Hugues Tertrais, Atlas de l’Asie du Sud-Est (Autrement, 2014, 2e édition 2019)

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Par Christine Guimonnet [1]

Outil précieux pour la préparation de la question de géographie du CAPES, cet atlas publié chez Autrement s’avère également très utile pour les collègues enseignant en collège et lycée : de nombreuses cartes actualisées permettent d’insérer cette région dans des études de cas de géographie et de traiter ainsi des nouvelles questions des programmes.

L’Asie du Sud-Est regroupe plus de 650 millions d’habitants répartis dans onze pays. Autrefois théâtre de conflits, aujourd’hui zone de croissance et aussi de tensions, cette Asie du contraste doit relever de nombreux défis : composer avec des héritages historiques et politiques variés ; s’accommoder de milieux naturels hétérogènes et parfois contraignants ; construire un développement économique à partir de fortes disparités nationales, se positionner face aux puissances majeures du continent.
Les analyses d’Hugues Tertrais, associées aux 80 cartes et infographies conçues et réalisées par Cécile Marin et Mélanie Marie permettent de mieux appréhender cette région, entre Inde et Chine, devenue un carrefour vital de l’économie mondiale. Structuré autour de quatre parties (l’émergence d’une région ; une mosaïque de situations ; croissance, développement, environnement ; les enjeux maritimes), l’atlas est complété par des repères sur les onze pays, une bibliographie/filmographie/sitographie ainsi qu’une chronologie.

Cette région aussi peuplée que l’Europe, cernée par les deux géants démographiques que sont la Chine et l’Inde, avait, au XIXe siècle, des dénominations qui faisaient référence à ces voisins aux influences multiples (Insulinde, Indochine …). Dans la première partie, Hugues Tertrais questionne l’identité d’une région, sans réelle unité apparente, mais composée de couches linguistiques, ethniques, culturelles successives et dont les traces les plus anciennes sont encore perceptibles avec des groupes très minoritaires. Nous sommes dans l’espace linguistique austro-asiatique et austronésien (ou malayo-polynésien). Deux cartes présentent clairement les grands empires depuis le Moyen Age ainsi que les empires coloniaux (le Siam étant le seul Etat à ne jamais avoir été colonisé) : on en discerne aisément les multiples traces tant dans le patrimoine archéologique que dans l’architecture urbaine. Les croisements d’influences, en particulier indienne et chinoise se retrouvent aussi dans les diasporas (p. 15) qui ont contribué à façonner la région.
Hugues Tertrais a choisi de développer un exemple de conflit localisé avec le temple de Preah Vihear, à la frontière de la Thaïlande et du Cambodge. Associé à d’autres documents, les cartes peuvent être insérées dans un corpus utilisable en spécialité HGGSP, autour des thèmes de la frontière et du patrimoine.
Avant de montrer que la région n’a été très récemment désignée par le concept d’Asie du Sud-Est, qu’elle fut un théâtre militaire, une zone de sous-développement avant d’être celle de la croissance économique, Hugues Tertrais analyse la partie médiane composée de trois entités : la Malaisie, Singapour et Brunei ont connu l’influence britannique, dans un espace qui intéressait également les Portugais et les Hollandais. L’East Indian Company a structuré la région au profit de l’Empire britannique et un archipel de ports a permis de diffuser son influence. Ces pôles sont aujourd’hui des poches de croissance, de richesse et de développement. Après la décolonisation et les bouleversements liés à la Guerre froide, l’ASEAN a fini par émerger et rassemble pratiquement tous les Etats de la zone. Ces derniers sont à la fois soucieux de leur propre développement, tout en essayant de peser face à leurs puissants voisins. L’interdépendance avec le Japon, la Corée, et la Chine explique qu’ils bénéficient des dividendes de la croissance mais aussi qu’ils absorbent les chocs en cas de récession ou de crise financière. L’ASEAN est la seule organisation régionale structurée en Asie et elle entretient des relations avec ses divers partenaires de dialogue (carte page 27). Le bras de fer commercial sino-américain a également un impact immédiat sur les économies de la région.

La deuxième partie détaille la mosaïque des situations, autrement dit la grande diversité d’une région qu’Elisée Reclus avait appelée l’angle de l’Asie. La carte montre que la mer a presque davantage d’importance que la terre ! La dernière partie de l’ouvrage est d’ailleurs dévolue à cette Asie aux pieds dans l’eau, émiettée en archipels et myriades d’îlots, aux terres échancrées par les golfes, rétrécies en péninsules et séparées par des détroits. Foules et déserts (pages 38-39) montrent les différences de répartition du peuplement et de densités, les contrastes entre des régions faiblement occupées et d’autres à la démographie galopante, avec des villes dévoreuses d’espace. Les déplacements de populations sont très anciens dans la région. Aujourd’hui, les mouvements migratoires sont ceux de l’exode rural mais aussi des flux internes à la zone, avec l’existence de pôles très attractifs pour les populations les plus pauvres (Philippins et Indonésiens s’installent en Malaisie ; Singapour a besoin d’une main d’œuvre non qualifiée). De très nombreux Philippins vont travailler dans les pays du Golfe. Et une partie des immigrants reste attirée par les Etats-Unis.
L’Asie du Sud-Est se caractérise par une grande diversité ethnolinguistique (page 33) et plusieurs systèmes d’écritures (page 32). Dans cette région carrefour, aux influences culturelles multiples, sources d’appropriations et d’apports (langues indiennes, chinoise puis européennes), on distingue toutefois six grandes familles de langues locales : les groupes sino-tibétain (Myanmar), Miao-Yao (groupes minoritaires dans la zones septentrionales laotienne et vietnamienne), Zhuang-Dong (groupe thaï), austro-asiatique (Vietnamien, Khmer, Muong), austronésien (malais et langues des îles de la Sonde, groupe indonésien et philippin) et indo-pacifique (papou). Dans les différents Etats, aucune langue commune n’est imposée à tous et des langues proches sont parlées dans des pays voisins (Thaïlande et Laos, Indonésie et Malaisie). L’anglais est devenu la langue de travail de l’ASEAN.

Les religions se répartissent en aires géographiques : bouddhisme du Myanmar au Vietnam, islam en Malaisie, Indonésie, Brunei et dans le sud de l’archipel philippin, christianisme aux Philippines. Il existe des frictions dans la partie méridionale de la Thaïlande, où vivent des populations musulmanes, contentieux lié à un contentieux frontalier avec la Malaisie hérité de la colonisation britannique. Le sort des Rohingyas, minorité musulmane installée au Myanmar (majoritairement bouddhiste) dans l’Arakan, victimes de violences répétées est particulièrement préoccupant. La notion de minorité ethnolinguistique doit être gérée non seulement par le Myanmar mais aussi par le Vietnam. Les cartes de la page 35 en montrent clairement la diversité, et on est là, avec les traces des héritages passés avec lesquels les gouvernements doivent composer : 14 de la population du Vietnam correspond à des minorités installées dans les hautes vallées septentrionales, comme les Hmongs, les Miao (qu’on retrouve aussi au Laos et en Chine), ou dans les plaines côtières du delta du Mékong (Khmers, Chams). Les populations minoritaires sont plus souvent marginalisées voire prolétarisées.
Les frictions religieuses qui se développent en Indonésie sont liées au développement d’un islam rigoriste, à un prosélytisme qui bouscule des équilibres longtemps demeurés stables. Un zoom cartographique sur l’Indonésie montre, dans un Etat où l’islam est dominant, quelques traces de l’hindouisme (Bali) et du christianisme protestant et catholique dans les îles orientales. Islamisé progressivement entre le XIIIe et le XVIIIe siècle, l’archipel indonésien est aujourd’hui le premier pays musulman du monde et les îles les plus islamisées sont aussi celles qui correspondent aux zones les plus actives (commerce et pêche).

Si la démocratie ne progresse que lentement, la diversité politique est visible dans les régimes politiques : on compte quatre monarchies (un sultanat et des monarchies constitutionnelles) et six républiques, dont deux communistes, une en transition au Myanmar après la dictature militaire, et malgré les élections, il reste des traces d’autoritarisme politique marquées, même si le rôle de l’armée en en recul. La Thaïlande est confrontée à une crise récurrente (cartes des élections législatives de 2011 et 2019 à la page 43), et qui ne faiblit pas, comme les actuelles manifestations d’hostilité au régime et au nouveau monarque le montrent. Paradoxalement, on est aussi dans une région où les femmes jouent un rôle politique, même si elles appartiennent toujours à des dynasties et tirent une sorte de légitimité électorale car elles sont filles, sœurs, veuves de dirigeants. En dépit d’une égalité des sexes très relative, on compte environ 20% de femmes élues dans les assemblées et elles jouent un rôle important dans les économies locales (agriculture et artisanat).

La troisième partie traite de la croissance et du développement. Plus que sur les cartes transposant des données très connues (production d’énergie, investissements étrangers, performances économiques, spécialisations et échanges, métropolisation) on s’attardera avec profit sur la région du Grand Mékong, un des plus longs fleuves du monde, qui peut faire l’objet d’une étude de cas en cours de géographie : ce fleuve partagé est surtout un enjeu vital pour le Laos, véritable château d’eau de la région et le Cambodge. Une carte est consacrée aux barrages de Nam Theun et une autre aux corridors de développement. L’analyse des économies parallèles et trafics illicites (pages 66-67) en particulier des drogues (opium et drogues de synthèse), mais aussi des produits de contrebande et de contrefaçon (vêtements de marques, médicaments) montre que ce « commerce gris » est extrêmement prospère, les réseaux criminels contrôlant également le trafic d’objets d’art, mais également celui des humains, la prostitution étant un véritable fléau, alimenté par la pauvreté endémique de certaines régions. Deux cartes sont également consacrées au tourisme régional et international : à un tourisme traditionnel en provenance des continents européen et américain, s’ajoute celui des Asiatiques, dont le niveau de vie s’élève. Ils partent désormais à la découverte de leur continent, qui offre des sites naturels et historiques classés, des vestiges archéologiques, mais aussi des stations balnéaires, et des mégapoles attractives. Le tourisme (actuellement mis à mal par la pandémie) génère d’importantes ressources directes et indirectes mais les pays ont plus ou moins bien investi dans ce secteur.

Les questions environnementales sont cruciales dans une zone très peuplée, où les effets anthropiques sont importants (surexploitation des littoraux, urbanisation croissante qui génère de la pollution). La déforestation est un problème majeur en particulier dans les îles de Sumatra, Bornéo et Sulawesi, en raison des plantations de palmiers à huile. Mais le réchauffement climatique met en danger les populations des deltas, déjà frappées par des inondations provoquées par les moussons. La région est en outre soumise à une forte séismicité, en raison des mouvements des cinq plaques lithosphériques. On compte de nombreux volcans en activité en Indonésie et aux Philippines, avec des coulées de boue provoquées par les éruptions. Cette zone intertropicale est régulièrement la proie de violents typhons qui ravagent régulièrement les habitats précaires, empêchant ainsi certaines populations de sortir de la pauvreté. Les risques naturels sont ainsi aggravés par l’anthropisation.

Myanmar, Thaïlande, Laos, Cambodge, Vietnam, Malaisie, Singapour, Indonésie, Philippines et Timor oriental ayant tous une façade maritime (seul le Laos est enclavé), on comprend aisément qu’une partie complète soit consacrée à cette question. La région est un des principaux carrefours maritimes de la planète, le détroit de Malacca permettant aux navires de transiter de l’Océan Indien à la mer de Chine. La carte des ports et activités marchandes montre en effet la prédominance des ports du sud-est asiatique dans le commerce mondial (Singapour dont le transbordement constitue 80% de l’activité, mais aussi Kuala Lumpur, Hong-Kong, Guangzhou, Shenzhen… puis, au-delà, les autres ports chinois, japonais, coréens). Le détroit de Malacca est cependant soumis à deux contraintes : sa faible profondeur interdit le passage des transporteurs dont le tonnage est supérieur à 300 000 tonnes de port en lourd, et la région est encore le cadre d’une activité de piraterie (pages 76-77) qui nécessite une surveillance maritime et la coopération des Etats. Si elle a faibli, elle n’a cependant pas disparu et se déplace vers le détroit de Singapour et la mer de Chine. Le grand nombre d’Etats, l’insularité, les péninsules et les îles partagées, mais aussi la présence des hydrocarbures off shore compliquent le tracé des limites maritimes. Les ambitions chinoises face à des Etats soucieux de défendre leur ZEE multiplient les risques de conflits de souveraineté.
Cette question des frontières maritimes, au cœur de la mondialisation et des enjeux géopolitiques, est étudiée à travers deux exemples : l’Indonésie (pages 70-71) et la mer de Chine méridionale (pages 72-73). La complexité de la question maritime indonésienne est évidemment liée à la structure géographique de cet Etat, éclaté en de multiples îles dont deux sont partagées, la plus vaste, Bornéo (ou Kalimantan) étant divisée entre l’Indonésie, la Malaisie et Brunei. Bordé au sud par l’Océan Indien puis par la mer d’Arafura, l’archipel, dont les îles méridionales sont séparées par des minuscules détroits, a également des sortes de mers internes qui servent de liens aux populations riveraines : celle de Java permet de circuler entre Sumatra, Java, Bornéo, et la partie orientale est occupée par les mers de Florès, de Banda, des Célèbes et plus au nord, des Moluques. Ces mers dites archipélagiques selon la Convention de Montego Bay, ne sont toutefois pas considérées comme intérieures et l’Indonésie doit donc permettre un droit de passage aux navires, un peu comme dans un espace aérien. L’Indonésie a trouvé des accords avec ses voisins, parfois assez tardivement et les frontières sont donc délimitées avec l’Inde (entre Nicobar et Aceh), l’Australie (la ZEE n’a toutefois été fixée qu’en 1997), la Thaïlande, la Malaisie, les Philippines, et avec le Timor. C’est avec la Chine, au niveau de la mer de Chine méridionale, qu’existent des contentieux liés aux espaces entourant les îles Natuna. La carte montre la différence entre le tracé du plateau continental accordé à l’Indonésie et celui qu’elle revendique, et qui permettrait un élargissement de la ZEE.

La carte de la mer de Chine méridionale montre très clairement les dissensions entre les Etats riverains et la multitude d’îlots et d’archipels éparpillés qui, même inhabités, font l’objet de disputes et dont l’aspect stratégique est évident : les Paracel, revendiquées par le Vietnam, sont occupées par la Chine depuis 1974, les Pratas, administrées par Taïwan, sont revendiquées par la Chine, les Spratley sont revendiquées par la Chine, le Vietnam, les Philippines, la Malaisie et Brunei. L’enjeu est énorme car il touche à la souveraineté et la ZEE, et dans l’esprit de chaque Etat, les hypothétiques ressources sous-marines. Les tensions maritimes et les incidents font l’objet d’une carte particulière (page 83), tout comme les hydrocarbures (gisements, gazoducs et oléoducs existants et en projet), ainsi que la pêche et les ressources halieutiques (pages 80-81). La question environnementale concerne donc aussi l’importance des zones de surpêche et les risques de pollution liés aux hydrocarbures.
La carte de la page 75 montre, avec la localisation des ports, l’ampleur du trafic maritime, plus de 100 000 navires y transitant chaque année. Le projet de percement d’un canal au niveau de l’isthme de Kra, s’il est ancien, n’est toujours pas concrétisé, en raison de l’opposition de Singapour, qui serait ainsi contourné, mais aussi des coûts, même si un financement chinois le rend moins hypothétique. L’impact géopolitique, à l’avantage de la Chine, explique également des réticences.
Indépendamment des conséquences de l’actuelle pandémie, il est évident que des projections pour les décennies à venir montrent que les pays de la région doivent se préparer à relever des défis et à gérer des déséquilibres. Parmi les plus importants, il y a la croissance démographique (entre 700 et 800 millions d’habitants) et urbaine, la métropolisation, la nécessité de résorber les inégalités et de réduire la pauvreté, le développement de l’ASEAN, et le positionnement face à une Chine dont la puissance et l’agressivité conquérante inquiètent.

© Christine Guimonnet pour Historiens & Géographes, 26/08/2020. Tous droits réservés.

Notes

[1Professeure d’histoire-géographie au lycée Camille Pissarro de Pontoise (95), Secrétaire générale de l’APHG