Dans ce livre, issu d’une thèse soutenue en 2011, notre collègue Thierry Hardier analyse une source directe de la Grande Guerre encore peu exploitée par les historiens : les traces rupestres. Ces milliers de graffiti, gravures et autres bas-reliefs (4 566 traces recensées) se situent dans les creutes (carrières souterraines) de Picardie. Ce gisement est d’autant plus intéressant à étudier que trois armées différentes (française, américaine et allemande) ont été abritées dans ces lieux entre 1914 et 1918. C’est dire la richesse de cette source dont Thierry Hardier nous livre une étude impressionnante, d’autant qu’en bon historien, il n’hésite pas à les confronter avec d’autres supports, notamment testimoniaux. L’auteur met d’abord en lumière les déterminants du fait rupestre (pratiques héritées d’avant-guerre, influence de la vie militaire). Ces traces situées dans des cantonnements, exposées à la vue, suscitent par ailleurs l’émulation, le mimétisme voire le dialogue entre les créateurs de ces signes, comme le soulignent leurs contenus.
L’identification y occupe une place majeure (45% du corpus). A contrario, la représentation des soldats et des objets liés au conflit est dix fois plus faible, une sous-représentation analysée comme le signe d’une volonté des soldats de sortir de la temporalité du front. De fait, une question, qui a longtemps fixé le débat historiographique sur la Première Guerre mondiale surgit : comment expliquer que les soldats ont tenu ? Cela conduit notre collègue à chercher les ressorts de cohésion en dépassant le débat contrainte/consentement. En confrontant ces traces avec d’autres sources, il dégage une pluralité de motifs. Certains sont connus, comme les traditionnels facteurs de socialisation (groupes primaires). Thierry Hardier montre aussi la force de l’esprit de corps, tant régimentaire qu’infra-régimentaire dans des belles pages appelées à nourrir des travaux futurs. Le sentiment national est peu représenté (9,4% des traces), mobilisant souvent des traits conventionnels. Une présence peu importante qui peut aussi s’expliquer par la localisation de ces traces, situées dans des espaces publics, et qui par conséquent suppose une dimension consensuelle. Les « béquilles des soldats », ces adjuvants leur permettant de tenir, ne sont pas absents. Si la foi est patente (6% du corpus), l’alcool et le tabac ne sont pas occultés, tout comme les femmes et le sexe (entre 4,8 et 5,8% des traces), expressions de frustrations et d’une « sexualité d’attente ». Les traces montrent un va-et-vient entre le front et l’arrière, entre la vie d’avant et la guerre, avec la reprise de motifs (cartes postales, illustrés). Le cantonnement dans les creutes a pu ainsi offrir un moment de stase, au sens où il a favorisé l’émergence d’une autre temporalité que celle du conflit.
La dimension comparative de l’étude souligne l’existence de thèmes communs à la société souterraine combattante malgré les différences nationales. Cette communauté de vie et de préoccupations rencontre une limite incarnée par les traces laissées par les Américains. 98,3 % de celles-ci sont l’œuvre d’une seule division. Les témoignages religieux y sont plus nombreux que ceux laissés par les Allemands et les Français (9,3% contre 1,7 et 1,4%), sans doute l’expression de l’appréhension de ces hommes attendant leur baptême du feu et de la vigueur de leur foi, notamment chez les soldats issus de l’émigration irlandaise. On le voit, Thierry Hardier propose aux lecteurs un livre qui mêle histoire sociale et histoire culturelle. Richement illustré, rédigé avec une plume habile, ce travail ouvre de nouvelles pistes à l’étude de la Grande Guerre. Il pourra également offrir à nos collègues enseignant en HGGSP l’exemple d’un patrimoine peu exploité et fort menacé.
© Yohann Chanoir pour Historiens & Géographes - Tous droits réservés. 31/01/2022.