants mais interdit aux Juifs (p. 34). L’album offre ainsi un résumé saisissant de la politique de collaboration des autorités avec les nazis : policiers français qui saluent, au détour d’une rue, une patrouille allemande, policiers français qui viennent arrêter Louise et sa famille pour les emmener à Drancy, antichambre de la mort, policiers enfin qui livrent les familles aux nazis. En quelques images, sans le renfort de cartouches, tout est montré, tout est dit. Ces images sont d’autant plus poignantes que les grands-parents de Louise avaient quitté la Russie pour échapper aux pogroms et qu’ils pensaient être libres, heureux, en sécurité. Le destin de Louise est aussi la mort d’une certaine idée de la République.
Un album à lire et à faire lire
Si l’intérêt de cette bande dessinée est naturellement d’ordre mémoriel, il nous semble que l’album joue un rôle tout aussi déterminant dans la pédagogie de la Shoah. Expliquer à des élèves aujourd’hui ce qu’est cet assassinant industriel de masse, n’est pas simple. Cela ne peut se réduire à une collection de mesures et de chiffres. Il est nécessaire d’incarner la « Solution finale », par des exemples précis. Comme le cinéma ou les séries télévisées, la bande dessinée dispose du pouvoir de l’image. À ce titre, en raison de sa richesse, cet album doit s’inviter dans nos pratiques.
Il y a d’abord l’empathie pour une jeune fille de leur âge. Il y a ensuite l’explication sobre et efficace de la mécanique implacable de la Shoah, de l’exclusion à l’arrestation puis à la déportation. La bande dessinée souligne également l’héroïsme au quotidien d’une enseignante, qui fait retirer à Louise pour la photo de classe, sa veste avec l’étoile jaune, car elle est « une élève comme les autres » (p. 45). On imagine la tranquille résolution de notre collègue qui, elle, n’a pas démérité de la haute idée que l’immense majorité du corps enseignant, hier comme aujourd’hui, se fait de la République.
Les larmes de notre collègue s’expliquent ainsi sans doute, pour ne pas avoir pu sauver une jeune vie si prometteuse et par là tout un monde. Qu’elle soit toutefois assurée et rassurée, grâce à elle, et grâce au travail des auteurs de cet album, au soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, Louise ne sera plus oubliée.
© Yohann Chanoir pour Historiens & Géographes, 30/04/2020. Tous droits réservés.