Artémise. Une femme capitaine de vaisseaux dans l’Antiquité grecque, par Violaine Sebillotte Cuchet Compte-rendu de lecture / Histoire antique

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Violaine Sebillotte Cuchet est professeure d’histoire grecque à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de l’histoire grecque de l’époque archaïque à l’époque classique, ainsi que de l’histoire des femmes et du genre. En mars 2022, elle fait paraître Artémise. Une femme capitaine de vaisseaux dans l’Antiquité grecque chez Fayard. D’après le récit d’Hérodote, Artémise était une capitaine de vaisseaux qui s’était illustrée à Salamine au Ve siècle av. J.-C., qui aurait également dirigé la cité d’Halicarnasse.

Par Noémie Lemennais. [1]

Cet ouvrage qui pourrait présager d’une biographie d’Artémise, que l’on verra impossible à réaliser, offre en fait un très beau prétexte à l’auteure pour mener une enquête beaucoup plus large sur le « monde grec » dans son ensemble à travers cette figure si particulière. Cette enquête porte aussi bien sur les aspects d’histoire des femmes et du genre, que sur le politique et sur les réceptions des mythes et discours construits autour d’Artémise et de ses compagnes grecques, témoignant plus largement des mécanismes de pensée en œuvre. Violaine Sebillotte Cuchet nous emmène à bord du vaisseau d’Artémise pour (re)découvrir le monde grec.

Introduction

L’introduction proposée est très riche mais aussi très utile pour les étudiants et celles et ceux qui s’intéressent à l’histoire du genre et à l’histoire mixte, comme témoigne son titre : « Pour une histoire mixte ». En effet, l’exercice de mise au point historiographique sur les apports récents dans le domaine de l’histoire mixte et les enjeux de celle-ci dans l’étude de l’Antiquité, est parfaitement réalisé. C’est aussi l’occasion pour l’auteure de rappeler la nécessité d’aborder un monde grec décentré d’Athènes, restée trop longtemps au cœur de nos études et de nos représentations.

Plan du livre

Le plan du livre est organisé en cinq « chapitres », chacun étant lui-même divisé en plusieurs parties approfondissant le thème général du chapitre.

Dans le premier chapitre« L’Artémise d’Hérodote » , il s’agit pour l’auteure d’aborder les mémoires multiples d’Artémise dans l’historiographie antique et moderne. Violaine Sebillotte Cuchet revient sur le débat autour l’existence d’Artémise en mentionnant les questionnements sur la nature même de l’œuvre d’Hérodote. Hérodote disait-il la vérité ? Artémise a-t-elle existé ? C’est en tout cas par son œuvre que l’on connaît son existence et c’est elle qui constitue la base des récits postérieurs reprenant la figure d’Artémise. C’est également Hérodote qui permet la transformation d’Artémise de femme en personnage héroïque digne de souvenir par sa participation au combat maritime. Après lui, la figure d’Artémise connaît une réception positive durant l’Antiquité, à l’exception notable de Plutarque, même si son souvenir est parfois éclipsé par celle que l’auteure appelle « Artémise II », la soeur-épouse du roi Mausole vivant quelques siècles après la première. On assiste à un redécouverte partielle d’Artémise au XXe siècle après une disparition des mémoires collectives à la fin de l’Antiquité. Cette redécouverte va de pair avec le développement d’analyses mettant au jour des polarités symboliques, homme/femme, grec/barbare, Artémise semblant en être la parfaite illustration.

Dans le deuxième chapitre « La nouvelle Amazone », Violaine Sebillotte Cuchet offre une réflexion très riche sur l’histoire des Amazones, leurs sources et la réception par les contemporains. Ce « détour » est nécessaire parce que la figure d’Artémise est parfois mise en parallèle avec celle des Amazones dans le cadre d’une réception variée et parfois contradictoire. Dans la première partie est dressé un panorama complet de l’histoire des Amazones dans le monde grec compris dans son ensemble et non seulement d’après le prisme athénien. De fait, ce dernier en fait des « illégitimes Amazones », image développée dans la deuxième partie de ce chapitre et insistant sur la victoire des Athéniens incarnés par Thésée face à des Amazones devenues des trophées sexuels. Cela n’empêche pas pour autant certaines femmes de se présenter comme les « filles des Amazones », notamment les Sauromates, qui auraient conservé les coutumes guerrières de leurs aïeules. Ainsi, en écoutant Hérodote évoquer Artémise, les contemporains pouvaient à la fois convoquer les souvenirs du logos sur les Amazones scythes, mais aussi le discours officiel athénien prononcées à Platées et célébrant la victoire finale des Athéniens sur ces combattantes (p.143). Toutefois, la principale différence entre Artémise et les Amazones repose sur le fait qu’Artémise était hellénophone et venant d’une cité grecque qui avait défié Athènes.

Le troisième chapitre « Artémise, une femme ordinaire » invite le lecteur et la lectrice à replacer la figure d’Artémise au sein des représentations plus générales des femmes grecques, et non spécifiquement athéniennes, s’il on veut comprendre toute l’importance de cette figure. De fait, l’auteure revient dans ce chapitre sur le renouvellement de la documentation qui apporte désormais la preuve que les représentations d’une femme intérieure et soumise relevaient du stéréotype. D’après l’historiographie contemporaine, ces stéréotypes s’expliquaient en grande partie par l’image de Pandore. C’est donc tout naturellement que la première partie s’intitule « Artémise, une fille de Pandore », une nouvelle filiation s’ajoutant à celle des Amazones. Or, le mythe de Pandore est lié aux mythes de origines et s’inscrit dans une politisation des mythes cherchant à expliquer en partie la place et le rôle des femmes, ce qui interroge finalement plus largement « le sexe et le genre », deuxième partie de ce chapitre. Violaine Sebilotte Cuchet rappelle ici toutes les spécificités du monde grec antique et des représentations découlant de celui-ci, bien éloignées de celles des lecteurs et lectrices d’aujourd’hui. Pour les Anciens, les qualités attribuées aux hommes et aux femmes ne dérivaient pas d’une différence essentielle qui aurait gouverné leur corps, mais plutôt d’associations, arbitraires à nos yeux, entre des valeurs portées par des éléments physiques (eau, air) qui produisaient de grandes variétés d’individus (p. 172). En plus de ces éléments, il convenait d’ajouter les éléments du divin. Ainsi, le discours d’Aristote sur la faiblesse des femmes apparaît à part, producteur de stéréotypes et surtout à ne pas généraliser en dehors de son cadre d’énonciation.

Ces éléments posent la question des « rapports de force », troisième partie du chapitre. Dans cette partie, l’exemple de Mania, considérée comme une autre Artémise, assassinée à la toute fin du Ve siècle, est convoqué pour permettre une comparaison entre les discours et la figure d’Artémise. Mania, bien que compétente dans son rôle de gouverneur à la suite du décès de son époux, était présentée dans nos sources comme dotée de qualités « féminines », expliquant son assassinat par son gendre, à l’inverse d’Artémise caractérisée, elle, par son andreia, qualité masculine. On voit se dessiner ici un changement progressif : pendant un temps l’inverse de la masculinité n’était pas la féminité, mais la couardise (p. 198 : « La polarité qui faisait sens était celle de l’anêr et du lâche (anandros), pas celle de l’anêr et de la gunê »). Au IVe siècle, l’injure de genre, qui apparaît, est transmise comme une norme qu’elle n’était pas à l’origine, notamment à travers Démosthène et reprise plus tard par Plutarque. On arrive donc à cette « fiction moderne » (p. 201) qui rendait impossible l’idée qu’une femme puisse accéder au pouvoir dans une cité grecque.

C’est justement cette particularité d’Artémise, femme hellénophone mais originaire de Carie, que l’on aborde dans le chapitre IV : « Artémise, une Grecque de Carie ». De fait, les catégories de Grecs et de Barbares font partie de la réception antique d’Artémise, mais elles renseignent surtout sur la variété linguistique culturelle et politique du « monde grec » qui s’entend comme monde égéen et non athénien. La figure d’Artémise est donc au cœur des fluidités des structures politiques et sociales en Europe et Asie, ces rives de la mer Égée, une région qualifiée par l’auteure de « middle-ground ». Artémise est aussi la fille d’une cité particulière, et ce chapitre offre l’occasion de faire l’histoire de ce monde grec situé en Asie. Artémise apparaît tout d’abord comme une référence prestigieuse pour la dynastie des Hécatomnides (p. 207), première partie de ce chapitre, dynastie ayant régné en Carie et sur Halicarnasse. C’est l’occasion pour Violaine Sebillotte Cuchet de revenir sur des exemples de reines au sein de cette dynastie replaçant Artémise dans une histoire plus large. Mais Artémise est également une fille d’Halicarnasse (deuxième partie), c’est-à-dire qu’elle est membre légitime de cette cité. C’est l’occasion de présenter cette cité, sa richesse et toute sa complexité en tant que « vieille cité grecque installée en pays barbare » (p. 236). C’est pourquoi, Artémise est une « héritière des traditions gréco-cariennes » (troisième partie), faisant d’elle une Grecque qui obtient légitimement le pouvoir et interrogeant finalement la place de ces compagnes dans ce monde grec.

C’est tout l’objet du cinquième et dernier chapitre « Les compagnes d’Artémise. Dynastes et citoyennes des cités grecques ». Ce chapitre est passionnant parce qu’il retrace les avancées historiographiques de ce que l’on a appelé longtemps « la place des femmes » dans l’histoire grecque invitant à ne pas considérer Artémise comme une exception. Il s’agit d’une excellente mise au point sur cet aspect. Dans une première partie, Violaine Sebillotte Cuchet revient sur les dynasties ordinaires et l’envergure des possibles pour ces femmes au sein de dynasties royales, tout en n’oubliant pas les échanges existant entre les différentes sphères d’influence de l’époque.

La deuxième partie intitulée « Des femmes en fonction dans les cités grecques des époques hellénistiques et impériale » aborde l’implication réelle et concrète des femmes dans la polis, longtemps considérée comme l’expression politique qui aurait (in)justement réduit la place des femmes à l’inverse des régimes monarchiques. Toutefois, c’est faire fi de l’exercice de charges publiques des femmes dans les cités postclassiques.

Finalement, il est nécessaire de s’interroger sur la délimitation de ce que l’on entend par « le » politique (troisième partie) afin de saisir au mieux la part des femmes dans cette entreprise. De fait, comme le rappelle Violaine Sebillotte Cuchet, la définition actuelle « du » politique à partir de nos enjeux contemporains met de côté les femmes de l’Antiquité. En reprenant les analyses de Pauline Schmitt Pantell, l’auteure rappelle le danger des anachronismes et de la nécessité d’interroger « le » politique pour les Grecs et non d’après nos yeux. Ainsi, un des éléments centraux est la notion de «  koinon » pour désigner la notion antique du commun, des pratiques collectives comme les banquets, sacrifices, de différentes natures et au sein desquelles les femmes avaient leur part à réaliser. C’était avant la mise en place de la polis qui participait à la construction d’un commun centré autour des institutions (assemblées, tribunaux…) et qui excluait de fait les femmes. Ce processus est long, il n’est pas hégémonique et ne doit pas être plaqué sur l’ensemble du monde grec à toutes les périodes. De plus, les analyses se concentrant sur cet aspect oublient la place fondamentale du religieux dans la société dans lesquelles les femmes intervenaient. Violaine Sebilotte Cuchet explique également les processus ayant conduit à une invisibilisation progressive des femmes comme citoyennes, notamment par l’usage du masculin pluriel ainsi que la réalisation de documents dans des contextes d’énonciation où les femmes étaient, de fait, exclues. Cela amène l’auteure dans une quatrième partie à dresser le portrait d’« Athéniennes aux commandes » montrant finalement tous les possibles de pouvoir que pouvaient exercer ces femmes très longtemps consignées à la passivité. Les Athéniennes pouvaient donc être : des maîtresses d’esclaves, des maîtresses de maison, exercer une certaine autorité politique comme prêtresses par exemple.

Conclusion

L’ouvrage se termine par un épilogue qui nous amène au terme d’un voyage permettant de reconsidérer une histoire grecque entre deux rives du monde égéen, l’Europe et l’Asie. Il y a encore plus de choses à découvrir dans ces pages que ce qui est écrit précédemment, mais il est important de ne pas tout révéler afin de se laisser porter par l’écriture.
Plus largement, Violaine Sebilotte Cuchet a réussi le pari de faire de l’histoire d’Artémise, présente seulement quelques lignes chez Hérodote, une histoire plus générale du temps qu’elle représente, se rapprochant ainsi du Saint-Louis de J. Le Goff, mais dans le cadre d’une approche renouvelée de l’histoire de l’Antiquité et avec le prisme de l’histoire mixte.
Pour reprendre les mots de Violaine Sebillotte Cuchet, « Le personnage d’Artémise, dont l’existence constitue un véritable fait historique, ouvre une brèche dans notre vieux récit sur les cités de l’Antiquité grecque.[…] En éclairant une femme si puissante qu’elle en est presque surréelle, c’est l’ensemble des femmes des cités, les riches, les pauvres et les esclaves, qui d’un coup prennent la pleine lumière » (p. 350).

© Noémie Lemennais pour Historiens & Géographes, 23/04/2022. Tous droits réservés.

Notes

[1Agrégée d’histoire en poste au lycée Maxence van der Meersch de Roubaix, Docteure en histoire romaine, membre du bureau de l’APHG NPDC et co-pilote de l’atelier géopolitique de l’APHG.